Analyse.La crise en Ukraine a suscité un nouveau nationalisme russe. Intellectuels et opposants s’unissent pour faire l’éloge de leur président.
Christian Neef et Matthias Schepp
Les prétentions russes en Ukraine ont suscité un nationalisme dont l’agressivité réduit au silence presque toute voix critique. Seul subsiste le point de vue officiel: à Kiev, une clique pro-occidentale entend détruire l’Ukraine avec l’aide des Américains et, à l’est du pays, ils sont des millions à s’y opposer héroïquement, des gens qu’il importe de soutenir.
Il n’y a plus de nuances, la propagande d’Etat est efficace. Et les médias suivent. «L’Ukraine mène une guerre contre son propre peuple», titrait la semaine dernière le journal Rossiskaïa Gazeta, quand le gouvernement transitoire de Kiev envoyait des troupes dans l’est du pays. «La junte de Kiev entend bombarder le Donbass», assurait pour sa part le quotidien à grand tirage Komsomolskaïa Pravda. «Les nôtres déplorent des morts et des blessés.»
Dans les rédactions de Moscou, il n’y a aucune enquête sur les informations fausses diffusées. Mais pas non plus sur l’origine des armes dont disposent les protestataires prétendument menacés de l’est de l’Ukraine.
Vladimir Poutine est un héros parce qu’il fait payer l’Occident pour les humiliations supposées de ces dernières décennies. L’ivresse nationaliste est telle que même les opposants à Poutine ne lui tiennent plus tête. Il y a deux ans, le ténor de la gauche Sergueï Oudaltsov et le blogueur Alexeï Navalny étaient, dans les manifs anti-Poutine, les plus féroces orateurs. Ils sont d’ailleurs aujourd’hui tous deux aux arrêts domiciliaires. Mais Oudaltsov a donné son soutien à l’action russe et à l’annexion de la Crimée: «Je suis partisan de la démocratie directe et je salue le référendum de Crimée, expression de la souveraineté du peuple.»
Alexeï Navalny n’a pas le droit de téléphoner ni de se servir de l’internet. Ce qui ne l’a pas empêché de faire savoir que, à son avis, «le geste arbitraire illégal» de Nikita Khrouchtchev en 1954 rattachant la Crimée à l’Ukraine avait humilié tout Russe normalement constitué. Et il consolait ainsi les Ukrainiens: «Au diable, la Crimée. A quoi vous sert-elle?»
Une intelligentsia divisée. Il est difficile d’être à la fois patriote et adversaire du Kremlin quand 80% de vos compatriotes applaudissent leur président. Ces temps-ci, toute voix critique fait l’objet d’une surveillance particulière. L’annexion de la Crimée et les affrontements dans l’est de l’Ukraine divisent profondément l’intelligentsia russe. Quelque 500 acteurs de la culture ont signé une lettre de soutien à Vladimir Poutine, parmi lesquels le chef d’orchestre Valeri Guerguiev. En revanche, les écrivains Victor Erofeïev et Ludmila Oulitskaïa ainsi que 900 autres artistes ont publié un manifeste qui condamne l’annexion et met en garde contre une guerre en Ukraine.
Présidente du parti d’opposition Plateforme citoyenne, Irina Prokhorova remarque qu’«on est presque revenu au temps des Soviets, quand toute discussion des décisions du gouvernement était interdite». Irina est la sœur de Mikhaïl, multimilliardaire et candidat à la présidentielle de 2012 où, avec son programme pour la démocratie et l’économie de marché, il a recueilli 8% des suffrages. Un succès d’estime. Irina Prokhorova voit dans l’annexion de la Crimée un «retour nostalgique au passé impérial. Hier, les gens d’opinions différentes se respectaient; aujourd’hui, même les amitiés éclatent. Une chasse aux sorcières a commencé. On s’achemine vers une guerre civile froide.»
L’historien Andreï Soubov, jusqu’alors professeur à la célèbre université MGIMO spécialisée dans les affaires étrangères, en a fait les frais: pour avoir comparé l’annexion de la Crimée à l’Anschluss de l’Autriche en 1938, il a perdu sa chaire.
D’autres, comme l’ancien patron de la TV Nicolaï Svanidze, sont plus prudents. Ils ne se voient pas comme des opposants mais comme les «tenants libéraux et démocratiques de l’élite politique». Svanidze juge que la Crimée est un territoire russe mais condamne la mode d’annexion, de même que les menées des forces pilotées par la Russie en Ukraine orientale. Il redoute un rideau de fer version light, la soviétisation de la politique intérieure et, à moyen terme, de graves problèmes économiques.
Pour savoir ce qu’en pensent les Moscovites, majoritairement libéraux mais silencieux, reste à se tourner vers quelques rares journaux que le Kremlin laisse s’exprimer parce que leurs tirages sont confidentiels et qu’ils ne touchent qu’une infime partie de la population. La Nezavissimaïa Gazeta écrit sans fard que même à Donetsk, dans l’est de l’Ukraine, la majorité est opposée à une annexion et que les protestataires y sont commandés par des Russes. Comme par miracle, ils ont pu ouvrir tous les dépôts d’armes, ils ont ainsi désarmé la 25e Brigade aéroportée de Dnipropetrovsk et disposent désormais de blindés et d’artillerie.
Le refuge des intellectuels. Le quotidien économique Vedomosti se montre encore plus critique. Fondé en 1999 en partenariat avec le Financial Times et le Wall Street Journal, il est devenu ces derniers mois la place forte de multiples intellectuels contestataires. Vedomosti n’obéit à aucune idéologie et n’est financé par aucun parti ni aucun oligarque. Il traite avant tout de thèmes financiers et il a des lecteurs dans tous les milieux en raison de ses informations boursières. Le journal dispose de sa propre équipe de chroniqueurs, historiens, théologiens, philologues installés au cœur même de la rédaction dans une enceinte de verre, entourés de bibliothèques où s’alignent pêle-mêle la Bible, des encyclopédies en anglais et les œuvres d’anarchistes russes oubliés. Cet «aquarium» est un des rares lieux de Russie où la politique du Kremlin est quotidiennement commentée avec finesse et à l’abri de toute censure.
Un pouvoir fou.«Nous nous sommes toujours politiquement situés au centre, explique le commentateur Nicolaï Epple, 37 ans. Mais maintenant que les hommes au pouvoir en Russie sont devenus fous, nous glissons automatiquement à gauche.» A l’époque soviétique, tout le monde savait que les annonces officielles étaient pure propagande et on en riait. «Mais aujourd’hui, ils sont nombreux à tenir pour vraies les informations sur l’Ukraine. Il se passe en ce moment quelque chose de terrible en Russie.»
Nicolaï Epple évoque «la voie particulière» que la Russie a déjà recherchée par le passé. «Depuis les années 90, la Russie s’éloigne de l’Europe, ce qui fait à nouveau de nous une civilisation insulaire.» Du coup, le Kremlin ne communique plus guère avec le reste du monde, il préserve son empire contre les prétendues attaques d’ennemis extérieurs. «Il tente de reconstruire un cordon sanitaire et, pour y parvenir, il se ceint de territoires économiquement en faillite ou déchirés par des conflits ethniques.»
«L’atmosphère devient toujours plus pesante, confesse Nicolaï Epple. Désormais, il faut du courage pour écrire que les nouveaux gouvernants de Kiev ne sont pas des fascistes. Tous les jours, je me demande qui saura stopper cette hystérie dans notre pays.»
© Der Spiegel
Traduction et adaptation
Gian Pozzy