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Elections européennes: le jour où tout a basculé

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Jeudi, 22 Mai, 2014 - 05:50

Analyse. Pour la première fois, par leur vote, les électeurs désigneront directement le futur président de la Commission européenne. Par là, c’est également l’avenir de l’Union en tant que projet démocratique qui se joue.

Jean Quatremer

Angela Merkel a longtemps rêvé de la directrice générale du FMI, la conservatrice Christine Lagarde, comme présidente de la Commission. Le cœur de François Hollande penchait plutôt pour la première ministre danoise, la sociale-démocrate Helle Thorning-Schmidt. Gordon Brown était prêt à soutenir Lagarde ou, mieux, à envoyer à Bruxelles Enda Kenny, le premier ministre irlandais, même si celui-ci n’est pas vraiment intéressé. Matteo Renzi, lui, ne s’intéressait guère à l’affaire, tout à son idée d’obtenir que les dépenses d’investissement soient sorties de la définition du déficit public, sa priorité pour sa présidence de l’Union européenne qui débute le 1er juillet.

Mais, jusqu’à présent, aucun des 28 dirigeants européens n’envisageait sérieusement de nommer l’une des cinq têtes de liste présentées par les partis politiques européens. Pour eux, il était clair qu’ils allaient décider entre eux, à huis clos, comme d’habitude, qui allait succéder à José Manuel Durão Barroso, qui termine son deuxième mandat de cinq ans le 1er novembre prochain.

Tout a basculé début mai. Dans une tribune publiée dans le journal Le Monde, François Hollande a estimé que le résultat des élections européennes du 25 mai «déterminera la direction que l’Europe prendra pour les cinq prochaines années, et les responsables qui l’incarneront. Pour la première fois, les électeurs, par leur vote, désigneront le futur président de la Commission européenne. Combien le savent aujourd’hui?» Le chef de l’Etat français a manifestement soigneusement pesé ses mots. Il ne s’agit plus pour le Conseil européen des chefs d’Etat et de gouvernement de «tenir compte» du résultat des élections comme le prévoient les traités européens, ce qui les oblige simplement à nommer une personnalité issue de la famille politique qui a remporté les élections, mais de reconnaître que ce sont bien les électeurs qui «désigneront» directement le chef de l’exécutif communautaire. Autrement dit, pour l’Elysée, le choix est désormais limité au Luxembourgeois Jean-Claude Juncker pour les conservateurs (PPE), à l’Allemand Martin Schulz pour les socialistes, au Belge Guy Verhofstadt pour les libéraux, au Grec Alexis Tsipras pour la gauche radicale, au Français José Bové et à l’Allemande Ska Keller pour les Verts, les souverainistes n’étant pas parvenus à désigner une tête de liste.

Conflit de légitimité

Jusque-là, le président français était resté prudemment en retrait, préférant suivre le tempo imposé par la chancelière allemande qui renâcle à l’idée de se voir imposer un président choisi par le Parlement européen. Mais François Hollande a mesuré les dangers que comportait le fait de ne pas tenir compte du choix des électeurs, alors même que plusieurs partis nationaux, dont les Français, mettent en avant dans la campagne ces fameuses têtes de liste.

D’une part, c’est aller droit à un conflit de légitimité entre le Conseil et le Parlement européens nouvellement élu, puisque ce dernier a le pouvoir de refuser le choix des 28… D’ailleurs, lors de leur débat télévisé du 15 mai, les cinq têtes de liste, dans une sorte de «serment du Jeu de paume» (le 20 juin 1789, le tiers état des états généraux réunis par Louis XVI a juré de ne se séparer qu’après l’élaboration d’une Constitution), se sont engagées à ne pas céder devant les chefs d’Etat et de gouvernement. D’autre part, c’est prendre le risque d’accentuer davantage le divorce entre l’Union et les opinions publiques: comment expliquer aux électeurs qu’on les a trompés? Car, si les chefs d’Etat et de gouvernement étaient en désaccord avec la procédure choisie par les partis européens, rien ne les empêchait de le faire savoir expressément en amont afin que les citoyens se prononcent en connaissance de cause.

Dynamique démocratique

Le seul à être sorti du bois a été Herman Van Rompuy, le président du Conseil européen, qui, pour court-circuiter le Parlement, n’a pas hésité à convoquer un dîner informel des chefs le mardi 27 mai, soit deux jours après le scrutin. Les députés européens sortants ont immédiatement riposté en décidant de réunir le matin même les présidents (sortants) des groupes politiques afin de réaffirmer leur détermination à imposer l’une des cinq têtes de liste. Van Rompuy est allé plus loin en déclarant, le mois dernier, à un quotidien allemand: «La différence entre le Parlement et ceux qui décident réellement (c’est-à-dire les gouvernements, ndlr) est très claire pour les citoyens.» Jean-Claude Juncker, ancien premier ministre lui-même, lui a rétorqué: «Le dentifrice démocratique est sorti du tube avec l’élection des têtes de liste pour les européennes. Les jours anciens où le président de la Commission était élu par des diplomates dans des arrière- salles sont terminés!»

Reste que François Hollande, même s’il représente l’un des pays qui pèsent le plus au sein de l’Union, ne peut emporter la mise à lui tout seul. Angela Merkel, «qui part de très loin», comme le souligne un diplomate français, bouge rapidement, se rendant compte, elle aussi, qu’elle a sous-estimé la dynamique démocratique en cours. Réunis en Allemagne les 9 et 10 mai, la chancelière et le président de la République ont eu une longue conversation sur le sujet. Cependant, elle ne s’est pas encore ralliée officiellement à la position française: Angela Merkel s’est contentée de déclarer publiquement, à l’issue de cette rencontre, que la nomination du futur président prendrait «plusieurs semaines», ce qui écarte déjà un coup de force le 27 mai au soir… «Les deux dirigeants ont longuement évoqué les différentes majorités possibles au sein du Parlement européen et les scénarios qu’elles autorisaient», explique-t-on à l’Elysée. «Merkel a pris conscience de l’isolement politique des chefs d’Etat et de gouvernement sur ce sujet», décrypte un diplomate français.

Jeu complexe

Le jeu politique, au lendemain du 25 mai, s’annonce complexe: d’abord, il faudra constituer les groupes politiques, ce qui ne sera fait qu’à la mi-juin, comme le rappelle Daniel Cohn-Bendit, le coprésident sortant des Verts (qui ne se représente pas). En effet, selon les sondages, en tenant compte de la composition actuelle des groupes, l’écart entre le PPE et les socialistes risque d’être minime. D’où l’importance des non-inscrits (plus d’une centaine): chaque famille politique va donc essayer d’attirer à elle un maximum d’eurodéputés…

Ensuite, il faudra que le groupe le plus nombreux dispose d’une majorité absolue, soit 376 sièges sur 751, en tenant compte des risques de déperdition lors du vote d’investiture. En outre, cette majorité ne devra pas seulement être de circonstance, c’est-à-dire uniquement destinée à se répartir les postes, comme c’était le cas jusqu’à présent. «Il faudra un accord programmatique entre les partis qui s’uniront», juge ainsi l’eurodéputé vert Yannick Jadot. Une vision qui correspond à celle de François Hollande: accord politique entre les partis, mais aussi accord politique entre les Etats pour déterminer la direction à prendre et, enfin, accord politique entre le Conseil européen et le Parlement européen. On comprend dès lors que cela risque de prendre du temps… «On pourrait avoir des surprises», pronostique l’amateur de football qu’est Cohn-Bendit.

Enfin, certains Etats chercheront sans doute à torpiller cette trop grande démocratisation de l’Union, qui ne peut qu’accroître sa légitimité. C’est notamment le cas de la Grande-Bretagne, qui a déjà fait savoir qu’elle ne voulait ni du socialiste allemand Martin Schulz ni du libéral belge Guy Verhofstadt, tous deux jugés trop fédéralistes. Mais voilà: la désignation du président de la Commission ne requiert plus l’unanimité depuis le traité de Nice de 2001, mais la majorité qualifiée. Les partenaires de Londres oseront-ils passer au vote, ce qu’ils n’ont jamais fait jusque-là? C’est toute la difficulté de l’exercice: «Le rapport de force est non seulement entre la droite et la gauche, mais entre les pro- et les anti-européens», résume-t-on à l’Elysée. Mais chacun est bien conscient que c’est l’avenir de l’Union en tant que projet démocratique qui se joue.


Jean Quatremer

Né en 1957 à Nancy, correspondant de Libération à Bruxelles. Son blog Coulisses de Bruxelles est riche en analyses aussi précises que mordantes sur les enjeux de l’Union européenne.

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