Interview. Le Français, ex-commissaire européen, commente le vote de ses compatriotes aux élections européennes du 25 mai. Ils ont commis une grosse erreur de diagnostic, juge-t-il.
Propos recueillis par Antoine Menusier Paris
Pascal Lamy n’est sans doute pas la personne la plus consensuelle pour commenter les résultats des élections européennes en France, marquées par la déroute socialiste – sa famille politique – et la percée historique de l’europhobe Front national. L’Europe, la mondialisation, causes de tous les malheurs? L’ex-directeur de l’Organisation mondiale du commerce et actuel président d’honneur de Notre Europe - Institut Jacques Delors, auteur du récent essai Quand la France s’éveillera*, enfonce en quelque sorte le clou: cette Europe que de plus en plus de Français adorent détester est au contraire leur planche de salut, mais ils ne veulent pas le voir. C’est elle, dit-il, qui sauvera leur identité. C’est elle, et non une vision étriquée de la souveraineté, qui leur assurera un avenir et une place dans la mondialisation, sur le destin de laquelle, estime-t-il, seuls des Européens unis pourront peser.
Avant toute chose, avez-vous conscience de ne pas être en odeur de sainteté dans cette France gagnée par l’euroscepticisme et manifestement rétive à la mondialisation?
Je suis bien conscient de cette particularité, si je puis dire. J’ai souvent dit que je me sentais en harmonie avec 95% des sociaux-démocrates de cette planète, beaucoup des 5% restants étant mes compatriotes. Ce n’est pas pour cela que je considère que les thèses que je défends ne méritent pas d’être débattues. Quand on est minoritaire quelque part en politique, on essaie de présenter des arguments qui, petit à petit, élargissent le cercle de ceux qui sont d’accord avec vous.
A quoi attribuez-vous l’euroscepticisme des Français, qui semble dominer toute autre considération, du moins si l’on se fie aux résultats des élections européennes du 25 mai?
Deux facteurs expliquent cet état de fait consternant. Le premier, qui est hélas une constante dans la politique française, entretenue par des dirigeants depuis une trentaine d’années, consiste à penser que l’origine des problèmes du pays se trouve ailleurs, chez les Chinois, chez les Allemands, chez les immigrés, chez les Arabes, à Bruxelles. Le second facteur est beaucoup plus objectif: la France est en état de crise économique et sociale. Quand on a 11% de chômage et 25% de chômage chez les jeunes, il est normal et prévisible que cela engendre un vote de protestation.
L’Europe institutionnelle a sans doute aussi des reproches à se faire. Qu’est-ce qui explique qu’elle suscite si peu d’engouement, en France en tout cas?
Il n’y a pas d’explication toute simple, mais une combinaison d’éléments. Un élément de long terme, structurel, est la difficulté d’installer un espace politique nouveau de nature supranationale. Nous avons des institutions européennes qui ont cette vocation, mais leur légitimité ne se crée pas par décret, elle se conquiert. La construction d’un tel espace, non hégémonique, est une innovation sans aucun précédent dans l’histoire. Jean Monnet et Robert Schuman pensaient qu’en créant des solidarités de fait, on finirait par bâtir une union politique. L’expérience prouve que c’est plus compliqué qu’on ne le pensait et que cela prend beaucoup de temps. L’élément de court terme renvoie, lui, à cette croyance, alimentée par une partie du personnel politique en mal de bouc émissaire, que l’Europe est responsable de l’austérité. Ce qui est une plaisanterie si on veut bien regarder les faits. La crise européenne est née d’un excès d’endettement des Etats et du système financier. L’Europe n’en est pas la cause. Je reconnais que dans la perception publique des remèdes, il en a été autrement. Mais cela, c’est ce qui se passe quand on communique mal.
Mais tout n’est pas que communication. Il y a aussi les affects, les sentiments…
Bien sûr, et c’est d’ailleurs pourquoi adopter un bon narratif, avoir une histoire collective à raconter qui parle aux citoyens et qui donne un rôle aux uns et aux autres, est si important. Or, cela n’a manifestement pas été le cas.
La souveraineté, en France, est devenue une question centrale, qui renvoie à l’ambition contrariée d’une nation-monde et qui s’oppose à l’idée du processus d’intégration européen. N’y a-t-il pas ici le danger d’un syndrome serbe du début des années 90, ou allemand, au sortir de la Première Guerre mondiale?
Non, pas à ce point-là. Mais il y a en effet dans la tradition française une ambition pour le monde. Certains, ailleurs, trouvent cela arrogant; d’autres, au contraire, s’enthousiasment à cette idée. De mon point de vue, cette tradition est un atout, car je pense qu’il faut donner un sens à ce monde pour peser sur son cours. Le vrai problème est le suivant: au fur et à mesure que la performance économique et sociale de la France se dégrade, et cela remonte au premier choc pétrolier des années 70, il y a une contradiction croissante entre le niveau de cette ambition et la réalité, qui est que l’influence des valeurs françaises est mise à mal. Si ce diagnostic est juste, il explique en partie le malaise de la France vis-à-vis de la mondialisation et de l’Europe qui est perçue par beaucoup de Français comme la courroie de transmission d’une mondialisation qu’ils n’aiment pas.
Quelles conséquences tirer de cela?
Il faut remettre la France d’équerre, recaler son GPS, et non pas continuer à accuser le monde de tous les maux. Le déficit budgétaire et le chômage sont des maux bien français. Certes, il y a du chômage ou des déficits ailleurs, mais on y travaille beaucoup plus qu’en France pour les résorber. Alors oui, il y a de l’affect et du sentiment en politique mais, de temps en temps, il faut aussi regarder les faits.
La France aime-t-elle le monde?
Non, la France d’aujourd’hui n’aime pas le monde d’aujourd’hui. Cette problématique est d’ailleurs le point de départ de mon livre. Je ne dis pas non plus que ce monde est totalement aimable, il est ce qu’il est. Si on veut l’influencer, ambition légitime à mon sens, alors il ne faut pas lui tourner le dos, mais il faut au contraire se donner les moyens de cette influence.
On voit apparaître en France, de manière certainement marginale encore, un sentiment anti-allemand. Qu’en dites-vous?
C’est désagréable, c’est à mon avis suranné et cela fait partie des réflexes qui reviennent à la surface, parce qu’on a tous été éduqués dans une histoire faisant surgir de gros points de conflits relatifs au passé. C’est un peu comme l’histoire entre les Anglais et les Irlandais, les Belges et les Néerlandais, les Italiens du Nord et ceux du Sud. Ces constantes peuvent ressortir mais elles ne correspondent pas à ce qu’on lit dans les sondages. Si vous demandez aux Français de quel peuple ils se sentent le plus proches, ils répondent, et de très loin, les Allemands, l’inverse étant vrai quand on pose la même question aux Allemands. Il y a donc des prurits ici et là, mais ils ne disent rien, ou très peu, de la réalité politique.
Angela Merkel, qui vient de l’est de l’Allemagne, ne manque-t-elle pas d’une culture politique rhénane, plus apte peut-être à se fondre dans une certaine connivence franco-allemande? N’a-t-elle pas parfois un petit côté bismarckien?
Non, je ne suis pas d’accord avec cela. Madame Merkel est la première à penser et à dire – et elle dit en général à peu près ce qu’elle pense – que si la France a des problèmes, l’Allemagne en a aussi. Ce qui indique bien qu’elle a pleinement conscience du lien spécifique franco-allemand.
Au lendemain des élections européennes marquées par d’importants votes anti-européens, quelle narration trouver, justement?
Vis-à-vis des Français, le bon narratif, c’est, je crois, de leur expliquer que l’Europe correspond à un système de civilisation auquel ils tiennent. Un système très spécifique, qu’on appelle économie sociale de marché, avec une redistribution relativement puissante, si l’on considère les parts de PNB réinjectées dans les systèmes sociaux, l’éducation, la santé, le chômage ou encore les retraites. C’est cela qui fait l’identité française, c’est aussi ce qui fait l’identité européenne. Si on ne construit pas l’Europe, cette identité disparaîtra car, prise isolément, elle n’est pas de taille face aux grands modèles qui domineront dans le monde de demain, qu’il s’agisse du modèle américain ou du modèle chinois.
Votre vision repose beaucoup sur des arguments économiques. Sont-ils assez mobilisateurs?
Il y a une autre version non économique de l’Europe, qui est celle du souverainisme. Et j’entends l’argument qui consiste à dire: «Je tiens à mon identité et je ne veux pas être noyé dans cet ensemble que je ne comprends pas.» Je conçois très bien cet argument, sauf qu’un retour au souverainisme national ne permettra pas de faire face au monde de demain. Tout souverainiste devrait réaliser que la meilleure façon de préserver son identité est de faire partie d’un ensemble constitué et solide, en l’occurrence l’Europe.
N’est-il pas temps que les membres les plus importants de l’Europe prennent une initiative marquante?
Il y a évidemment des initiatives à prendre. Et ce sera au prochain président de la Commission de proposer un programme, un message clair, et d’engranger si possible des résultats qui démontrent que les Européens font mieux ensemble qu’isolément. Nous savons bien que le problème majeur des années à venir dans l’Union européenne, c’est le déficit de croissance. Peu de croissance en Europe, compte tenu du niveau de redistribution que suppose notre modèle économique et social, a pour effet de cliver le débat politique sur la répartition, sur les impôts, sur le partage. Donc, ce qu’il faut, c’est que l’Europe exerce ses responsabilités là où elle est pertinente pour le faire. Il est probable qu’il y a un peu de ménage de printemps à faire, ne serait-ce qu’en raison de logiques bureaucratiques qui n’ont pas toujours été correctement contrôlées au niveau politique, y compris par la Commission. Mais attention: il n’y a pas de solution miracle. Il ne faut pas penser, comme beaucoup de Français, qu’on va élire quelqu’un qui guérira les écrouelles. Cela ne marche pas. Lionel Jospin, qui est un ami et que je respecte beaucoup, a perdu l’élection présidentielle de 2002 le jour où il a dit aux Français que l’Etat ne pouvait pas tout.
L’élection attendue, à la tête de la Commission, du Luxembourgeois Jean-Claude Juncker, représentant de la droite majoritaire au Parlement européen, vous paraît-elle de nature à redonner envie à ceux qui n’ont plus envie d’Europe?
On est au début d’un processus politique qui a été initié le soir des élections, dont la deuxième étape a eu lieu le mardi 27 mai au Conseil européen (réunion des vingt-huit chefs d’Etat et de gouvernement de l’UE, ndlr) et qui devrait s’achever le 27 juin. M. Herman Van Rompuy, qui préside le Conseil européen, a été chargé de mener des consultations auprès des Etats et des formations politiques européennes, afin de désigner qui présidera la prochaine Commission. Il s’agit de trouver une personnalité qui réunisse à la fois une majorité au Parlement et au Conseil, parce que la Commission est un quasi-gouvernement qui a besoin de l’appui des deux chambres, le sénat des Etats membres et la chambre des représentants des peuples.
Quel est votre favori?
Je n’ai pas qualité pour me prononcer publiquement sur cette question.
L’Allemand du SPD Martin Schulz n’a-t-il pas le charisme qui manque à Bruxelles?
Martin Schulz était mon candidat car il est celui de ma famille politique.
Et d’un point de vue personnel?
On peut toujours rêver. Pour l’instant, il y a une réalité politique: le groupe chrétien-démocrate a une vingtaine de sièges de plus que le groupe social-démocrate. La tradition parlementaire veut que ce soit le parti arrivé en tête qui est appelé à former un exécutif. L’expérience montre aussi que
cela ne se termine pas toujours comme ça.
Accepteriez-vous d’entrer dans un gouvernement français?
Je n’ai pas d’ambitions politiques en France.
Accepteriez-vous un poste de commissaire européen, voire celui de président de la Commission européenne, si un accord se faisait autour de votre personne?
J’ai déjà été commissaire européen de 1999 à 2004.
Qu’avez-vous pensé de l’intervention télévisée de François Hollande, lundi soir 26 mai, dans laquelle il annonçait des baisses d’impôts supplémentaires, réaffirmait les grandes lignes de sa politique économique et disait son intention de «réorienter» la politique de l’Europe, devenue «illisible», selon lui?
Je crois que tous les leaders européens ont mieux à faire que de dénoncer une Europe illisible. Après tout, c’est d’abord à eux qu’il appartient de la rendre lisible puisqu’ils sont à la fois des dirigeants politiques nationaux et européens. Dire: «Je n’aime pas cette Europe-là» revient à dire: «Je ne m’aime pas.» Attitude toxique à haute dose.
*Pascal Lamy, «Quand la France s’éveillera», Editions Odile Jacob, 176 pages.
Pascal Lamy
Né en 1947 à Levallois-Perret (Hauts-de-Seine), il rejoint le PS en 1969. De 1985 à 1994, il est directeur du cabinet de Jacques Delors, président de la Commission européenne. En 1994, Pascal Lamy devient membre du comité exécutif du Crédit lyonnais, puis directeur général en 1999. De 1999 à 2005, il est nommé commissaire européen chargé du commerce international, puis devient directeur général de l’OMC de 2005 à août 2013.