Interview. Sous le feu nourri des appels à la démission après l’amende de 2,5 milliards de francs infligée à sa banque, Brady Dougan, le grand patron de Credit Suisse, se dit au contraire très fier d’avoir réglé un gros problème.
Il roule en Toyota Prius. Ne porte que peu d’argent liquide sur lui et partage son temps entre Zurich, siège de Credit Suisse, et New York, où vit sa famille. Brady Dougan est certes un banquier d’affaires façonné par l’univers impitoyable de Wall Street. Mais il n’est pas de l’espèce flamboyante. Il est l’un des très rares banquiers internationaux que la crise n’a pas contraints au départ.
Toutefois, les appels se multiplient pour qu’il démissionne, avec le président Urs Rohner. Credit Suisse a dû plaider coupable et payer une amende de 2,5 milliards de francs, un record helvétique, pour avoir aidé des contribuables américains à frauder leur fisc. Les excuses, devant le Sénat, de Brady Dougan, qui prétend n’avoir rien su des actes délictueux d’un petit groupe d’employés, peinent à convaincre. Lors de l’enquête américaine, la banque a fait pression sur la Confédération pour bénéficier du droit d’exception et obtenir ainsi des faveurs des autorités américaines. La Finma, autorité de surveillance helvétique, s’est contentée de lui infliger un simple blâme au terme d’une enquête de complaisance.
Vous, les responsables de Credit Suisse, êtes-vous vraiment conscients d’avoir exposé la Suisse à une catastrophe économique majeure si les autorités américaines, excédées par votre comportement lors de leur enquête sur l’évasion fiscale, avaient décidé d’inculper la banque et donc de la mettre à mort?
Nous avons pris nos responsabilités en agissant de manière déterminée et pro- active pour régler cette question de manière à ne pas enfreindre les lois de la Suisse ni mettre son système financier en danger. Nous l’avons fait avant toute autre banque suisse. Et elles sont encore plus de cent à devoir régler ce problème. Le résultat est à l’opposé de ce que vous affirmez: nous avons réglé le problème tout en permettant au Credit Suisse de rester au service de ses clients et du pays. Cela a été dur. Cela n’a pas été facile. Mais nous avons réussi. Pour le bien de la banque et de la place financière suisse.
Est-ce que cela aura un effet sur vos rémunérations?
Nous n’avons vraiment pas eu le temps d’examiner cette question, mais nous allons assurément étudier les conséquences de ce règlement.
En Suisse et ailleurs, les appels se multiplient pour que vous démissionniez. Allez-vous le faire?
Je pense que nous avons fait du bon travail pour résoudre ce problème hérité du passé dans l’intérêt de la banque et de ses clients. Je reste très engagé dans la banque et vais continuer à l’être.
Plusieurs dirigeants de grandes banques internationales ont démissionné à la suite de l’éclatement de scandales. Quelles conclusions en tirez-vous?
Des banques américaines ont été sanctionnées bien plus durement encore que nous. Et pourtant, leurs responsables sont restés en place. On ne peut pas attribuer à l’équipe dirigeante actuelle de Credit Suisse une responsabilité pour ce qui s’est passé avant son arrivée.
En 2009, les banques ont décliné une offre officieuse de la Confédération d’être intégrées à l’accord qui réglait le conflit fiscal entre UBS et les Etats-Unis. L’avez-vous regretté?
Cette offre a été faite exclusivement à UBS. Les autres établissements n’ont pas eu la possibilité de s’y associer. Quand l’affaire UBS a été rendue publique, il nous est tout de suite apparu que cela allait poser problème à l’ensemble des banques. En ce qui nous concerne, nous devions examiner les risques dans cette activité et ne reprendre aucun client d’UBS. C’était clair: nous nous retirions de ce marché.
Cela fait plus de trois ans que les autorités américaines ont engagé leur procédure contre Credit Suisse. N’auriez-vous pas pu raccourcir la procédure en admettant tout de suite les faits?
Cette procédure a été longue, en effet. Mais nous n’avons pas cherché à la ralentir. Plutôt à trouver une solution le plus vite possible. Toutefois, l’affaire s’est révélée très complexe. Nous n’avons pas pu remettre de noms de clients aux autorités américaines. De plus, les négociations menées par la Confédération pour définir un règlement global pour les banques suisses aux Etats-Unis et tenter de trouver la meilleure solution possible pour la place financière ont duré deux ans. Durant cette période, nous n’avons pas été en mesure de négocier avec le Département de la justice américain.
Credit Suisse a bénéficié du droit d’exception: en obtenant que de nombreux noms d’employés soient transmis aux autorités américaines, en remettant à ces dernières des informations qu’elles demandaient avant même d’avoir l’accord des autorités suisses, elle a cherché à transmettre des données de clients aussi. Est-ce cela que vous appelez le respect de l’Etat de droit d’un pays démocratique comme la Suisse?
La transmission de documents qui pouvaient mentionner des noms d’employés fut une étape importante. Nous l’avons fait en respectant la loi suisse, même si la Confédération nous a aidés. Nous avons communiqué, dans le respect des procédures, les informations que l’on nous a demandées. Nous avons consacré des efforts importants pour avertir personnellement les employés, actuels ou anciens, que des informations les concernant devaient être transmises. Selon la recommandation de 2012 du préposé fédéral à la protection des données, ils ont pu accéder aux documents sur lesquels figurait leur nom. Et selon leurs objections, la banque a examiné si elle devait les transmettre ou non. Certains ont saisi les tribunaux en cas de désaccord. Ces procédures ont été strictement appliquées. Tout cela avait pour but de résoudre cette affaire, dans l’intérêt de la banque, de ses employés et de la place financière.
Aux yeux d’une très large partie de l’opinion, y compris de banquiers, vous êtes allés trop loin avec la transmission des noms d’employés.
Nous sommes visés par deux reproches contradictoires. D’un côté on nous accuse de ne pas avoir coopéré avec les autorités américaines, et de l’autre de trop en faire. Cette affaire a généré beaucoup de tensions. Mais transmettre ces documents était la meilleure défense des intérêts des employés. L’écrasante majorité d’entre eux n’a aucun souci à se faire.
Est-ce vraiment dans l’intérêt d’une grande banque de heurter pareillement ses employés, ses clients et l’opinion publique?
Toutes les banques sont appelées à résoudre ce type de problèmes, et pas seulement les grandes. C’est dans la nature de leur métier. Lorsqu’on leur reproche des manquements, elles doivent tout faire pour se mettre en règle et aller de l’avant.
La banque a finalement renoncé à solliciter du Conseil fédéral une loi d’exception pour vous permettre d’envoyer des données de clients aux Etats-Unis de crainte de se trouver redevable, notamment de vous forcer à partir. Qu’avez-vous à dire?
Je n’ai pas été impliqué dans de telles réflexions, dont je ne connais pas la teneur.
La fermeté d’Eveline Widmer-Schlumpf, cheffe du Département fédéral des finances, a beaucoup compté dans ce dernier épisode, contribuant au respect des lois helvétiques. Que pensez-vous de son travail?
La Confédération et Mme Widmer-Schlumpf ont fait de leur mieux pour défendre les intérêts du pays et de sa place financière et nous lui en savons gré.
Les procédures avec les Etats-Unis ne sont pas finies. Credit Suisse, entre autres banques d’affaires internationales, est impliquée dans deux scandales internationaux, les manipulations des taux d’intérêt (Libor) et de change. Elle est, en outre, visée par une enquête sur des transactions abusives à New York. Seront-elles bouclées plus vite que celle sur le secret bancaire?
Nous n’avons rien à nous reprocher en matière de manipulation de taux d’intérêt. En ce qui concerne les taux de change, à ce jour aucun indice ne démontre également une implication de notre part. Concernant les transactions abusives, nous travaillons dur pour être en règle. Nous ne sommes pas parfaits, mais j’espère régler les problèmes au plus vite. Curieusement, d’autres banques (notamment UBS, ndlr) ont été sanctionnées durement dans le cadre du scandale du Libor, sans que cela ne fasse scandale en Suisse.
L’échange automatique d’informations va se généraliser, du moins dans les pays les plus riches. Va-t-il vraiment pousser les banques à ne plus accepter de fonds évadés du fisc?
Nous nous sommes déjà retirés des pays où nous ne comptons que quelques clients. Les coûts pour respecter la réglementation sont trop élevés. Par ailleurs, nous n’acceptons que des fonds de clients déclarés, une stratégie découlant du durcissement des règles dans le domaine fiscal. L’un de ces changements est l’instauration de l’échange automatique d’informations. Ce système est en train de se mettre en place, mais nous n’en connaissons pas encore tous les détails.
Vous comporterez-vous différemment avec des clients de pays qui échangent les informations et ceux qui viennent d’ailleurs?
C’est déjà le cas, puisque nous appliquerons l’échange d’informations avec les Etats-Unis dans le cadre de l’accord FATCA. Pour les autres pays, c’est encore trop tôt. Il nous manque les détails. Mais notre stratégie est claire pour tous les pays: nous ne sommes pas intéressés à gérer des fonds non déclarés et nous déployons des efforts et des ressources considérables pour atteindre ce but.
Vous avez réglé le passé de manière douloureuse avec les Etats-Unis. Mais pas avec nombre d’autres pays, comme la France ou l’Italie. Combien de temps cette affaire va-t-elle encore durer?
Nous poussons nos clients à se déclarer volontairement, notamment en Allemagne et en France mais aussi dans d’autres pays. Mais il reste encore du travail pour régler cette question. J’espère qu’elle sera réglée au mieux, mais je ne peux pas dicter le rythme. L’instauration de l’échange automatique devrait accélérer le processus.
Comprenez-vous la colère de l’opinion publique lorsqu’elle traite les banquiers de «banksters»?
Bien sûr. Mais cette perception remonte à 2008, lorsque de nombreuses banques ont dû être sauvées par des fonds publics. Or, cela n’a pas été notre cas. Puis la révélation de scandales comme celui de la manipulation du taux d’intérêt Libor a alimenté la suspicion générale. Or, aucun reproche ne nous est adressé concernant ce dernier point. Ma grande frustration est que l’opinion ne prenne pas en compte nos efforts constants pour mener nos affaires de manière éthique et conforme aux règles. Nous ne pouvons tout simplement pas nous comporter autrement!
Brady Dougan
Le directeur général de Credit Suisse, 55 ans, est en fonction depuis 2007, ce qui en fait l’un des plus anciens dirigeants bancaires internationaux encore en fonction. Banquier d’affaires, il a passé l’essentiel de sa carrière à Wall Street. D’abord chez Bankers Trust, puis, dès 1990, auprès de la filiale new-yorkaise de la grande banque helvétique.