Interview. Quasiment inconnu il y a une trentaine d’années, le Bhoutan, grand comme la Suisse, sort petit à petit de l’ombre. Rencontre avec Robert Dompnier, l’un des meilleurs connaisseurs de ce pays.
Propos recueillis par Michael Wyler
Coincé entre l’Inde et la Chine, au pied de l’Himalaya, le Bhoutan est un pays comme nul autre au monde. Montagneux et sans accès à la mer, il ne compte que 700 000 habitants. Les 50 000 visiteurs occidentaux qui s’y rendent chaque année reviennent en général séduits par ce royaume qui a su préserver sa nature et sa culture.
Robert Dompnier, vous êtes allé à plus de 60 reprises au Bhoutan. Qu’est-ce qui rend ce pays si attrayant?
Tout! Ce pays est un des plus mystérieux de la planète. Ses jungles impénétrables au sud et ses chaînes enneigées au nord en ont interdit l’accès de nombreux siècles durant. Fondé au VIIIe siècle, le Bhoutan n’a jamais été colonisé et c’est ce qui lui a permis de conserver sa culture et ses traditions. D’ailleurs, la première route pavée n’y a été construite qu’en 1962 et la télévision n’y est apparue qu’en 1999...
Il est désormais une destination touristique prisée, même s’il s’avère peu facile d’accès.
Si de nombreuses agences proposent dorénavant le Bhoutan, leurs circuits sont sensiblement les mêmes, les routes étant encore peu nombreuses – et pas toujours très commodes. La quasi-totalité des visiteurs occidentaux atterrit au Bhoutan par le vol Delhi-Paro. Mieux vaut choisir l’arrivée à Paro via Katmandou. Un vol-spectacle de quarante minutes au-dessus des pics de l’Himalaya. Et l’approche de l’aéroport, qui se trouve dans la seule vallée suffisamment large pour y accueillir de gros porteurs, est un premier rendez-vous avec ce relief extraordinaire de fleuves, gorges, montagnes et forêts qui caractérise ce pays.
Pourquoi le Bhoutan est-il une destination culturelle intéressante?
Prenez le Festival de Bumthang, qui se tient au monastère de Jampay Lhakhang, l’un des plus anciens du Bhoutan. Moins connu que ceux des «grandes» villes du pays, Thimphou et Paro, il a plus de charme et d’authenticité, avec ses atsaras, ces clowns aux pantomimes parfois paillardes et grivoises qui se manifestent tout au long de la journée, et ses danses sacrées, exécutées tard dans la soirée et destinées à chasser les démons. Autre festival, celui de Prakar, un monastère tout proche, mais rarement visité.
La vallée de Bumthang, une région naguère pauvre et isolée, s’est développée avec le tourisme et la culture de la pomme de terre. On y trouve aussi parmi les plus vieux temples et monastères du pays.
Le Bhoutan est aussi connu pour son concept du «bonheur national brut». De quoi s’agit-il exactement?
En 1972, le roi Jigme Singye Wangchuck a estimé que l’on ne devait pas se contenter de mesurer des valeurs matérielles, comme le PNB, mais qu’il était tout aussi important de tenir compte de valeurs spirituelles, de l’environnement, etc. Et donc, convaincu que l’amélioration de la qualité de vie des Bhoutanais ne devait pas se faire au profit d’un développement incontrôlé, le roi a introduit ce concept. Il repose sur quatre piliers: le développement durable, la protection de l’environnement, la préservation du patrimoine et la bonne gouvernance. L’actuel premier ministre, Tshering Tobgay, a d’ailleurs réaffirmé son attachement à ces valeurs et s’attelle concrètement à la lutte contre la pauvreté, le chômage, la pollution. Un exemple concret: son gouvernement vient de signer un accord avec Nissan pour développer l’usage de la voiture électrique, histoire de profiter de son abondante capacité hydroélectrique. Le but: un parc automobile entièrement électrique d’ici à 2020!
Vous êtes l’un des guides qui connaissent le mieux le Bhoutan. Qu’aimez-vous particulièrement faire découvrir aux visiteurs que vous y emmenez ?
Comme vous pouvez vous en douter, après m’être rendu une soixantaine de fois dans ce royaume ces vingt-cinq dernières années, j’y connais du monde… J’essaie alors de cultiver les rencontres, par exemple avec des artistes, des hauts fonctionnaires du royaume et un lama fort connu au Bhoutan, avec lequel j’aime débattre du bouddhisme. Et il y a aussi les Suisses installés au Bhoutan, le représentant de la Direction du développement et de la coopération, à Thimphou.
Il est vrai que la Suisse a une relation privilégiée avec le Bhoutan. Pourquoi?
C’est une vieille histoire! A l’occasion de son mariage avec le prince héritier du Bhoutan, en 1952, la princesse du Sikkim, Ashi Kesang Choden, qui a étudié à Londres, invite son amie Lisina, fille de l’industriel suisse Fritz von Schulthess, à venir au Bhoutan. Fritz et le roi Jigme Dorje Wangchuck se lient d’amitié et c’est le début de soixante années de relations harmonieuses! Von Schulthess financera seul les premiers projets de coopération. Ainsi, il envoie à ses frais Fritz Maurer, un paysan-fromager, qui s’installe à Bumthang – il y vit toujours – et qui apprendra aux paysans locaux à mieux gérer leur bétail et leurs cultures. Depuis, la Suisse aide le Bhoutan dans les domaines des infrastructures en milieu rural, de l’agriculture, du secteur forestier, de l’éducation et de la santé.