Reportage. La Birmanie se montre toujours plus ouverte, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur. Se pose cependant une question: le président Thein Sein est-il vraiment un réformiste?
Texte Aung Zaw
Photos Zalmaï
Quand l’avion a abordé sa descente sur Rangoon, j’ai remarqué que mon cœur battait différemment. J’étais à la fois calme et excité, puisque je rentrais en Birmanie pour la première fois depuis vingt-quatre ans.
A l’aéroport, un jeune douanier a souri quand j’ai tendu mon passeport. Il était assez bavard, me questionnant sur The Irrawaddy, le magazine que j’ai fondé en exil, demandant comment nous récoltions des informations venues de Birmanie. Avec un sourire rouge trahissant son addiction au bétel, il disait visiter notre site internet aussi souvent que possible. Dans la file derrière moi, les gens s’impatientaient.
C’était en 2012, quand les dirigeants birmans décidèrent d’ouvrir le pays et invitèrent les exilés à rentrer. Comme bon nombre de ces derniers, dont les noms figuraient sur la liste noire du régime, je rentrai chez moi pour la première fois depuis deux décennies, avec un visa de journaliste de cinq jours délivré par le Ministère de l’information.
En regardant cette ville où j’avais passé les vingt premières années de ma vie, je fus frappé de voir combien elle avait changé depuis 1988. A l’époque, Rangoon était en plein soulèvement, il y avait des soldats partout, des coups de feu, du sang ruisselant dans les rues. La peur et l’anarchie s’étaient emparées de l’ancienne capitale. Alors, avec bon nombre de mes collègues, il avait fallu quitter la ville.
Même durant mes années d’exil, je n’ai en réalité jamais vraiment quitté la Birmanie. Nuit et jour je l’avais dans la tête. Je suivais de près les événements depuis la Thaïlande, j’écrivais des papiers sur les développements de la situation, d’abord pour des journaux thaïlandais et internationaux, puis pour The Irrawaddy, magazine fondé en 1993. Je me rendais régulièrement à la frontière entre les deux pays, parfois je me glissais en territoire rebelle pour avoir une perspective différente de ma patrie. J’ai beaucoup appris sur le conflit ethnique qui continue d’accabler la Birmanie.
En tout cas, mon rêve était d’y revenir un jour sans peur: comme beaucoup de mes concitoyens, je voulais voir mon pays délivré de la dictature militaire, jouir de la paix et de la liberté. C’est pourquoi, dans mes rêves, je retournais sans cesse dans ma famille et ma maison de Rangoon. Mais ces rêves viraient systématiquement au cauchemar quand je me retrouvais cerné par la police secrète et les indics.
Ma grand-mère octogénaire, qui vit avec moi en Thaïlande, était affolée quand j’ai obtenu le visa pour rentrer en Birmanie. Elle me suggérait de chanter des sutras bouddhiques pour éloigner toute éventuelle infortune. Comme la plupart des Birmans, elle se méfie profondément des autorités. Même deux ans après ma première visite – et j’en ai fait plusieurs depuis –, je pense qu’elle a raison: la Birmanie n’est toujours pas libérée et nous allons vers des temps très difficiles. Peut-être qu’en chantant des sutras bouddhiques, j’éviterai d’insidieuses menaces.
En 2011 et 2012, le gouvernement réformiste de l’ancien général Thein Sein a progressivement ouvert le pays, libéré des centaines de prisonniers politiques, engagé des négociations pour légaliser les syndicats et lever la censure. Il a tendu la main aux groupes ethniques insurgés qui exigeaient leur autonomie, la liberté et l’égalité.
Aung San Suu Kyi : le piège se referme
En août 2011, Thein Sein a aussi invité dans la capitale Aung San Suu Kyi, lauréate du prix Nobel de la paix, qui a passé quinze des vingt-deux dernières années aux arrêts domiciliaires. Elle se montra très prudente durant cette première rencontre avec le président. Normal, pendant des décennies elle avait vu la clique au pouvoir violer ses promesses. Mais, à sa grande surprise, le président l’accueillit avec chaleur, prodiguant des hommages à son père Aung San, un héros de la lutte anticoloniale des années 40. Il insista pour que tous deux posent pour la photo devant un portrait de son père. La presse du monde entier accueillit ce premier dialogue avec circonspection.
Les semaines suivantes, Aung San Suu Kyi informa ses collègues de l’opposition qu’il était temps de prendre au sérieux les promesses de réformes du président. Elle obtint l’enregistrement officiel de son parti, la NLD (Ligue nationale pour la démocratie), et annonça qu’elle entendait le voir prendre part aux élections parlementaires partielles du 1er avril 2012. La NLD remporta 43 des 44 sièges en lice, un raz-de-marée électoral et le signe que ce parti peut obtenir une victoire retentissante aux élections générales de 2015 si elles sont libres et justes.
Depuis lors, les gouvernements occidentaux ont levé ou allégé leurs sanctions à l’encontre de la Birmanie. Barack Obama fut le premier président en exercice à se rendre dans le pays, en 2013, et fit l’éloge des réformes. A coup sûr, son intention était de détacher la Birmanie de l’orbite chinoise. Toujours est-il que le geste précipité des Américains a ouvert les vannes: depuis, beaucoup de chefs de gouvernements occidentaux sont venus en visite officielle dans ce pays naguère paria, renforçant ainsi la légitimité du gouvernement.
Mais la question demeure: qui est Thein Sein? Est-il vraiment un réformiste? Vu la culture du secret qui imprègne le régime militaire birman, il est très difficile d’estimer dans quelle mesure il permettra à l’ouverture actuelle de se poursuivre. Mais la biographie de Thein Sein présente quelques indices. Fils de paysans du delta de l’Irrawaddy, il est diplômé de l’Académie militaire en 1968. En 1991, il devient ministre de la Défense, ce qui le met au contact de l’élite militaire du pays, dont le dictateur Than Shwe, au pouvoir jusqu’en 2011.
Peu à peu, Thein Sein émerge comme la face présentable du régime birman dans les rencontres internationales. En 2009, à l’Assemblée générale de l’ONU où il défend la politique de la junte, les diplomates le qualifient de calme mais persuasif. En 2010, Thein Sein retire l’uniforme pour prendre la tête du parti au pouvoir, qu’il mène à la victoire au terme d’élections qualifiées d’imposture par la plupart des observateurs internationaux. Il s’affiche alors comme le premier chef d’un gouvernement ostensiblement civil en Birmanie depuis quarante-neuf ans et annonce vouloir préparer la Birmanie à la transition vers la démocratie.
Toutefois, pour beaucoup de détracteurs du régime que j’ai rencontrés en Birmanie, le gouvernement Thein Sein est le rejeton du régime répressif précédent. Certains de ses anciens maîtres sont toujours au pouvoir, ils ont simplement changé de costume.
Aung San Suu Kyi siège désormais au Parlement, mais des voix critiques disent qu’elle s’est intégrée au système, qu’elle serait bien plus efficace si elle conduisait sa politique au-dehors. Il faut dire que le temps de la lune de miel avec le régime est passé. La lauréate du prix Nobel a annoncé que son parti prendrait part aux élections de 2015, elle met en doute les réformes et demande au gouvernement d’amender la Constitution. Car ce texte comporte un article 59F rédigé uniquement pour elle: il énonce que le conjoint et la progéniture d’un candidat à la présidence ne doivent pas avoir d’allégeance à un pouvoir étranger (son défunt mari, Michael Aris, père de ses deux fils, était Anglais, ndlr). Comprenant qu’il n’est pas possible de modifier la Constitution, Aung San Suu Kyi revient devant le peuple et organise des manifestations. Elle est tombée dans un piège.
Clairement, les réformes en Birmanie sont au point mort. Les militaires sont toujours là et bien des Birmans me disent que le gouvernement Thein Sein a désormais montré son vrai visage. Tous ces Birmans qui chantent des sutras bouddhiques ne suffiront pas. La Birmanie n’est toujours pas libre.
Traduction et adaptation Gian Pozzy
Le photographe
Zalmaï
Né à Kaboul, Zalmaï quitte l’Afghanistan en 1980 après l’invasion russe. Il rejoint alors Lausanne, où il étudie la photographie pour ensuite pratiquer en free-lance autant en Europe qu’aux Etats-Unis et en Asie. Son travail est régulièrement primé sur le plan international.
L’auteur
Aung Zaw
Aung Zaw est un journaliste birman. Il est le fondateur et l’éditeur du magazine The Irrawaddy (lancé en 1993), basé en Thaïlande et actif en Birmanie depuis la réouverture du pays.