Texte: Alexander Smoltczyk
Photos: Nicolas Righetti, rezo
Comme nul n’a entendu parler de sa patrie qui n’est reconnue par personne, hormis l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud, Evgueni Ouchinine s’est mis à apprendre les langues: le japonais, le portugais, le flamand et l’italien, sans parler du grec de Chypre, du turc et de l’arabe. Le roumain, le russe et l’allemand, il s’en souvenait du temps de l’école. Parfois, il entonne des chansons à boire japonaises et bulgares à la bibliothèque municipale en s’accompagnant à la guitare, parfois il traduit des mangas en russe. Mais sa patrie demeure désespérément inconnue: «Mes amis japonais confondent la Moldavie avec les Maldives.»
La Transnistrie ne mesure que quelques kilomètres de large. Coincée entre l’Ukraine et la Moldavie, elle ressemble à un lombric sur la carte. Etre Transnistrien est un défi quotidien. Avec sa compagne, la poétesse Viktoria Piletskaïa, le linguiste Evgueni Ouchinine constitue l’essentiel de l’intelligentsia de Tiraspol, la capitale la moins connue d’Europe. Avec ses 4163 kilomètres carrés (moins que le canton du Valais) et son demi-million d’habitants composé de Moldaves, d’Ukrainiens et de Russes qui se sentent surtout Soviétiques, le pays de la rive gauche du Dniestr a sa propre armée, sa Constitution, son hymne national et… un orchestre symphonique à la réputation enviable.
Le brandy est son premier produit d’exportation, en plus des câbles, des armes et surtout de sa main-d’œuvre. A la forteresse de Bender, au-dessus du Dniestr, se trouve le monument le plus visité du pays, dédié au baron de Münchhausen: c’est ici, paraît-il, que le mercenaire allemand se serait envolé à califourchon sur un boulet de canon. Qui sait? Dans ce pays délirant, tout est possible.
La capitale, Tiraspol, n’est pas misérable, les bus y circulent à l’heure, les caniveaux de la rue Gagarine sont proprets. Non loin du Club 19 se trouve le «quartier diplomatique» de Tiraspol, un étage peint en vert avec deux drapeaux à la fenêtre, ceux des républiques d’Ossétie du Sud et d’Abkhazie, elles aussi devenues indépendantes au terme de combats héroïques et tout aussi tentées que la Transnistrie de rejoindre le giron russe.
La Transnistrie existe – si l’on peut dire – depuis 1989, quand la république soviétique de Moldavie a supprimé le russe comme langue administrative pour le remplacer par le moldave. Un an plus tard, la Moldavie s’est déclarée indépendante, mais la partie orientale du pays, essentiellement russophone, voulait retourner au sein de l’URSS. Alors la 14e armée russe est intervenue. Depuis que la Crimée a retrouvé le giron de la Russie, l’espoir se fait jour qu’il pourrait en aller de même pour la Transnistrie. «Peut-être la Russie nous reconnaîtra-t-elle bientôt. Nous deviendrions une exclave russe comme Kaliningrad», imagine Oleg Chorschan, 37 ans, président du Comité central du Parti communiste local.
Dévotion à Poutine
La Transnistrie est le seul pays d’Europe à avoir conservé la faucille et le marteau en haut à gauche de son drapeau. Les services secrets s’appellent toujours KGB et le Parlement est le Soviet suprême, annoncé par une puissante statue de Lénine en granit. Mais pour Oleg Chorschan, assis sous un portrait de Staline et dont la sonnerie du téléphone reproduit l’hymne national soviétique, il est faux de parler d’une survivance de l’URSS: «Ce pays honore certes son histoire, mais il a autorisé des éléments capitalistes. C’est une forme mixte, comme on en voit aussi en Chine et en Biélorussie», les deux Etats qu’il érige en idéal.
Le Parti communiste est petit mais, avec son unique siège au Parlement, il appuie à 100% le gouvernement, tout comme deux autres partis du pays, Renouveau et Percée, qui rivalisent de dévotion pour Poutine. Aucun parti n’est opposé au divorce d’avec la Moldavie. En février, le président du Parlement a écrit une lettre à la Douma à Moscou, rappelant que le petit pays entendait toujours être accueilli au sein de la Fédération de Russie. Car si la Russie livre depuis des années son gaz à la Transnistrie, complète les pensions des retraités et n’a jamais retiré sa garnison de 2000 soldats, elle préfère laisser la situation dans le flou.
La ministre des Affaires étrangères de Transnistrie, Nina Chtanski, 37 ans, est un hybride de Monica Bellucci et de Sarah Palin. Vu que le pays est dépourvu d’à peu près toute relation diplomatique, difficile d’imaginer que son agenda déborde. Pourtant, malgré nos efforts répétés, son secrétariat invente jour après jour des excuses pour refuser tout entretien. Un soir, en revanche, un jeune homme musculeux attend avec sa limousine devant le monument aux morts en forme de char d’assaut russe T-40 de Tiraspol. Il dit s’appeler Alexander et vouloir parler. «Non, pas au café, plutôt dans la voiture.» Il travaillerait aux douanes et en connaîtrait un rayon. «Demandez toujours, certaines informations sont gratuites, d’autres non.»
Deux heures durant, Alexander tourne en rond dans le centre-ville désert de la capitale, entre le théâtre national et l’université et jusqu’à la distillerie de brandy Kvint. Il tresse des louanges à l’Etat pour ses accomplissements mais, jusqu’au bout, reste dans le vague quant à ses intentions. Au fond, qu’est-ce que c’était que ce bouton qu’il portait au revers de sa veste de cuir?
Le KGB passe pour l’institution qui fonctionne le mieux dans le pays, aussi nul n’a jugé utile d’en changer le nom. La presse est sous contrôle étroit, on espionne par-ci, on écoute par-là, on intimide et on menace. Le populaire Forum PMR sur l’internet a été bouclé, le seul bureau de journalistes indépendant aussi. L’autre institution qui fonctionne à merveille dans le pays se nomme Sheriff. C’est un groupe diversifié fondé par deux anciens policiers qui marche à fond de train. Un réseau de stations d’essence, une fabrique de caviar, une boulangerie industrielle et une chaîne de grands magasins s’appellent Sheriff. L’hôtel Rossija en fait partie, de même que la distillerie Kvint, le concessionnaire Mercedes, la radio Inter FM, le seul fournisseur d’accès Internet et le club de football Tiraspol.
Galipette toujours de saison
Nul ne semble voir un inconvénient à ce qu’une bonne partie des moyens de production nationaux soient passés de l’Etat aux mains d’oligarques. Le parti Renouveau est le bras politique de l’empire et, en la personne d’Igor Smirnov, il occupait la présidence du pays jusqu’en 2011.
Une rutilante Mercedes 500 bloque le trottoir de la rue Sverdlov. Elle appartient à Oleg Pankov, un ancien colonel en Afghanistan qui, après l’implosion de l’Union soviétique, a fait de l’argent avec des sex-toys. Son magasin «Intim» ressemble à une boutique de ferme sauf qu’en lieu et place de carottes et de maïs ce sont des vulves artificielles et des phallus grands comme des missiles qui trônent en vitrine.
«La Transnistrie n’est pas un pays riche, mais la galipette est toujours de saison», philosophe Pankov qui, en signe de bonne volonté, nous tend une pilule de «Seks President» tirée d’une boîte à l’effigie de Bill Clinton. Puis il ouvre une porte basse derrière le comptoir. «Entrez, je vous montre quelque chose.» L’arrière-boutique est tapissée jusqu’au plafond de drapeaux soviétiques, de toiles brodées «Prolétaires de tous les pays, unissez-vous!» et de bustes de Lénine: un reliquaire à la gloire de l’empire soviétique, à quelques centimètres des philtres d’amour «Hot Lady». «Mes affaires sont là-bas, mon âme est ici», dit-il en se frappant la poitrine.
En sortant de Tiraspol, on roule de vergers de pommiers en vignes fraîchement taillées. La frontière avec la Moldavie est invisible: pas de mur, pas de grillage, seulement le Dniestr et, de-ci de-là, un poste de contrôle décati. Des deux côtés du fleuve, on parle moldave, c’est-à-dire roumain, mais en Transnistrie on l’écrit en cyrillique. Le Dniestr décrit ici des méandres et des villages moldaves sont exclavés du côté transnistrien. On arrive au Poste N° 6, un des postes de douane les plus absurdes du continent. Deux Moldaves, deux Transnistriens et trois Russes y vivent dans la même baraque, soldats dans trois armées différentes. La structure fait partie de la Mission de l’OSCE pour la Moldavie.
En vingt ans de cohabitation, il n’y a eu qu’un seul incident mortel à la frontière: la nuit de Nouvel An 2012, une jeune Moldave avait franchi une barrière pour se réapprovisionner en gnôle. L’affaire avait mobilisé pour de longs mois la Commission de contrôle commune où siègent l’OSCE, la Russie, l’Ukraine, l’UE et les Etats-Unis.
© DER SPIEGEL traduction et adaptation gian pozzy
Nicolas righetti
Le photographe, né à Genève, est membre de l’agence Rezo.ch depuis 2001. Ses voyages à travers le monde, notamment en Asie, éveillent en lui un intérêt croissant pour les figures politiques mégalomanes et totalitaires. Son travail lui vaut de toucher plusieurs prix, dont un Swiss Press Photo et un World Press Photo.