Interview. Secret bancaire, fiscalité des entreprises, le secrétaire d’Etat aux questions financières internationales remet la Suisse au centre du jeu. Comme acteur, et non comme accusé.
Chantal Tauxe, Yves Genier et Michel Guillaume
Fini le temps où la Suisse était montrée du doigt. Elle est repassée à l’offensive. C’est d’égal à égal avec les autres pays développés qu’elle a défini les cadres mondiaux en matière de transparence fiscale, en acceptant le principe de l’échange automatique d’informations et en harmonisant l’imposition des multinationales. Cela ne s’est pas fait sans sacrifices, à commencer par le bon vieux secret bancaire et les statuts fiscaux spéciaux. Mais elle a éloigné le spectre des listes noires et son cortège de sanctions internationales.
Les défis sont encore nombreux pour assurer à la Suisse un régime débarrassé de toute discrimination financière dans un monde toujours plus interconnecté et régulé. Entretien avec le diplomate responsable de cette mission hautement stratégique, le très expérimenté et étonnamment serein secrétaire d’Etat aux questions financières internationales, Jacques de Watteville.
Vous avez représenté la Suisse en Syrie, à Bruxelles, à Pékin. En quoi votre responsabilité actuelle à la tête du Secrétariat d’Etat aux questions financières internationales diffère-t-elle de ces deux expériences passées?
Les expériences que j’ai faites dans ces postes furent passionnantes, sur les plans tant professionnel que privé. Ici, je suis chargé de dossiers dont certains ont une importance cruciale pour notre pays. De par la nature même de ma fonction, les contacts sont beaucoup plus étroits avec le Conseil fédéral, les parlementaires, les cantons et, plus généralement, avec les acteurs politiques et économiques.
Etre passé par Pékin vous a-t-il permis de porter un regard différent sur la Suisse?
Dans l’Union européenne, l’image de la Suisse est contrastée. D’une part, la Suisse est fréquemment critiquée pour sa façon de choisir ce qui lui convient et pour son prétendu manque de solidarité. Mais, d’autre part, ses réalisations sont très appréciées, par exemple en matière de recherche ou de transports. A Pékin, en revanche, son image est très positive. Les Chinois sont très intéressés par la façon dont notre pays, sans ressources en matières premières, a réussi à devenir l’un des pays les plus riches, classé numéro un mondial en termes de compétitivité et d’innovation. C’est l’un des facteurs qui ont conduit la Chine à conclure avec nous son premier accord de libre-échange, avec l’une des 20 plus importantes économies au monde. Pour notre part, la Chine nous livre une précieuse expérience sur les obstacles que nos banques et nos assurances devront surmonter pour gagner un accès optimal aux marchés des services financiers étrangers.
Avec qui est-ce plus facile de négocier l’accès au marché: la Chine ou l’UE?
Les situations sont très différentes sur les plans tant politique, économique et institutionnel que culturel. Le succès que nous avons eu avec la Chine montre que cela peut être aussi possible avec d’autres pays.
En matière fiscale, avez-vous été surpris, comme beaucoup de responsables, par l’accélération de l’histoire et la conversion de la Suisse à l’échange automatique de renseignements fiscaux, à laquelle elle s’opposait jusqu’alors résolument?
Cela ne s’est pas fait du jour au lendemain. La crise financière de 2008 a eu des répercussions en cascade conduisant à l’aggravation de l’endettement des Etats, à des problèmes budgétaires et à un renforcement de la lutte contre l’évasion fiscale.
Le tournant a eu lieu le 13 mars 2009, sous la pression du G20 et de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), lorsque la Suisse a repris la norme OCDE accordant l’assistance administrative en cas d’évasion fiscale. La stratégie de la Confédération en matière de marchés financiers – ce qu’on a appelé la «Weissgeldstrategie» – et la négociation des Accords Rubik ont suivi.
Ensuite, les travaux menant à l’échange automatique de renseignements se sont accélérés sur le plan international. Les ministres des pays de l’OCDE ont adopté une déclaration, le 6 mai dernier, promouvant l’avènement de l’échange automatique. Cette norme doit être finalisée dans les prochaines semaines, avant d’être avalisée par le Conseil de l’OCDE en juillet et, enfin, par les ministres des Finances du G20 en septembre. Puis, lors du Forum mondial sur la transparence et l’échange de renseignements qui se tiendra fin octobre, les Etats devront faire connaître leurs intentions.
Deux listes distinctes seront dressées à cette occasion, l’une comprenant les pays voulant appliquer la nouvelle norme et une seconde pour les autres. Ces deux listes seront transmises au sommet du G20 en novembre et on peut imaginer que les pays ne seront pas traités de la même façon dans les deux cas.
Sur quelle liste figurera la Suisse?
Le Conseil fédéral se prononcera définitivement sur l’échange automatique de renseignements d’ici à la fin du mois de septembre, dès que les informations requises seront disponibles, et il proposera une stratégie à suivre.
La Suisse a-t-elle naturellement pour objectif de figurer sur la liste des pays adoptant la norme?
C’est dans cette perspective que le Conseil fédéral a décidé, en juin 2013, de collaborer activement à la définition de cette norme, pour autant que cinq critères soient inclus: unicité du standard pour le monde entier, réciprocité des échanges d’informations, respect du principe de spécialité (les renseignements transmis ne sont utilisables que dans le but défini par l’accord, ndlr), respect de la protection des données, identification des véritables bénéficiaires économiques des structures juridiques (dont les trusts, ndlr). Cet objectif est actuellement atteint, ces cinq critères font partie du standard international. Le Conseil fédéral devrait se prononcer définitivement, d’ici à la fin du mois de septembre, sur l’adoption et les modalités de la mise en œuvre de l’échange automatique.
Lorsque le Conseil fédéral se prononcera sur la norme, publiera-t-il aussi un projet de loi d’application?
Le Conseil fédéral se prononcera en premier lieu sur le principe et sur le mandat de négociation. Une loi d’application portant sur les aspects techniques sera nécessaire en droit interne.
Le Parlement va-t-il vraiment suivre? Si oui, quel est le risque du lancement d’un, voire de plusieurs référendums? Ne risquez-vous pas d’être stoppé sur le plan intérieurpar le peuple?
Certes, on ne peut pas préjuger de la décision du Parlement ni de celle du peuple. La problématique est complexe et les enjeux considérables. Cependant, les consultations parlementaires
faites jusqu’à présent montrent une prise de conscience des changements intervenus sur le plan international et des conséquences que peut avoir un refus de se conformer aux règles internationales.
Le sentiment reste largement répandu, dans l’opinion, que le pays a plié l’échine. Allez-vous tenter de convaincre du contraire?
Nous ne plions pas l’échine. Nous avons obtenu que nos critères soient pris en compte. La majorité des banques elles-mêmes ont radicalement changé de position. Fermement opposées à l’échange automatique pendant longtemps, elles le soutiennent aujourd’hui.
Les nouvelles règles du jeu vont surtout placer tous les pays participants sur un pied d’égalité. Notre objectif est de pouvoir nous battre à armes égales avec nos concurrents, de Luxembourg à Singapour. Certaines pratiques opaques actuelles, parfois très différentes d’une juridiction à l’autre, vont ainsi disparaître. Le résultat global sera une coopération plus élevée en matière fiscale, mais qui ne sera pas désavantageuse pour la compétitivité de la Suisse.
Le système se fondera sur la conclusion d’accords bilatéraux. Or, ils ne seront pas tous exactement les mêmes. De plus, un certain nombre d’Etats n’y participeront pas. N’est-on pas en train de créer de nouvelles failles?
La norme sera unique et globale. Les accords se fonderont tous sur le modèle de l’OCDE, même si les emballages bilatéraux pourront varier. Parallèlement à la conduite de ces négociations, nous chercherons à consolider, voire à améliorer l’accès au marché afin de profiter de ce levier. Si nous attendons trop longtemps, nous laisserons passer cette occasion, car nous devrons alors reprendre l’échange automatique sous peine de mesures de rétorsion et sans contrepartie.
Avec quels pays la Suisse va-t-elle négocier en priorité?
Si le Conseil fédéral décide d’adopter l’échange automatique, nos priorités iront vraisemblablement à nos partenaires les plus proches, à savoir les pays membres de l’UE, du G7 et de l’AELE, qui ont un ordre juridique proche du nôtre. Il est essentiel que les pays partenaires respectent l’entier de la future norme, notamment en matière de protection des données, de réciprocité et de respect du principe de spécialité. Parallèlement à la conduite de ces négociations, nous chercherons à consolider, voire à améliorer l’accès au marché en profitant de ce levier. Si nous attendons trop longtemps, nous laisserons passer cette occasion. Mais nous n’allons pas conclure d’accords avec les pays dont la Suisse pense qu’ils ne respecteront pas les critères.
Combien de pays devraient pouvoir conclure un accord avec la Suisse?
Cela dépendra du nombre de pays qui appliqueront pleinement la nouvelle norme. Ce qui compte le plus à nos yeux, c’est que les principales places financières concurrentes soient couvertes par ce réseau d’accords afin que les règles du jeu soient les mêmes pour toutes.
Quelles sont les chances de la Suisse de gagner pour ses banques et assurances l’accès aux marchés des services financiers étrangers en Europe?
Deux moyens sont à notre disposition: des négociations bilatérales, qui nous ont permis par exemple d’aboutir à l’accord avec l’Allemagne entré en vigueur au 1er janvier 2014. L’autre option est la conclusion d’un accord avec l’UE elle-même, ce qui permettrait d’offrir des services financiers sur tout son
territoire depuis la Suisse.
Le sens de l’urgence sur cette question ne s’est-il pas affaibli auprès des banques?
Au contraire. Les travaux du groupe d’experts présidé par le professeur Brunetti montrent que, pour la grande majorité des banques, l’accès au marché est une vraie priorité. Les modalités d’application de la directive communautaire qui doit régler l’accès au marché des services financiers dans l’UE ne sont pas encore entièrement définies. Il reste une incertitude à cet égard. En outre, chaque pays peut dresser de nouveaux obstacles face aux acteurs financiers suisses.
Avec la France, les relations restent très tendues, surtout depuis que le Conseil national a refusé de ratifier la nouvelle convention sur les successions. Y a-t-il un espoir de détente?
Le dialogue fiscal que nous avons instauré en novembre dernier et qui porte sur plusieurs dossiers va beaucoup mieux que ne le pense le public. La visite en mars dernier du ministre de l’Economie et des Finances d’alors, Pierre Moscovici, en témoigne. Nous nous attendons, certes, à ce que la France dénonce la Convention sur les successions d’ici à fin juin. Si elle le fait, il s’ensuivra un vide juridique, mais cela ne devrait pas remettre en cause notre dialogue sur les dossiers en cours.
Devoir tenir compte des envies des cantons vous crée-t-il des difficultés supplémentaires?
Il peut y avoir des difficultés lorsque les cantons ont des intérêts divergents entre eux. Mais, en général, on trouve un terrain d’entente et la Confédération défend fermement leurs intérêts dans les négociations.
Concernant les Etats-Unis, la conclusion de l’accord sur le programme américain, le 29 août dernier, et sa mise en œuvre n’adoucissent-elles pas les Américains?
Cet accord fixe le cadre dans lequel doit se dérouler la coopération. Ce cadre respecte l’ordre juridique des deux parties et les traités conclus. Nous avons fait des démarches auprès des autorités américaines pour que nos banques soient traitées de façon équitable et proportionnée, en n’étant pas sanctionnées plus sévèrement que les banques américaines ou celles d’autres pays. Nous avons obtenu des assurances en ce sens. Nous retenons de nos contacts que le Department of Justice (DoJ), dans ses appréciations, tient compte à la fois de la gravité des infractions éventuellement commises et de la qualité de la coopération entre la banque et les autorités une fois l’enquête ouverte.
Dans quelle fourchette se situera l’amende qu’infligeront les autorités américaines aux banques suisses abritant des fonds non déclarés?
Une centaine de banques se sont déjà annoncées dans le cadre du programme du DoJ et connaissent l’ordre de grandeur des pénalités qui leur seront infligées, car ce programme contient un barème. Quant aux banques non couvertes par le programme (banques de la catégorie 1, dont Credit Suisse, ndlr), des solutions sont négociées entre elles et le DoJ au cas par cas. Force est de constater que le ton général s’est durci aux Etats-Unis ces derniers temps, comme en témoignent les récentes déclarations du ministre de la Justice Eric Holder. Quant à la coopération concernant l’avenir, elle sera réglée par l’accord Fatca (conformité fiscale des dépôts bancaires à l’étranger des contribuables américains, ndlr) conclu entre la Suisse et les Etats-Unis, qui entrera en vigueur le 1er juillet 2014.
La réforme de la fiscalité des entreprises, dite Réforme III, repose notamment sur l’instauration de «licence boxes» destinées à alléger l’imposition des sociétés. Ce système est en principe conforme aux exigences de l’UE, mais va-t-il vraiment être validé par Bruxelles?
Le dialogue avec l’UE sur les régimes fiscaux cantonaux devrait aboutir en principe comme prévu d’ici à la fin de juin. Le débat s’est cependant largement déplacé à l’OCDE, où la pression internationale ne diminue pas. Tous les pays développés sont concernés et pas seulement la Suisse. Nos concurrents dotés de régimes fiscaux agressifs devront aussi s’adapter aux normes communes. Ces développements sont aussi une chance pour la Suisse, qui a une fiscalité raisonnable. En outre, les autres atouts importants de notre pays n’en prendront que plus de relief. Le principal chantier est actuellement le projet BEPS (Base Erosion and Profit Shifting), à l’OCDE (qui vise à éliminer les régimes fiscaux spéciaux appliqués aux entreprises, ndlr). La définition des boxes qui seront admises à l’avenir et de leur contenu économique minimal fait actuellement l’objet de tractations intenses, tant au sein de l’UE qu’à l’OCDE.
L’opinion dominante, en Suisse, affirme que ces projets sont dirigés contre elle. Y a-t-il de la paranoïa dans l’air?
La Suisse n’est pas la cible de ces développements, mais elle est concernée comme de nombreux autres pays. Elle participe à l’effort collectif, car il est dans son intérêt que des normes internationales raisonnables soient adoptées. Cela lui permet aussi d’échapper aux pressions internationales, qui déstabilisent les investisseurs. En outre, elle s’emploie à ce que les autres pays se conforment aussi aux normes pour assurer des conditions de concurrence équitables.
Craignez-vous que d’autres pays ne respectent pas les engagements pris?
La mise en œuvre de nouvelles règles est toujours un défi! Nous devons faire en sorte que leur application se fasse de manière correcte partout. Comme celle de l’identification des ayants droit économiques des trusts dans le cadre de l’application du standard sur l’échange automatique. Des mécanismes sont prévus pour assurer un suivi efficace.
Y a-t-il des chances que l’image de la Suisse en Europe s’améliore en matière fiscale?
Même s’ils sont dépassés, les clichés des films de James Bond ont parfois la vie dure! La Suisse a fait des pas considérables, qui ne sont pas toujours suffisamment pris en compte dans l’opinion publique internationale. Tant que nous n’aurons pas traduit nos intentions dans des actes, notamment en ce qui concerne l’échange automatique et la fiscalité des entreprises, certains à l’étranger nous soupçonneront de mauvaise volonté. Néanmoins, la plupart de nos interlocuteurs étrangers sont conscients de cette évolution et se montrent plus constructifs.