Portrait. Qui est vraiment Andreas Meyer? L’homme qui saura relever le défi de la mobilité ou un simple manager braqué sur les chiffres? Les deux!
La scène s’est produite le 18 septembre dernier, dans un Intercity qui s’arrête en rase campagne entre Berne et Olten. Le retard s’accumule vite: vingt minutes, une demi-heure, trois quarts d’heure. Puis une voix surgit dans les haut-parleurs: «Je suis Andreas Meyer, le CEO des CFF. Je suis bloqué dans le même train que vous et m’excuse des désagréments que cette panne vous occasionne. Mais sachez que les CFF ne commettent chaque jour que 17 erreurs sur 500 millions de mouvements dans les centres de régulation du trafic. Nous arriverons à Olten dans dix minutes. Bonne journée malgré tout.»
L’anecdote résume bien le style du président de la direction générale des CFF. Andreas Meyer est un homme du front: il assume, y compris dans les moments où d’autres préféreraient disparaître six pieds sous terre. A vrai dire, il n’a pas le choix. A l’instar du président de la Confédération, Didier Burkhalter, ou de l’entraîneur de l’équipe suisse de foot, Ottmar Hitzfeld, il est exposé à une critique permanente. Le prix des billets augmente alors que le renchérissement est nul? «Une escroquerie!» gronde le peuple. L’administration des CFF gonfle à Berne alors que les effectifs du personnel au front baissent? «Bonjour le chemin de fer des bureaucrates», ricane le dominical Schweiz am Sonntag. Et lorsque Andreas Meyer gère l’entreprise de manière trop rigoureuse, le magazine Bilanz le traite de «micromanager».
Le patron du quatrième employeur de Suisse – 31 000 collaborateurs – n’y échappe pas. «Même à l’anniversaire de ma maman, il arrive que tout le monde me parle pendant des heures des CFF. C’est dire à quel point les Suisses s’identifient à leur compagnie de chemins de fer», raconte Andreas Meyer. Ils en sont fiers lorsqu’elle leur offre ponctualité, efficacité et convivialité. Mais ils peuvent aussi la vouer aux gémonies en cas de panne ou d’accident.
Andreas Meyer a beau être à la tête de l’entreprise à la fois la plus populaire et la plus critiquée du pays, il reste peu connu en Suisse romande. Ce Bâlois de 53 ans n’aime pas trop les feux de la rampe: il se fait discret lors des grands débats politiques, cédant volontiers la place au président de son conseil d’administration, Ulrich Gygi. Il n’aime pas trop non plus parler de lui.
Un jour au Guichet
Pas facile dès lors de déceler l’homme sous la carapace du manager, qui ne reçoit pas les journalistes dans son bureau, contrairement à son prédécesseur, Benedikt Weibel, dont le tableau de Ben La solution existe qu’il y avait accroché révélait déjà une partie du personnage. Fils de cheminot, le jeune Andreas a évidemment beaucoup voyagé en train, qui lui a révélé une passion pour l’Italie. Il multiplie les voyages à Venise, Florence et Rome, découvre les cantautori, de Toto Cutugno à Fabrizio De André, puis tombe amoureux de l’opéra. Quel plus grand bonheur y a-t-il que d’assister à un opéra à ciel ouvert à Vérone?
Pourtant, Andreas Meyer ne se destine pas à une carrière dans les chemins de fer. «Une société comme ABB me fascinait bien davantage que des entreprises de services.» Après une formation d’avocat, il entame d’ailleurs sa carrière dans cette multinationale. Puis il part en Allemagne où il travaille dix ans à la Deutsche Bahn, avant de rentrer au bercail en janvier 2007 pour reprendre la direction des CFF.
Un style plus directif
A la tête de l’ancienne régie ferroviaire, une nouvelle ère commence. Tandis que Benedikt Weibel tablait sur son charisme naturel auprès des cheminots, Andreas Meyer imprime un style de conduite plus directif, plus rigoureux aussi sur le plan financier. En moins de deux ans, il remplace presque toute la direction générale. ll tient à vérifier la bienfacture du travail de ses collaborateurs, et si nécessaire n’hésite pas à les bousculer dans leur routine. Il oblige désormais tous ses cadres à passer un jour par an sur le front des opérations. Prêchant l’exemple, il s’est retrouvé au guichet de la gare de Liestal (BL) pour répondre à la clientèle. «J’y ai remarqué que le système informatique de vente était plutôt lent», a-t-il noté tout en remerciant l’assistante qui l’a aidé à répondre aux questions les plus diverses.
Arrivant en tram au travail depuis son domicile de Muri, dans la banlieue bernoise, Andreas Meyer aime imprimer un rythme soutenu à ses journées de quatorze heures parfois. Ses collaborateurs le disent «intelligent, bon analyste, sachant maîtriser les situations de crise». Dans les coulisses de la politique des transports, le courant passe bien avec les politiques. «Andreas Meyer est un chef solide, avec lequel le dialogue est agréable», témoigne la conseillère aux Etats vaudoise Géraldine Savary.
Mais le style directif d’Andreas Meyer ne plaît pas à tout le monde. Avec le syndicat du SEV, «les fronts se sont un peu durcis, mais notre rapport reste très professionnel», relève son président, Giorgio Tuti. Certains de ses collègues sont plus critiques: «C’est un patron assez éloigné de la base, pour lequel les chiffres comptent avant tout. Lorsqu’il va au-devant de ses collaborateurs, on sent souvent l’opération de communication», tranche Olivier Barraud, secrétaire romand du SEV. En dehors du syndicat, quelques cadres ont préféré quitter l’entreprise. «Andreas Meyer a tendance à tout vouloir contrôler, il manque de vision», témoigne l’un d’entre eux.
Pourtant, les faits sont là. Les CFF avaient besoin d’un manager rigoureux. Son CEO a réussi là où plusieurs de ses prédécesseurs s’étaient cassé les dents, soit redresser la division Cargo, qui a retrouvé les chiffres noirs en 2013 après avoir été déficitaire durant près de quarante ans. Il a aussi assaini la caisse de pension, qui présentait un trou effectif de 800 millions de francs à son arrivée: elle affiche aujourd’hui un taux de couverture de plus de 100%.
Les Romands non plus n’ont pas à se plaindre de son bilan. Si Andreas Meyer a certes attiré peu de cadres romands dans les hautes sphères de l’entreprise, en revanche les usagers du rail peuvent se montrer satisfaits. D’énormes progrès ont été accomplis sur le plan des infrastructures. En témoigne la splendide rénovation de la gare de Genève après quatre ans de travaux et 110 millions d’investissements. Qui eût cru en une telle renaissance après le constat qu’avait dressé le conseiller d’Etat Robert Cramer voici dix ans: «Cette gare est une poubelle.» Andreas Meyer a dû se rendre à l’évidence lors d’une première visite en 2007: «J’ai eu honte, effectivement.» Aujourd’hui, cette gare a retrouvé son lustre d’antan, à la fois lumineuse et spacieuse. «Un vrai bijou», se réjouit Andreas Meyer.
Autres points positifs: depuis que les CFF ont augmenté la capacité des trains de 30% en décembre 2012 en Suisse romande, ils ont largement résolu le problème des trains bondés («Un problème largement exagéré et exploité politiquement», selon Andreas Meyer) aux heures de pointe. De plus, avec un taux de 89,6% de trains à l’heure, la ponctualité en Suisse romande est supérieure à la moyenne nationale (87,5%).
Le trésor immobilier
Au-delà des soucis actuels, le patron des CFF doit surtout songer aux défis de l’avenir. Garantir la mobilité dans une Suisse en plein boom démographique, contribuer à la lutte contre le réchauffement climatique et réaffecter le patrimoine immobilier pour en faire des lieux de vie attrayants.
Dans un pays en partie terrorisé à l’idée de compter 10 millions d’habitants en 2030, Andreas Meyer reste zen. «Naturellement, la croissance de la demande est un défi pour nous, mais cette vision ne me cause pas trop de souci. Nous sommes prêts à répondre à une forte augmentation des passagers. Les nouvelles technologies nous y aideront.» En 2030, grâce au concept de la mobilité intelligente (smart mobility), les usagers du rail connaîtront les trains bondés et ceux qui, partant cinq minutes plus tard, ne le sont pas.
Sur le plan énergétique aussi, les CFF se préparent à concilier augmentation de la mobilité et protection du climat. «En 2025, nous voulons parvenir à couvrir nos besoins en électricité à 100% par des sources d’énergies renouvelables. Pour ce faire, nous comptons économiser 20% de la consommation actuelle, équivalant à celle de 150 000 foyers», souligne Andreas Meyer. Soit à peu près l’équivalent de la ville de Lausanne.
Depuis une dizaine d’années, les CFF sont aussi devenus un acteur du marché immobilier à proximité de leurs gares, où ils possèdent parfois de magnifiques friches à exploiter. Cette division, largement bénéficiaire, est aussi un succès dont Andreas Meyer est fier.
A Zurich, ils sont en passe de réaliser l’Europaallee, une zone mixte résidentielle, commerciale et de formation appelée à devenir un lieu prisé des Zurichois. Un investissement de 1,2 milliard de francs. Mais leur politique très agressive leur a attiré des critiques: les logements en propriété par étages ont été mis aux enchères plutôt que d’être vendus à un prix fixe. «Il est dommage que les CFF cherchent à tirer un profit maximum de leur patrimoine immobilier», déplore la sénatrice socialiste Géraldine Savary. «Bien sûr que nous avons aussi une responsabilité sociale, mais nous devons d’abord assurer la durabilité financière de l’entreprise», répond Andreas Meyer. Les 200 millions de bénéfice annuel sont affectés pour trois quarts aux infrastructures et pour le dernier quart à la caisse de pension.
Avec cette Europaallee, Andreas Meyer promet un quartier vivant à haute qualité de vie. «Vous verrez que cette zone a le potentiel pour devenir plus attrayante que la célèbre Bahnhof-
strasse», prophétise-t-il.
Pannes occasionnelles, accidents tragiques comme celui de Granges-près-Marnand en 2013, billets trop chers… Jamais les CFF n’échapperont à la critique. Cela n’empêche pas la Suisse d’être prise comme exemple à l’étranger. En témoigne un documentaire de la chaîne allemande ARD qui sera diffusé le 27 mai prochain. Son réalisateur Tilman Achtnich a effectué une comparaison des réseaux ferroviaires entre l’Allemagne et la Suisse. «La Suisse constitue l’exemple à suivre, elle est l’antichambre du paradis!»
michel.guillaume@hebdo.ch
Blog: «Pas perdus pour tout le monde», sur www.hebdo.ch