C’était une des expressions favorites de Jean-Pascal Delamuraz:«Aller à Canossa», c’est-à-dire s’excuser, s’humilier devant son adversaire. La perspective le fâchait. C’était l’époque où le radical négociait l’Espace économique européen et rêvait encore que la Confédération y jouisse du droit de codécision. Il fallut déchanter, l’Union européenne ne pouvant pas concéder à un Etat tiers ce qu’elle n’offre qu’à ses membres. C’est pourquoi, après avoir signé en mai 1992 l’accord EEE, que les milieux économiques réclamaient pour ne pas être exclus du grand marché unique en cours de constitution, le chef du Département de l’économie et son collègue René Felber, responsable des Affaires étrangères, exprimèrent leur volonté de faire adhérer la Suisse à l’Union européenne. Les deux ministres voulaient absolument préserver la souveraineté du pays en le plaçant à égalité avec les membres de l’UE. Cette manière fière de défendre notre indépendance dans un monde devenu interdépendant ne fut pas comprise, notamment par un entrepreneur du nom de Christoph Blocher, qui s’y opposa avec toute la virulente propagande que ses millions de francs lui permettaient. On connaît la suite.
Il n’est pas anodin que l’autre jour, invité par Le Temps et le Global Studies Institute de l’Université de Genève, Yves Rossier, secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères, ait utilisé l’expression «long voyage à Canossa». De 1990 à 1998, il a travaillé dans le sillage de Jean-Pascal Delamuraz. Il lui reste de cette proximité avec le conseiller fédéral vaudois une empreinte.
Les trois ans prévus par l’initiative ne suffiront peut-être pasà rétablir des relations dynamiques avec l’UE après la cassure du 9 février, a averti Yves Rossier. En ouverture de cette journée de réflexion sur l’avenir européen de la Suisse, il a expliqué pourquoi ce sera long et laborieux, frustrant et énervant.
Les contrats en vigueur avec l’UE ont une substance complexe très éloignée des «accords de libre-échange de grand-papa», a imagé le secrétaire d’Etat. Dans la plupart des cas, la Suisse a repris à son compte les solutions trouvées par les 28, parce que celles-ci conviennent parfaitement bien. Compte tenu de la densité des échanges, l’alignement sur les règles commerciales de l’UE est l’option la plus pratique, la plus rapide et la moins chère, puisque celles-ci évitent toute discrimination à nos marchandises. Avocat suisse établi à Bruxelles, Jean Russotto a résumé l’enjeu: «Il est illusoire de penser que nous pouvons travailler hors des conditions-cadres de l’UE.» Il faut donc veiller à ce que l’après 9 février ne devienne pas «un purgatoire économique».
Mais, pour négocier, il faut être deux, et malgré la densité des relations Suisse-UE (1,3 million de passages frontaliers par jour, plus qu’entre le Canada et les Etats-Unis), la disponibilité de Bruxelles sera mince. Le service des affaires extérieures a d’autres priorités, comme l’Ukraine, le traité transatlantique avec les Etats-Unis…
Si le vote contre l’immigration de masse agit directement sur nos voisins, qui étaient nos meilleurs alliés et nos ambassadeurs au sein de l’UE, il a également énervé ailleurs. Par exemple en Espagne, a relevé le secrétaire d’Etat. Pas tellement à cause des immigrés, mais plutôt parce que Madrid redoute qu’un arrangement à l’amiable avec la Confédération nourrisse chez les sécessionnistes catalans l’idée que l’UE est prête à négocier son cadre protecteur à qui le demande, sans conditions.
L’UE sait pourtant accommoder les intérêts divergents, elle pratique cela à longueur de journéeà Bruxelles. Négocier avec les 28 équivaut cependant à s’entendre avec tout un clan: ce n’est pas parce que deux ou trois membres de la famille ont donné leur feu vert que tous les autres vont suivre.
Le rapiéçage post 9 février sera tout autant ralenti par le front intérieur. Pour qu’Yves Rossier tricote des solutions, il faudra qu’il puisse s’appuyer sur un consensus entre Suisses. Un préalable qu’il ne sera pas aisé d’obtenir entre ceux qui crient «quotas, quotas» et ceux qui ne veulent pas sacrifier à cette incantation la voie bilatérale. Le secrétaire d’Etat est toutefois resté curieusement évasif sur les moyens que le Conseil fédéral pourrait mettre en œuvre afin de bâtir cette position commune.
Les partis du centre-droite seront sommés de choisir leur camp entre l’UDC, qui ne veut plus de la libre circulation des personnes, et le Parti socialiste, qui a remis sur la table la perspective de l’adhésion. C’est un paradoxe qui n’a pas été débattu, peut-être parce que aucun membre du Nomes ni du PS n’avait été convié à s’exprimer lors de cette journée de réflexion. Plutôt que d’aller à Canossa, la Suisse conserve, comme en 1992, la possibilité de s’installer à Bruxelles à la table des 28, en devenant membre de l’UE. Sans s’humilier. Il ne faut pas redouter de le rappeler.