ATTRACTIVITE. Les sociétés étrangères hésitent à s’installer en raison de l’incertitude planant sur les conditions-cadres. Le différend avec l’Union européenne sur les statuts fiscaux spéciaux cristallise toutes les craintes.
Le pays le plus compétitif de la planète? La Suisse. A la pointe de l’innovation et de la technologie, elle se plaçait, en septembre 2012, au sommet du classement du World Economic Forum pour la quatrième année consécutive. Le pays au taux de chômage le plus bas d’Europe? La Suisse encore, avec un petit 3%. Le «miracle suisse», comme on aime à l’appeler.
Aucun nuage alors au-dessus de la florissante économie helvétique, où les salaires et le nombre d’emplois ne cessent d’augmenter? Pas si sûr. Une série de signaux témoignent de la fragilisation de son attractivité. En juin dernier, par exemple, la promotion économique genevoise faisait un amer constat dans son bilan: seules 23 entreprises ont planté leur pavillon dans le canton l’an dernier, pour la création escomptée de 92 emplois d’ici à la fin de 2013. Un décompte bien morose par rapport aux 32,5 installations annuelles observées en moyenne entre 2002 et 2011.
La ruée de sociétés étrangères, accompagnées par leurs régiments d’expatriés aux portemonnaies bien garnis, semble appartenir au passé. «Le doute règne sur les conditions-cadres. L’économie n’aime pas le flou», indique Pierre-François Unger pour expliquer ce repli alarmant. Et le conseiller d’Etat chargé de l’Economie n’a pas tort: un épais brouillard stagne à l’heure actuelle au-dessus de dame Helvétie, qui capitalise depuis plus d’un siècle sur sa sécurité juridique et sa stabilité pour attirer les investisseurs étrangers.
Nébulosité. Ce flou s’explique d’abord par une conjoncture mondiale boiteuse et la cherté du franc qui plombent les exportations. La Suisse est aussi en proie à des pressions internationales sans précédent, notamment sur le secret bancaire et les statuts fiscaux spéciaux accordés à certaines entreprises étrangères. Des statuts qui sont actuellement au centre d’un véritable marchandage entre la Suisse et l’Union européenne pour fixer la date de leur disparition. Et au cœur d’âpres discussions entre la Confédération et les cantons pour définir de nouveaux arrangements qui seront tout aussi séduisants pour les sociétés.
Des tensions, la Suisse en subit encore de l’OCDE, qui mène une guerre aux multinationales usant de montages fiscaux pour payer très peu d’impôts. Un plan d’action sera d’ailleurs dévoilé ce vendredi à Paris.
Désormais, c’est aussi la menace d’un déluge de réglementations internes qui alimente la nébulosité ambiante. Observateur privilégié du tissu économique helvétique, le directeur général d’UBS Suisse, Lukas Gähwiler, déclarait début juillet: «Les Suisses décideront dans les prochains mois dans les urnes si le pays reste un site économique attractif pour les PME et les grandes entreprises. L’enjeu est la marge de manœuvre des entreprises et par là même la croissance et la prospérité à moyen et long termes.»
Après le triomphe de Thomas Minder dans son combat pour limiter les salaires abusifs des grands patrons, le peuple sera en effet amené à se prononcer sur l’initiative 1:12 en novembre. Un texte qui exige que le salaire le plus élevé d’une entreprise ne soit pas plus de douze fois supérieur à la rémunération la plus basse. Et pointent à l’horizon l’initiative pour un salaire minimum de 4000 francs, ainsi que celle lancée par l’UDC, «Stop à l’immigration de masse», et celle de l’organisation alémanique Ecopop, «Halte à la surpopulation». De plus, les Suisses voteront en 2014 sur l’extension de la libre circulation des personnes à la Croatie. Menaçant l’accès à la main-d’œuvre étrangère, ces trois derniers objets font trembler les milieux économiques.
Turbulences. Un véritable vent d’orage souffle sur la prospère économie helvétique, et la Suisse romande est en première ligne de ce front nuageux: les entreprises étrangères hésitent de plus en plus avant de s’y implanter. Si les visites de prospection sont toujours aussi nombreuses, «la concrétisation est de plus en plus incertaine, constate Jocelyne Pepin, cheffe de la promotion économique extérieure du canton du Valais. Par le passé, nous étions de fait une destination privilégiée.»
Le type de sociétés change aussi: liées à l’innovation, actives dans la recherche et le développement, ce sont désormais de petites structures qui s’installent dans la région. Ce qui démontre que, naguère véritable eldorado pour les multinationales, la Suisse romande n’a plus la cote auprès des grands groupes. L’état du marché immobilier d’entreprise l’illustre bien. «L’aménagement de sites de 5000 mètres carrés, c’est fini. Depuis deux ans, le marché a tourné. On assiste à une certaine frilosité de la part des multinationales, commente Jean-Jacques Morard, membre de la direction du groupe de Rham. Si la situation n’est pas alarmante, les prix des locaux ont tout de même chuté de 5 à 10% sur l’arc lémanique.»
Anticyclone fiscal. Pour Robert Danon, professeur de droit fiscal à l’Université de Lausanne, cette tendance à la baisse des implantations tient essentiellement à un facteur: l’incertitude qui plane sur la fiscalité des firmes. «Le plus important pour les grandes sociétés qui cherchent à s’implanter hors de leur pays d’origine, c’est la pérennité et la compétitivité du système fiscal. C’est donc en particulier ces deux défis que devra relever la prochaine réforme de l’imposition des entreprises, actuellement en gestation.»
L’histoire récente a mis en évidence toute l’importance que revêtent les impôts pour les multinationales. Certains services cantonaux pleurent encore l’abolition de l’arrêté Bonny, qui a contribué à un pic d’implantations dans la région au milieu des années 2000. Ce texte permettait aux entreprises d’obtenir jusqu’à dix ans de généreuses exonérations en cas d’installation dans des régions dites délaissées. UCB Farchim à Bulle, Monsanto à Morges ou encore Vale à Saint-Prex en ont notamment bénéficié.
Alors que l’abrogation des statuts spéciaux, cet anticyclone fiscal qui protège encore la Suisse, pourrait avoir des conséquences ravageuses, les acteurs institutionnels de Suisse romande ne semblent pas les percevoir. Tous répètent inlassablement le même discours: «Afin de nous adapter à la nouvelle donne, explique le directeur du Greater Geneva Berne area, Philippe Monnier, nous mettons surtout en avant depuis trois à quatre ans la multitude d’autres atouts que nous possédons.»
Ces avantages? Cadre de vie, main-d’œuvre ultraqualifiée, hautes écoles à la pointe de l’innovation, sécurité. «Une stratégie payante», pour le chef de la structure de promotion économique de la Suisse occidentale.
Cette dernière, qui a attiré et accompagné une cinquantaine d’entreprises étrangères dans les cantons de Genève, Vaud, Valais, Fribourg et Neuchâtel en 2012, serait même en train de générer un nombre record de sociétés intéressées par une implantation, selon Philippe Monnier. Reste à savoir si le nombre d’emplois créés suivra une tendance aussi positive.
Dans le Jura, qui a intégré la structure de promotion économique bâloise en 2010, le propos ne diffère en rien. Le ministre de l’Economie Michel Probst table sur un nombre d’implantations stable par rapport à l’année dernière. «Dans un canton industriel comme le nôtre, les entreprises étrangères s’intéressent avant tout à notre savoir-faire. Un élément qui n’est pas en danger.»
Tornade. Les avantages vendus à l’étranger par les promotions économiques éviteront-ils à la Suisse romande de boire la tasse? Jean-Michel Clerc, avocat au bureau Lexartis de Lausanne et spécialisé dans l’implantation d’entreprises, émet des réserves: «Lorsque vous avez une discussion avec une société, la première question concerne toujours les impôts. Pourquoi? Ce sont les directeurs financiers et les fiscalistes qui s’occupent des implantations. Si on ne parvient pas à les rassurer, ils vont voir ailleurs.»
Ailleurs, c’est au Luxembourg, en Grande-Bretagne, en Irlande, aux Pays-Bas ou encore à Singapour. Des pays aux taux d’imposition ultraconcurrentiels qui ont tôt fait de comprendre la situation inconfortable dans laquelle se trouve la Suisse. Depuis quelques mois déjà, des délégations viennent faire les yeux doux aux multinationales en place, leur proposant des solutions de repli.
Le spectre d’une vague de départs se propage. D’autant que certaines de ces sociétés peuvent délocaliser très vite. Quatre ans après son implantation à Zoug, le groupe texan Noble Corporation, spécialiste des forages pétroliers, annonçait il y a un mois le transfert de ses activités à Londres pour des raisons fiscales.
Conseiller d’Etat fribourgeois chargé de l’Economie, Beat Vonlanthen ne cache pas son inquiétude: «J’ai eu personnellement des contacts avec des patrons qui menacent de quitter le pays si la charge fiscale de leur entreprise augmente. Pour eux, c’est une question de survie.»
Pour la compétitivité romande aussi, il pourrait bien être question de survie. Si des sociétés en venaient à tourner le dos à la région, ce n’est pas un simple orage d’été qui s’abattrait sur elle, mais une véritable tornade dévastatrice.
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Le nombre de sociétés étrangères s’étant implantées dans le canton de Genève en 2012. Un chiffre en net repli par rapport aux 32,5 installations annuelles observées en moyenne entre 2002 et 2011.
5 à 10%
La diminution des prix de l’immobilier d’entreprise au cours des deux dernières années sur l’arc lémanique en raison de la baisse de la demande.
54
Le nombre d’entreprises étrangères attirées et accompagnées en 2012 par le Greater Geneva Berne area, l’organe de promotion économique de Suisse occidentale. Un chiffre quasi identique à celui de 2011.
320
Le nombre d’emplois générés à un an par les sociétés étrangères s’étant implantées grâce à l’action du Greater Geneva Berne area. En 2011, les firmes nouvellement implantées en avaient généré 450.