Analyse. La tuerie de Bruxelles, le 24 mai, attribuée pour l’heure à un «djihadiste» français, questionne le rapport de l’islam aux juifs. Le «radicalisme» des uns n’est pas la source du problème.
Le même procureur– celui de Paris, signe de grande importance – est réapparu sur les écrans de télévision. Comme en mars 2012 (à la suite des assassinats perpétrés par Mohamed Merah à Toulouse et Montauban contre trois militaires et quatre civils juifs, dont trois enfants), Xavier Molins a égrené, dimanche 1er juin, le mode opératoire de la tuerie survenue le 24 mai au Musée juif de Bruxelles, brossant à grands traits le parcours du suspect, Mehdi Nemmouche, un Français né le 17 avril 1985 à Roubaix, dans le département du Nord. La même intonation grave, presque les mêmes mots.
Dans le dernier drame, le profil idéologique et sociologique du suspect ressemble en effet beaucoup à celui du tueur au scooter, mort dans l’assaut donné à l’époque par la police pour l’arrêter. Dans les deux cas, et pour ce qui concerne les meurtres de juifs, le mobile est selon toute vraisemblance l’antisémitisme, mêlé de haine d’Israël. De nouveau, la France pointe les «failles de l’antiterrorisme». Mais est-ce bien le cœur du sujet?
Dans son édition datée du 3 juin, le quotidien Le Monde observe que «la libération de la parole antisémite (…) est portée en France par l’islam radical et par les vitupérations d’un «comique» de boulevard trop célèbre.» Si Dieudonné et son double intellectuel, l’essayiste Alain Soral, propagent indéniablement une parole antisémite, réduire à l’islam radical le vecteur de cette passion mortifère ne permet pas d’appréhender l’étendue du phénomène antisémite dans la sphère musulmane. Contrairement à ce que le constat du Monde peut laisser croire, les préjugés antijuifs sont assez communs dans la culture islamique, les musulmans les reprenant ou non à leur compte.
Dimensions populaires
Avant d’être «radical», l’antisémitisme de type musulman a une dimension populaire, relevant du café du commerce. Dans la vulgate islamique, les juifs forment un peuple dont il convient de se méfier. Cette défiance ontologique remonte au temps du prophète Mahomet, à la religion duquel les tribus juives ont refusé de se soumettre, les juifs de l’époque – et par extension ceux d’aujourd’hui – étant en conséquence souvent dépeints comme des individus «sournois», voire des «traîtres» à la cause du Seigneur. Cette vision est au fond semblable à celle qui fut dominante pendant des siècles dans l’Occident chrétien, Mahomet prenant les traits de la figure christique «trahie». A la différence que les musulmans s’enorgueillissent généralement d’avoir toujours toléré le culte hébraïque et entretenu une forme de coexistence avec les juifs. Jusqu’au jour où…
L’émancipation citoyenne des juifs d’Algérie, à la faveur du décret Crémieux de 1870 qui fit d’eux des Français comme les autres et non plus des «dhimmis» (statut d’avant la colonisation, à la fois protecteur et marquant la soumission au maître musulman), puis la naissance d’Israël en 1948 allaient considérablement alimenter les sentiments antijuifs des Arabo-Musulmans. Ces derniers ne pouvaient accepter qu’un peuple avec lequel ils vivaient «pacifiquement» mais qu’ils tenaient religieusement et moralement en piètre estime devienne dominant en «terre d’islam», en l’occurrence en Palestine.
L’antijudaïsme religieux s’est donc peu à peu transformé en antisémitisme, parfois des plus virulents. Il s’est affermi au contact de l’antisémitisme européen des années 30, remis au goût du jour par Alain Soral, qui se veut l’«ami» des musulmans et qui tente, avec succès ici et là, de nouer des alliances contre les «sionistes», l’incarnation du «diable».
Entendu récemment chez un musulman, au demeurant tout à fait urbain et titulaire d’un diplôme supérieur, cette remarque assénée avec aplomb: «Ce sont les sionistes qui sont à l’origine de la Shoah.» Dans la même veine, la déclaration, en 2009, peu de temps après l’opération militaire israélienne Plomb durci à Gaza, du prédicateur vedette Youssef al-Qaradawi: «Tout au long de l’histoire, Allah a imposé aux [juifs] des personnes qui les puniraient de leur corruption. Le dernier châtiment a été administré par Hitler. Avec tout ce qu’il leur a fait – et bien qu’ils [les juifs] aient exagéré les faits –, il a réussi à les remettre à leur place. C’était un châtiment divin. Si Allah veut, la prochaine fois, ce sera par la main des musulmans.»
La «réislamisation des banlieues»
Horrible réactionnaire, Youssef al-Qaradawi? Nullement. Il passe au contraire pour un libéral et aurait reçu des menaces de mort pour ses opinions jugées trop laxistes par les plus bigots des bigots. Autrement dit, un prêcheur prétendument «ouvert d’esprit» peut tenir des propos crypto-nazis sans que cela suscite immédiatement l’indignation de la «rue musulmane» – peut-être même que celle-ci leur trouve quelque pertinence quand l’armée israélienne «tue des enfants».
Dans le nord de la France, Hassan Iquioussen, avec ses prêches filmés, participe à l’«islam YouTube», qui fait florès sur la Toile. Les propos de cet ancien acteur de la «réislamisation des banlieues» dans les années 90, fils d’un immigré marocain venu vendre en France sa force de travail, ne se caractérisent pas par leur virulence. Le «professeur» Iquioussen propage un islam qui se veut d’intégration, et le débat sur le mariage pour tous, qu’il a combattu, lui a permis de tisser des liens avec la France catholique et conservatrice. «Nous, Français», dit-il souvent.
«Minorité agissante»
Ce «nous», dans sa bouche, semble parfois exclure les juifs, perçus comme une «minorité agissante» s’employant à créer la discorde entre chrétiens et musulmans, juifs sur lesquels il avait tenu une tirade assassine en 2003. Il s’en était excusé. Depuis, il est plus prudent. Ne pouvant parler à sa guise des «juifs», il se plonge dans le passé de Mahomet et dit parfois pis que pendre des «Banou Israel», les fils d’Israël, les fameuses tribus juives, si ingrates à ses yeux. Mais, lorsqu’il dénonce des attitudes «déviantes», des juifs «contemporains» lui servent alors souvent d’exemple: Dominique Strauss-Kahn et sa «débauche sexuelle», Serge Gainsbourg et son mépris des choses importantes pour le commun des mortels – référence au billet de 500 francs que le chanteur avait brûlé sur un plateau de télévision.
Mehdi Nemmouche le «Ch’ti» n’a peut-être jamais prêté attention aux prêches de Hassan Iquioussen, bien tièdes au regard des appels au djihad lancés par des prédicateurs autrement plus radicaux dans la forme. Mais, à propos de la guerre civile en Syrie, le prêcheur nordiste ne considère pas moins que «l’Etat d’Israël est au centre de tout cela».
L’erreur de diagnostic complique la compréhension des phénomènes: si, dans les cas de Toulouse et de Bruxelles, le passage à l’acte obéit à une «chimie mentale» complexe, l’idéologie antisémite sous-jacente est, elle, plutôt banale, pour ne pas dire banalisée. Le djihad, alors, ce pourrait être aussi l’effort fourni pour relativiser grandement les récits «biographiques» du prophète qui font grand cas de la «perfidie» des juifs. Il serait peut-être temps de mûrir un peu.