Pénurie.La Suisse manque de médecins indigènes, et surtout de généralistes. Pourtant, le système de formation continue de broyer des centaines de vocations. Enquête sur un paradoxe, avant la votation du 18 mai.
Elle a toujours rêvé de devenir médecin. Généraliste, de préférence. Peut-être même dans une région périphérique. Hobbys, vie sociale, vacances, tout est passé à la trappe au profit de ses études. Mais rien n’y a fait. Trois tentatives et un échec définitif ont eu raison de ses ambitions. A l’image de cette étudiante, ils sont nombreux à avoir sacrifié une partie de leur jeunesse pour un objectif qui ne se concrétisera jamais. En cause, un système de formation draconien et extrêmement sélectif. La Suisse souffre pourtant d’une pénurie de médecins, annoncée et connue de longue date. Une contradiction que la classe politique a longtemps refusé de reconnaître. Aujourd’hui plus que jamais, l’offre médicale de base est mise en péril par l’avalanche de départs à la retraite des médecins et l’absence de relève. Si bien que la problématique a enfin trouvé place dans l’agenda politique.
Une votation peu contestée. Le 18 mai prochain, l’arrêté fédéral sur les soins médicaux de base sera soumis au peuple suisse. Son but? Assurer une médecine de proximité adéquate, accessible à tous et de haute qualité. Il vise ainsi à favoriser tant la médecine de famille que celle de l’enfance. Deux domaines qui, au vu du taux de maladies chroniques toujours plus élevé et de l’espérance de vie toujours plus longue, sont peu à peu devenus les piliers fondamentaux des soins de premier recours. Inscrit dans la Constitution, ce nouvel article 117a trouve ses origines dans le contre-projet direct du Parlement à l’initiative populaire «Oui à la médecine de famille», retirée par ses auteurs le 27 septembre 2013. Une enveloppe de 200 millions de francs devrait notamment permettre de revaloriser les prestations des médecins généralistes et des pédiatres, mais également de renforcer la formation universitaire et postgrade dans ces professions.
Pour l’heure, si le contre-projet se bute à une partie de l’UDC, il remporte cependant une quasi-unanimité. Du Conseil fédéral aux initiants, en passant par le Parlement, les cantons et les partis, l’entente est de mise.
L’enjeu ne se situerait donc pas au niveau de la votation elle-même, mais de son ordonnance d’application. «Il est prévu d’aller soutirer les fonds nécessaires dans le secteur de l’ambulatoire, qui est pourtant déjà déficitaire», réagit Charles Favre (PLR/VD), ancien conseiller d’Etat et médecin généraliste. «Par ailleurs, bien que nécessaire, ce nouvel article ne permettra pas à lui seul de pallier la pénurie de médecins.»
Quelques chiffres synthétisent le défi qui reste à relever: chaque année, environ 800 étudiants obtiennent leur diplôme de médecine humaine. Or il en faudrait de 1200 à 1300 pour combler le déficit actuel. Alors que près de 70% des traitements médicaux prennent place dans le cabinet du médecin de famille et de l’enfance. «Moins de 20% de nos étudiants s’intéressent à la médecine généraliste», note Henri Bounameaux, doyen de la faculté de médecine de Genève.
Les paradoxes du système. Face à ce manque, la Suisse a pris pour habitude d’engager toujours plus de professionnels venus d’ailleurs. En 2013, ils n’étaient pas moins de 9756 médecins détenteurs d’un diplôme étranger (soit 29,4% de l’effectif total). De manière plus précise, 38% des médecins exerçant au sein des HUG en 2012 étaient de nationalité étrangère (11% de Français, 21% UE et AELE et 6% d’autres pays). Une main-d’œuvre sans laquelle le système de santé suisse ferait long feu. Et pourtant, cette solution risque bien de ne pas survivre à l’éventuel retour des contingents, conséquence directe du vote du 9 février sur l’immigration de masse. Mais également à la récente demande de Jürg Schlup. Selon le président de la Fédération des médecins suisses (FMH), les médecins étrangers souhaitant exercer dans le pays devraient en effet se soumettre à un test de langue préalable.
Dès lors, une urgence paraît s’imposer: augmenter les capacités d’accueil dans les facultés de médecine. Cependant, elles aussi se heurtent sans cesse à de multiples obstacles. Politiques, tout d’abord. Mais également pédagogiques.
Couperet fatidique.«Si chaque université a une certaine latitude, elle reste toutefois tributaire de la politique, notamment quant à ses moyens ainsi qu’à ses capacités d’accueil», note Gregory Roeder, responsable du bachelor en médecine humaine (1re année) de l’Université de Neuchâtel. Malheureusement, à trop se focaliser sur les coûts de la santé, la classe politique, à Berne ou dans les cantons, peine à garder la réalité en vue. Résultat, alors que le nombre de places sur les bancs universitaires de même que dans les couloirs des hôpitaux devrait augmenter, l’accès aux études ne cesse de se durcir. «Au grand dam des universités qui n’éprouvent aucune satisfaction à devoir proposer un cursus aussi sélectif», précise encore Gregory Roeder.
C’est dans ce contexte que, le 18 mars dernier, un nouveau couperet fatidique est tombé. La Conférence universitaire suisse (organe commun de la Confédération et des cantons pour la collaboration dans le domaine de la politique des hautes écoles universitaires) a décidé de limiter une fois encore l’accès aux études de médecine. Pourquoi? Il y a trop de candidats! Trois mille trois cent dix personnes se sont inscrites en médecine humaine auprès des quatre universités pratiquant le numerus clausus, soit Bâle, Berne, Fribourg et Zurich. Or, ces quatre universités ne peuvent pas dépasser un total de 793 étudiants. Même constat du côté des trois autres universités. Avec 619 inscriptions pour 160 places, Lausanne est suivie de près par Genève qui, elle, a reçu 531 inscriptions pour 140 places. Loin d’être en reste, Neuchâtel a pour sa part compté 103 demandes pour 55 places.
Cruel constat, les vocations ne manquent pas, mais les facultés de médecine ne sont pas taillées pour y faire face. A moins d’augmenter de manière drastique leur capacité d’accueil.
Un tri trop radical. Cette insuffisance de places de formation anéantit le credo politique romand selon lequel la voie universitaire doit rester ouverte à toute personne détenant un diplôme de maturité fédérale. Les facultés de médecine de Genève, Lausanne et Neuchâtel n’ont donc pas d’autre choix que de pratiquer le système dit de «sélection renforcée». Le ratissage s’exerce tout au long des deux premières années, construites en modules focalisés sur les sciences dures, l’appris par cœur et le bachotage. Une méthode stricte et draconienne qui engendre de 30 à 50% d’échec. «De réels efforts ont toutefois été faits ces dernières années pour que les contenus de première et de deuxième années soient d’ores et déjà orientés “médecine” et pas uniquement sciences “dures” et “écœurantes”», intervient Gregory Roeder.
Quant aux facultés de Fribourg, Berne, Bâle et Zurich, elles pratiquent le numerus clausus. Un processus non moins rigide qui dispose toutefois, la sélection préuniversitaire une fois effectuée, de l’avantage de pouvoir fixer ses barèmes sur des critères d’exigence et non plus des quotas. En aval de ce test d’aptitude, le taux de réussite vogue entre 80 et 90%.
«Il n’en reste pas moins que l’examen est extrêmement rude et ne juge pas les connaissances médicales des étudiants, mais uniquement leur méthode de travail ainsi que leur capacité de concentration et d’analyse», nuance Jan Breckwoldt, coordinateur au sein du décanat de la faculté de médecine de Zurich.
Qu’il soit romand ou alémanique, le cap des premières années de médecine est teinté d’arbitraire et se franchit avec peine. «Aucune méthode n’est parfaite ni ne permet de savoir qui fera un médecin adéquat ou non, souligne Henri Bounameaux. Toute forme d’examen élimine sans doute des étudiants qui auraient fait de bons médecins, tout comme elle en garde certains qui finalement se révéleront médiocres.»
Bien que différents sur le principe, les cursus romands et alémaniques aboutissent donc au même résultat. Cependant, «un échec à Lausanne, ou un parcours réussi mais de manière difficile, reste un épisode traumatisant qui, à mon sens, laisse plus de traces que le numerus clausus des Alémaniques», note Luc Michel, psychiatre, psychanalyste et ancien responsable de la consultation psychothérapeutique pour les étudiants de l’UNIL et de l’EPFL. Mais une sélection efficace et respectueuse de l’individu existe-t-elle? «Nous pourrions imaginer instaurer un stage de six mois obligatoire, en amont de la formation», propose Marina Carobbio, conseillère nationale (PS/TI) et médecin généraliste.
Pas de place pour les plus frêles. Indéniablement, cette formation universitaire démarre tel un parcours du combattant où stress et pression psychologique mettent constamment les nerfs des étudiants à vif. Tous s’accordent toutefois sur un point: être sous tension est propre à la fonction de médecin. «Celui qui ne supporte pas le stress ne peut exercer cette profession», analyse ainsi Henri Bounameaux. Même son de cloche du côté de Charlotte*, étudiante en troisième année à la faculté de médecine de Lausanne: «Seules ont une chance de réussir les personnes dotées d’une certaine autodiscipline, qui savent prendre du recul et gérer la pression.»
Reste que ce début de formation, basé sur des critères rigides et restrictifs, ne laisse que peu de chances aux étudiants plus fragiles. «Il faut être prêt à mettre sa vie entre parenthèses au profit de ses études», remarque Maïa Alberte, 23 ans, ancienne étudiante en médecine, actuellement en sciences de l’éducation. Un sacrifice parfois cher payé. «Je n’avais plus aucune vie sociale, révisais de 8 à 22 heures tous les jours et perdais du poids à vue d’œil», témoigne Marie*, ancienne étudiante de médecine qui, après deux ans et un échec définitif, s’est redirigée vers le domaine de la psychologie.
Entre ceux qui essuient un échec définitif et ceux qui renoncent pour se diriger vers une autre profession, nombreux sont ceux qui ne vont pas au terme de leur cursus, sans qu’aucune étude ne quantifie l’ampleur du phénomène.
D’autres encore préfèrent quitter les bancs suisses afin de se former dans une université étrangère. Belgique, Roumanie, Hongrie, Lituanie. Entre les cursus francophones et les filières en anglais, le choix est large. Les Romands semblent souvent opter pour la Roumanie, où la formation peut se suivre en français.
Renforcer l’aspect relationnel. Conscients des failles du cursus, les responsables académiques mettent peu à peu sur pied des mesures d’accompagnement et de soutien. La faculté de médecine de Lausanne dispose par exemple d’un système de parrainage des étudiants de première année par leurs aînés de troisième année. L’aspect relationnel reste toutefois encore trop souvent mis de côté. En début de parcours principalement. «Nous faisons tout notre possible pour que la formation soit dotée d’une grande composante de contacts avec les patients», rétorque Pierre-André Michaud, vice-doyen de la faculté de médecine de Lausanne.
Des cours axés sur la communication et les relations humaines, des patients simulés, des journées de stage en cabinets et hôpitaux… Ces dix dernières années, les universités n’ont pas lésiné sur les moyens de renforcer les liens entre étudiants et patients. Une démarche entreprise notamment dans le but d’inciter les jeunes médecins à se diriger vers le domaine dans lequel la pénurie est la plus forte: la médecine générale. En effet, «le souci principal n’est pas tant le nombre d’étudiants que nous formons, mais le type de futurs médecins qu’ils deviendront», précise Henri Bounameaux. Chaque faculté est désormais dotée d’un institut de médecine générale et propose toujours plus de cours axés sur cette spécialisation. L’enseignement reste cependant non seulement très variable d’une faculté à l’autre, mais également parcellaire et discontinu au cours des six années d’études.
L’homogénéiser, tel sera l’un des défis du nouvel article constitutionnel. Dans l’intervalle, Genève offrira, à l’image des facultés de Lausanne et de Berne et dès l’année prochaine, un stage de plusieurs semaines à tous ses étudiants. Quant au Conseil d’Etat de Fribourg, il a pour sa part mandaté un groupe de travail chargé d’analyser la faisabilité d’un master orienté vers la médecine de premier recours.
Quelques promesses. Tous ces efforts resteront vains s’ils ne s’accompagnent pas de mesures propres, d’une part, à augmenter le nombre de places de stages en hôpitaux et, d’autre part, à améliorer l’attractivité des conditions professionnelles. «Afin de convaincre plus d’étudiants, les exigences principales à remplir seraient de permettre une installation en cabinet adéquate et de pallier la surcharge administrative de paperasse qui devient toujours plus lourde», explique Pierre-André Michaud. Reste à voir si la votation du 18 mai permettra d’avancer dans cette direction. «Certainement, mais cela aurait dû être fait il y a longtemps. Et, malheureusement, les effets ne seront sans doute pas palpables avant dix ou douze ans, soit le temps d’un cycle de formation», estime Gregory Roeder.
Pour l’heure, les facultés profitent de la marge de manœuvre qui leur est accordée. A l’automne 2014, Lausanne et Zurich ouvriront leurs portes à 60 personnes de plus, passant de 160 à 220 étudiants, respectivement de 240 à 300. Bâle et Berne suivront le mouvement une année plus tard et augmenteront leurs capacités respectives de 40 places. Au Tessin, les autorités politiques cantonales discutent par ailleurs de la création d’une faculté de biomédecine, qui abriterait un institut de médecine humaine, chargé de l’organisation d’un master correspondant. Cette faculté pourrait, en partenariat avec d’autres universités, former entre 60 et 70 médecins supplémentaires par année.
A terme, c’est donc un total de 200 places supplémentaires qui aura été mis à disposition des candidats aux études de médecine. Et Gregory Roeder de conclure: «Si les moyens sont donnés, les facultés et écoles de médecine seront les premières à augmenter de nouveau leurs capacités de formation.» Une promesse dont les conséquences positives ne se feront sentir que le jour où les efforts des autorités politiques seront moins timides que ceux déployés jusqu’ici.
* Prénoms connus de la rédaction
Pénurie de médecins
Au sujet de la votation du 18 mai, retrouvez notre dossier spécial regroupant toutes nos enquêtes sur la pénurie de personnel soignant sur www.hebdo.ch.
Salon de la formation
Un focus sur l’ensemble de la filière médicale
Depuis l’an dernier, le Salon de la formation, élément constitutif du Salon du livre et de la presse (à Palexpo, du 30 avril au 4 mai) a poursuivi sa mue décisive: un positionnement plus clair, axé sur le lien entre formation et emploi.
Dès lors, au-delà des présentations et exposants, écoles ou universités, il s’agit bien de mettre en lumière des professions et des filières d’avenir. L’édition 2014 a ainsi choisi de mettre un accent particulier sur les professions de la santé et des soins à la personne. Cela, en plus, au moment opportun d’un profond questionnement sur ces thèmes, à la suite de la votation fédérale sur l’immigration massive du 9 février dernier: frontaliers et étrangers sont en effet souvent très nombreux dans nos hôpitaux ou EMS.
Des débats (dont un, le jeudi 1er mai, sur la scène de L’Hebdo) permettront ainsi d’aborder aussi bien les filières les plus prometteuses que de faire le point sur celles qui existent déjà, profitant notamment de la présence active au Salon d’institutions comme l’Office genevois pour l’orientation, la formation professionnelle et continue (OFPC), des Hôpitaux universitaires de Genève ou de l’Aide et soins à domicile du canton de Genève (IMAD). Durant cinq jours à Palexpo, la scène du Zoom réunira aussi de nombreux et passionnants panels évoquant ces questions. Le programme complet est à retrouver sur www.salondelaformation.ch. CP