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Les nouvelles ambitions des apprentis

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Jeudi, 15 Mai, 2014 - 06:00

Reportage. Ils ou elles sont cuisinier, horloger, étancheur, coiffeur, infirmière, employé de commerce en cours d’apprentissage ou de formation supérieure. «L’Hebdo» les a rencontrés. Comme ils croient en la vie, même si celle-ci n’est pas toujours rose, la vie croit en eux.

Textes Philippe le bé
Photos Lea Kloos

C’était en 1995. Alors conseillère d’Etat genevoise depuis deux ans, Martine Brunschwig Graf était l’invitée d’honneur de la Chambre de commerce d’Appenzell Rhodes-Extérieures, qui fêtait son cinquantenaire. S’adressant aux jeunes gens à qui il remettait les diplômes de fin d’apprentissage, le président de la chambre s’exclama: «Vous êtes l’élite du pays!»

Deux ans plus tard, s’inspirant de ce qu’elle avait entendu en Suisse alémanique, Martine Brunschwig Graf remettait solennellement aux apprentis genevois les certificats fédéraux de capacité (CFC) dans la grande salle de l’Arena. Une première. Auparavant, les CFC étaient tout simplement expédiés par la poste. De nos jours, si la Suisse romande n’exprime pas le même degré d’amour pour ses apprentis que la Suisse alémanique, elle les recherche et les respecte davantage que jadis. La possibilité qui leur est désormais offerte d’accéder à une formation supérieure ou à une maturité professionnelle a sans doute contribué à cette évolution lente mais positive.

Des apprentis bien dans leur peau, ce n’est pas un leurre. Ceux que L’Hebdo a rencontrés dans le bâtiment, la coiffure, l’horlogerie, le commerce, la restauration et la santé bénéficient d’une formation duale, dispensée simultanément en entreprise et à l’école. Bien que leur vie ne coule vraiment pas comme un fleuve tranquille, ils ne regrettent nullement le choix qu’ils ont fait souvent par hasard et après maints tâtonnements. Il y a vingt ans, un jeune planifiait sa vie professionnelle avant d’aborder l’apprentissage qui fixait son métier. Aujourd’hui, bien souvent, il choisit un métier pour s’orienter et voir ce qui lui convient. Il ne se réfugie plus dans son terrier. Il butine, au gré des vents.

Après avoir testé plusieurs stages dans le cadre du SEMO (Semestre de motivation), une formule destinée aux jeunes de 15 à 25 ans arrivés au terme de leur scolarité obligatoire, David Amy (20 ans) est tombé dans la marmite de la cuisine gastronomique. Une potion magique d’enthousiasme que lui ont transmis successivement les chefs cuisiniers Serge Labrosse, rencontré à Novae Restauration Rolex, puis Dominique Gauthier, auprès duquel il achève sa troisième année d’apprentissage au Beau Rivage, à Genève. David Amy admet qu’il n’est pas toujours facile d’essuyer des remarques de collègues à peine plus âgés que lui. «Chaque cuisinier pleure au moins une fois dans sa vie, lance-t-il avec une once de détachement. Motivation et volonté, voilà la clé de la réussite!» Arrivé deuxième dans la sélection nationale suisse pour la finale du concours Jeunes Talents Disciples d’Escoffier 2014, il affiche déjà un talent certain et reconnu.

Génération Y

C’est seulement au terme d’une année de stages (notamment organisés par le SEMO) et de petits boulots que Nadège Bercioux (22 ans) a fini par se laisser séduire par le salon Arte Beauty & Wellness, installé à Lutry (VD) et dans la station du métro EPFL, à Lausanne. Comme pour David Amy, le contact avec le responsable de la formation au sein de l’entreprise, en l’occurrence Sophie Brito, a été déterminant. La directrice a vite saisi que Nadège «était très classe avec ses tatouages». Laquelle a tout aussi rapidement réalisé qu’elle apprendrait une kyrielle de techniques dans la coiffure, le maquillage ou la manucure «contrairement à des amies qui, au cours de leur apprentissage, passent le balai toute la journée».

Dans ce salon où les apprentis sont appelés «gestionnaires de beauté», Clément Riesen (17 ans) est l’exception qui confirme la règle: la coiffure comme métier est pour lui «une évidence» depuis qu’il est enfant. En deuxième année d’apprentissage, avec un salaire de base de seulement 530 francs, il fait preuve d’une motivation déterminée: «Dans ce métier, debout toute la journée, avec des horaires flexibles, à l’écoute attentive des clients, celui qui n’est pas passionné ne peut pas réussir.» Qu’on se le dise. Quant à Sophie Brito, formatrice depuis quinze ans, elle a aussi appris à se familiariser avec la génération Y, son langage, son comportement: «Il n’est pas facile de trouver des jeunes qui ont une bonne culture générale. Avec eux, je dois être à la fois maman et amie, leur apprendre la politesse, à se tenir droit, s’intéresser aux journaux, ne pas se coucher trop tard…»

Assurément, les cours théoriques dispensés par l’école professionnelle EPSIC, à Lausanne, ne sont pas de trop. L’exemple d’Arte Beauty & Wellness n’est de loin pas la norme. Ailleurs, les apprentis ne sont toujours pas les bienvenus. Michèle Rebord, propriétaire du salon Eric Stipa, à Lausanne, ne regrette pas d’avoir cessé de les former en 2011, après une expérience d’un quart de siècle. «C’est presque une délivrance, soupire-t-elle. Contrairement à un passé récent, il n’y a quasiment plus de Suissesses qui veulent se lancer dans la coiffure. Le niveau scolaire des candidates d’origine étrangère, pour la plupart sans CFC, est hélas généralement très bas et la motivation de ces dernières n’est pas toujours évidente. Dès lors, des ruptures de contrat sont fréquentes pendant les périodes d’essai. De plus, les charges administratives sont trop pesantes.»

Si la profession de coiffeur est juridiquement non protégée en Suisse (n’importe qui peut ouvrir un salon), les métiers du bâtiment s’inscrivent quant à eux dans une longue tradition corporative. Certaines entreprises n’hésitent pas à payer correctement leurs apprentis difficiles à recruter et surtout à garder. Dylan Kistler (19 ans), en troisième année d’apprentissage dans la société chaux-de-fonnière du groupe G. Dentan, gagne 2300 francs par mois. Un record! La sérieuse surdité dont il est atteint ne l’empêche pas, dans son activité d’étancheur, de travailler au chalumeau sur des toits brûlants l’été et glacés l’hiver, de porter des rouleaux de 48 kilos tout en affichant une étonnante joie de vivre: «Ce métier est si difficile que j’ai envie de me donner pour lui!»

Moins éprouvant physiquement que l’étanchéité mais nécessitant des nerfs bien solides, la profession d’horloger a toujours le vent en poupe. En troisième année d’apprentissage chez Jaeger-LeCoultre, au Sentier, qui cet automne aura engagé 71 apprentis depuis 1992, Stephen Monnet (18 ans) ne tarit pas d’éloges sur la formation duale. Assurance et calme enrobent ses paroles: «L’école technique nous enseigne les bases artisanales et traditionnelles de l’horlogerie. L’entreprise nous apporte l’indispensable dimension industrielle avec une pluralité de points de vue.» C’est aussi la certitude de trouver rapidement un emploi, le CFC en poche. Depuis 1992, la moitié des apprentis formés par Jaeger-LeCoultre sont restés dans la société du groupe Richemont à l’issue de leur formation.

Voie royale

Dans le commerce et l’administration, première filière quant au nombre de candidats (36% du total en 2012), l’obtention du CFC, quelle que soit la branche, est souvent le seul objectif. Olivier Brändly (21 ans), qui n’a pas terminé ses années de gymnase, s’est fait engager comme apprenti chez Hug Musique, à Lausanne, en vue de décrocher un CFC lui permettant de devenir… gendarme, sa vraie vocation! Joueur de tuba, directeur de fanfares de village, il a cependant choisi le magasin de vente le moins éloigné de son hobby, qu’il exerce à un niveau quasi professionnel. Il a échappé à une restructuration de la succursale lausannoise, dont les effectifs ont fondu de moitié. Ce n’est pas le cas d’une autre apprentie de Hug Musique, Maureen Odo (17  ans), qui ne savait pas qu’elle pouvait refuser de signer un papier entérinant la fin de son contrat. La jeune fille cherche maintenant à réaliser son rêve jusqu’ici plus ou moins refoulé: faire un apprentissage dans la mécanique des deux-roues.

Preuve de la réussite de la voie choisie par ces apprentis, ils ont pour la plupart dessiné dans leur imaginaire «la voie royale» de leur avenir. Le cuisinier David Amy, devenu à l’aise en mathématiques – «Maintenant, je sais à quoi ça sert!» –, envisage de perfectionner son anglais à l’étranger avant de rejoindre l’école hôtelière de Genève «pour apprendre le management»; le coiffeur Clément Riesen souhaite aussi développer ses connaissances linguistiques en allemand et en anglais puis travailler dans un salon de coiffure haut de gamme; l’horloger Stephen Monnet va entreprendre une quatrième année de perfectionnement comme rhabilleur; l’étancheur Dylan Kistler veut entreprendre un second CFC de couvreur – «Les toits en pente après les toits plats!»

Le passage désormais possible du monde de l’apprentissage à celui de la formation professionnelle supérieure ou des hautes écoles spécialisées (HES), «c’est la grande révolution de ces vingt dernières années», souligne Martine Brunschwig Graf. Comme conseillère nationale élue en 2003, celle-ci s’est fortement impliquée dans tout ce qui touche à l’éducation.

Apprendre sur le terrain

En 2013, sur les 670 étudiants de la Haute école de la santé La Source, à Lausanne, 118 ont obtenu un CFC puis une maturité professionnelle. «Les étudiants ayant une expérience de vie sur le terrain s’en sortent bien mieux que les autres au cours de leur formation», constate Daniel Ducommun, responsable des affaires estudiantines à la HES La Source.

Pauline Wicky (25 ans), aujourd’hui en deuxième année de soins infirmiers, a obtenu un CFC d’assistante en soins et santé communautaire et une maturité professionnelle intégrée. Septante-deux semaines de stages divers entre 2005 et 2008 puis une expérience professionnelle à l’Institution de l’Espérance pour personnes handicapées, à Etoy, puis à l’hôpital de Rolle juste avant de reprendre les études, le virage n’est pas de tout repos. «Mes parents m’ont soutenue. Tout le monde peut y arriver!» s’enthousiasme-t-elle. Avec un CFC en pharmacie, Anouck Bajulaz (26 ans) a aussi rejoint l’école de La Source en passant par une maturité professionnelle suivie d’une année préparatoire. «Le CFC apporte de la maturité!» sourit-elle après cinq ans d’études qui s’achèvent en juillet prochain.

Certes, tous les apprentis en Suisse n’ont peut-être pas la chance de suivre le parcours difficile mais prometteur des jeunes rencontrés par L’Hebdo. Mais la chance, ces derniers ont su la saisir au bon moment et sans jamais vraiment se décourager.

philippe.le.be@hebdo.ch
Blog: «L’économie, autrement», sur www.hebdo.ch


Hautes écoles professionnelles Un «professional bachelor» et un «professional master» devraient valoriser la formation professionnelle en Suisse.

En quête d’une plus grande reconnaissance

Considéré à juste titre comme une contribution notable à une économie florissante et à un taux de chômage très bas, en comparaison européenne, le système dual de la formation professionnelle souffre encore d’un manque de reconnaissance. Contrairement aux hautes écoles (universités, EPF, HES), qui délivrent des titres généraux reconnus par l’UE, les quelque 200 hautes écoles professionnelles du pays (tertiaire B) octroient des diplômes sans visibilité au niveau national et international. Or, relève l’économiste et ancien conseiller national Rudolf Strahm, «la formation dispensée par ces écoles professionnelles est d’une importance capitale. Les entreprises ont un grand besoin de cadres moyens, notamment spécialisés dans les nouvelles énergies renouvelables, les systèmes d’automatisation et de contrôle, les nouvelles technologies de l’information et de la communication, etc.»

Dès lors, un professional bachelor et un professional master devraient être créés. L’Union suisse des arts et métiers (USAM), qui plaide pour une «équivalence enfin reconnue de la formation professionnelle et de la formation universitaire», défend cette initiative actuellement discutée dans le cadre de la nouvelle loi fédérale sur l’encouragement des hautes écoles. Universités et HES, plutôt réticentes, redoutent quant à elles cette nouvelle concurrence.

En fait, la formation professionnelle supérieure, dont le subventionnement par les pouvoirs publics ne représente que 0,7% des dépenses annuelles pour la formation, ne fait que suivre un mouvement global de relèvement des compétences et des savoir-faire. Entre l’apprentissage et la formation de niveau universitaire, le chaînon intermédiaire doit être revalorisé. Par ailleurs, estime Rudolf Strahm, l’enseignement de l’anglais technique, aujourd’hui trop négligé, devrait être développé à tous les niveaux de la formation professionnelle, sans pour autant qu’il devienne un barrage insurmontable pour les nombreux immigrés qui ont souvent bien de la peine à se familiariser avec l’allemand ou le français. Un juste milieu!


L’heure de la remise en question

 

Décodage. Après des années de pléthore, le nombre des apprentis va continuer à diminuer, sensiblement moins en Suisse romande qu’en Suisse alémanique. Les entreprises exigent une formation toujours plus poussée.

Au milieu des années 90, trouver une place d’apprentissage était la grande préoccupation des jeunes Suisses. Désormais, ce sont les entreprises qui font grise mine. «En Suisse alémanique, des milliers de places d’apprentissage seront à pourvoir dans les cinq prochaines années. Cela engendre un véritable mouvement de panique, principalement dans l’industrie des machines. Certaines sociétés vont jusqu’à offrir des scooters aux jeunes pour les attirer.» Grégoire Evéquoz, directeur de l’Office pour l’orientation, la formation professionnelle et continue à Genève, constate néanmoins que la situation est nettement moins tendue en Suisse romande. En effet, selon les projections de l’Office fédéral de la statistique (OFS), le nombre d’apprentis ne devrait baisser que de 1,8% entre 2016 et 2019 dans les cantons romands. C’est presque deux fois moins que dans l’ensemble du pays.

Si la Suisse va pâtir dans les prochaines années d’un déficit de naissances entre 1992 et 2003, les cantons romands, qui bénéficient d’un tissu économique plus fortement tertiarisé et de mouvements migratoires plus intenses qu’en Suisse alémanique, devraient donc moins souffrir d’un manque d’apprentis. «A Genève, observe Emmanuel Vachoux, spécialiste de la formation professionnelle, nous ne constatons pas de pénurie d’apprentis dans le commerce, qui continue à attirer beaucoup de jeunes. Peut-être à cause de la dimension très scolaire de ce type de formation.»
Il n’empêche que des voyants rouges s’allument. Le nombre de places non attribuées par les entreprises augmente d’année en année, passant de 7000 à 8500 pour l’ensemble de la Suisse de 2012 à 2013, selon le Secrétariat d’Etat à la formation. En Suisse romande, la part des places laissées vacantes a grimpé de 6% en 2011 à 9% en 2013. Dans les deux tiers des cas, l’entreprise n’a pas reçu la postulation adéquate. Une enquête réalisée dans le cadre d’une étude pour les banques cantonales romandes en collaboration avec L’Hebdo révèle que le niveau et les connaissances de personnes en quête d’un apprentissage sont considérés comme étant «tendantiellement en deçà des besoins recherchés».

Le débat est largement ouvert. «Un CFC de commerce, le plus prisé, est de nos jours plus difficile à obtenir qu’il y a vingt ans. Il y a davantage de branches étudiées, plus d’évaluations, les langues ont été intégrées», relève Emmanuel Vachoux. Les langues? «Considérées à tort comme une difficulté supplémentaire pour les apprentis, elles ne sont pas assez approfondies», regrette toutefois l’ancienne conseillère d’Etat genevoise Martine Brunschwig Graf. Une certitude unanimement re-connue par tous les acteurs: les entreprises, dont 42% en mesure de le faire, accueillent des jeunes en formation (selon une étude de l’Université de Berne), mais sont toujours plus exigeantes quant au niveau scolaire de ces derniers. Elles sont aussi toujours plus sollicitées par une bureaucratie tatillonne qui n’encourage pas les entrepreneurs à s’ouvrir davantage à l’apprentissage.
Un dernier constat emporte
l’adhésion générale: la perméabilité d’un système qui permet, théoriquement et à certaines conditions, de passer d’une formation initiale de deux ans à un CFC, puis à une maturité professionnelle conduisant à une haute école spécialisée (HES). La circulation n’est pas à sens unique. Phénomène nouveau dans la banque, 10 à 15% des jeunes font un apprentissage après (et non pas avant) avoir obtenu un diplôme de culture générale, voire de maturité gymnasiale!

Au cours des années à venir, si l’on en croit les projections de l’OFS, le nombre de diplômés des HES, en croissance constante, devrait atteindre puis dépasser celui des détenteurs de CFC, en repli tout aussi régulier. Si cette tendance devait se confirmer, ce serait le signe d’une adaptation de la formation aux besoins toujours plus pointus des entreprises suisses. Il faudrait dès lors veiller à ne pas laisser se creuser un dangereux fossé entre des apprentis marginalisés et des jeunes experts accueillis à bras ouverts par les milieux économiques du pays.


2300
En francs, le salaire mensuel d’un apprenti étancheur en 3e année.
En premier emploi: 4500 francs.

1550
Le salaire mensuel d’un apprenti cuisinier en 3e année.
En premier emploi: 4100 francs.

1060
Le salaire mensuel d’un apprenti horloger en 3e année, qui peut s’élever à 1325 francs (x13).
En premier emploi, il varie de 3730 à 4530 francs (x13).

650
Le salaire mensuel d’un apprenti coiffeur en 3e année.
En premier emploi: 3600 francs.

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Lea Kloos
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