Vécu. Réfugié en Suisse depuis sept mois, le dessinateur Hani Abbas a reçu le Prix international du dessinateur de presse 2014. Rencontre avec un homme qui dénonce les horreurs du régime syrien et qui vient de recevoir un permis de séjour.
Le soleil brille sur Estavayer-le-Lac, ce jeudi matin de l’Ascension. Casquette couleur vert militaire, t-shirt assorti, jeans et souliers qui ont vu du pays, Hani Abbas attend son hôte sur le quai de la gare, smartphone en main. L’homme est chaleureux. Il s’excuse pour son anglais qu’il juge approximatif, prononce joyeusement quelques mots de français qu’il a appris depuis qu’il est arrivé en Suisse, voici sept mois. «Mais pour apprendre une langue, il faut être en paix intérieurement, et ce n’est pas mon cas. Je suis triste lorsque je pense à toutes les souffrances de mes compatriotes, à ma famille dont je suis séparé.»
Talent récompensé
A 36 ans, ce Palestino-Syrien est un dessinateur de presse connu dans son pays, la Syrie. Invité à exposer ses dessins à Genève fin octobre 2013, il s’est rendu au centre d’enregistrement de Vallorbe pour déposer une demande d’asile quelques jours plus tard. Sa femme et son fils de 5 ans et demi sont restés au Liban où ses parents sont également réfugiés depuis fin 2012. Fin avril, à Genève, Hani Abbas recevait, avec l’Egyptienne Doaa Eladl, le Prix international du dessinateur de presse 2014 des mains de Kofi Annan. «Ce prix, je le dédie à tous ceux qui ont perdu des membres de leur famille, des proches, des amis ou leur maison. Ce serait bien que le monde entier voie nos problèmes et arrête ce massacre.»
Hani Abbas s’excuse: le trajet est un peu long jusqu’à l’appartement qu’il partage avec d’autres requérants d’asile. «Et je n’ai pas de voiture…» Chemin faisant, le dessinateur raconte ses années passées à enseigner, de 1999 à 2012. Son credo de maître d’école: «Je me suis notamment efforcé d’apprendre aux enfants la liberté. J’aimais ouvrir leur esprit à toutes sortes de domaines.» De fait, Hani reçoit souvent des nouvelles d’anciens élèves grâce à Facebook. «Cela me fait plaisir qu’ils me contactent. Ils me racontent leur vie et cela me rend heureux. Cela veut dire que je leur ai laissé de bons souvenirs.» Il faut dire que dans la famille Abbas – qui vivait dans le camp de réfugiés palestiniens de Yarmouk, au sud de Damas – l’enseignement est une seconde nature. Ses parents et deux de ses quatre frères sont du métier. Le cadet, qui vit actuellement à Madrid, est dessinateur comme lui, un autre est chanteur et sa sœur, qui est infirmière et laborantine, vit en Arabie saoudite, avec son mari, un médecin syrien.
Thé et zaatar
Le chemin pour arriver à son domicile provisoire dans la Broye fribourgeoise passe par un joli quartier de villas. Hani Abbas parle de son désir d’habiter Genève, ville internationale où il compte déjà des amis. «Ici, lorsque j’adresse la parole aux gens en anglais, ils me répondent en français. Le français, je l’apprendrai avec mon fils, quand il ira à l’école, si nous sommes un jour tous réunis en Suisse.» Un immeuble vétuste de cinq étages et un gardien auprès duquel il faut déposer une pièce d’identité, avant de monter au dernier étage. «Voilà, on est arrivé. C’est ici que j’habite.» Thé, zaatar – un mélange de thym et d’épices –, huile d’olive et pain, Hani Abbas reçoit ses hôtes «à la syrienne». Une attention délicieuse. Un canapé, quelques solides fauteuils, une ampoule, c’est l’essentiel du mobilier du trois-pièces qu’il partageait il y a peu avec cinq autres réfugiés. Il ne reste plus qu’un Egyptien qui a fui une vendetta. Une armoire en fer divisée en casiers permet à chaque locataire d’enfermer ce qu’il a de plus précieux.
De son compartiment, Hani Abbas sort son ordinateur portable et une tablette graphique, reliée à sa machine, un support qui lui permet de dessiner. Combien de dessins de presse compte-t-il à ce jour? «Des milliers. Je ne les ai jamais comptés. J’ai toujours travaillé comme dessinateur indépendant pour des quotidiens, des hebdomadaires ou le site internet d’Al Jazeera. Ils aiment, ils publient, ils paient. Ils n’en veulent pas, tant pis pour moi. C’est toujours moi qui choisis le sujet. C’est très important, car je ne peux pas dessiner à partir d’une idée en laquelle je ne crois pas. Je publie mes dessins sur Facebook.»
En 2007, alors qu’il travaillait pour un hebdomadaire du gouvernement, il accepte une interview de la chaîne de TV Canal Al Arabia qui le questionne sur le résultat des élections législatives. «Je dormais lorsque le téléphone a sonné. A moitié réveillé, j’ai dit à l’équipe de TV de venir. Je me suis passé un peu d’eau sur le visage et j’ai parlé. En Syrie, tout le monde m’aimait, je n’avais pas peur.» Ses paroles lui coûteront son mandat hebdomadaire. Ses critiques paraissent pourtant bien innocentes, vues d’un pays démocratique. «J’ai dit que les politiciens promettaient toujours de nous aider, mais qu’une fois au Parlement, on ne les voyait plus et qu’ils ne faisaient rien pour les gens. J’ai également affirmé que les parlementaires qui avaient été élus n’étaient pas les bons pour les citoyens.» Il ne regrette pas ses paroles. «J’ai continué une collaboration régulière avec une revue culturelle.» Le dessinateur raconte qu’à l’époque déjà il s’agissait de tourner la langue sept fois dans sa bouche avant de parler. «Il y avait une ligne rouge à ne pas franchir. Ne pas critiquer le président par exemple.»
Risquer sa vie
C’est en 1998 qu’Hani Abbas organise sa première exposition de caricatures. Suivie par beaucoup d’autres dans de nombreuses villes du pays. Il y présente également les tableaux qu’il peint. Son dessin préféré? Il cherche dans les dossiers de son ordinateur portable. Un clic et un immense sablier rempli d’humains apparaît sur l’écran. Quelques personnes s’enfuient à travers une petite ouverture dans le verre brisé. «Ils sautent dans le vide, mais peut-être auront-ils la chance de bien atterrir…»
Il en fait apparaître un autre, celui d’un soldat qui respire une fleur rouge, symbole de la révolution syrienne, alors que tous les militaires sont au garde-à-vous. «Un dessin très dangereux. J’ai très vite reçu le téléphone d’un homme qui hurlait et me conseillait de le retirer de mon compte Facebook. Il me disait que le gouvernement ne l’avait «vraiment pas aimé». J’ai beaucoup hésité, mais j’ai fini par le retirer le jour même.»
Hani Abbas parle de ses autres moments de doute. Il a beaucoup hésité à publier le dessin qui représente un crayon, la tête rabattue contre le sol par un des deux crayons-gomme qui l’encadrent. «Je me disais: «Je publie? Je ne publie pas?» Je suis allé boire un café dans la cuisine et, de retour à mon bureau, je me suis dit: «Vas-y!» J’aurais pu perdre la vie pour ce geste.» Le gouvernement a choisi de s’emparer de son compte Facebook et de fermer son compte bancaire. «La banque m’a demandé de passer pour venir signer des papiers. Mais je ne suis pas tombé dans le piège. J’aurais sûrement été accueilli par la police.»
Le réfugié parle de tous ses copains de la presse qui ont mal fini, des caricaturistes qui ont tous fui le pays, «sauf deux ou trois qui travaillent pour le gouvernement». Il revient sur ses amis emprisonnés qui ne sont plus jamais réapparus, sur cet autre ami journaliste que le gouvernement a simplement abattu devant chez lui. Il pleure en regardant leur photo. «Je pense à tous ceux qui sont pris au piège dans le camp de Yarmouk. Environ 30 000 personnes subissent la faim et les bombardements, encerclées par les forces du gouvernement. C’est un holocauste et personne ne réagit. Nous sommes pourtant au XXIe siècle. C’est là que j’habitais avant de fuir au Liban. Mais là-bas, il n’y a pas d’avenir. En tant que citoyen palestino-syrien, je dois renouveler mon permis tous les trois mois.»
Sur son compte Facebook, heureusement, des photos plus joyeuses. Celles de son fils, son «président», comme il le nomme en souriant. Entouré d’enfants, le garçonnet montre du doigt un des dessins de sa première exposition organisée dans l’appartement familial au Liban. La relève est assurée. Et elle va bientôt débarquer en Suisse. Vendredi dernier, un jour après sa rencontre avec L’Hebdo, Hani Abbas recevait une bonne nouvelle, après avoir longtemps désespéré, alors que son cas, évident, aurait dû être vite réglé. Il a obtenu le permis B. «Je suis tellement heureux. Je vais pouvoir faire venir ma famille, trouver un travail et commencer une nouvelle vie.»
L’accueil des Réfugiés syriens en chiffres
En septembre 2013, le Département fédéral de justice et police (DFJP) a décidé d’allègements en matière de visas pour permettre aux Syriens touchés par la guerre, et qui ont des parents en Suisse, d’obtenir rapidement et sans formalités excessives un visa d’entrée. Jusqu’à fin mars, selon l’Office fédéral des migrations (ODM), plus de 3300 visas ont été délivrés et plus de 2500 personnes sont arrivées en Suisse grâce à cette directive. Ce visa facilité, ou visa Schengen, est valable trois mois. A son échéance, la personne obtient une autorisation de séjour provisoire.
Aujourd’hui, l’ODM assure que plus personne n’est reconduit en Syrie. Les proches des réfugiés syriens doivent, depuis novembre, offrir une garantie financière pour couvrir les frais fixes et l’assurance maladie. L’ODM précise que, si la vie de la personne est menacée, ces frais sont pris en charge. Certaines personnes qui sont entrées en Suisse via le visa facilité ont déposé une demande d’asile.
Le Conseil fédéral avait également décidé de prendre en charge un contingent global de 500 personnes particulièrement vulnérables, en collaboration avec l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés (UNHCR). Au vu de la situation désastreuse en Syrie, ce projet pilote d’une durée de trois ans s’est appliqué aux Syriens. A ce jour, seules 54 personnes (14 familles) ont été prises en charge par les cantons de Soleure et Uri, et sont spécialement soutenues dans leur démarche d’insertion. Depuis le début de la crise, la Suisse a versé 85 millions de francs pour l’aide sur place. Pour rappel, le Liban accueille 1 070 000 réfugiés, la Turquie 743 000, la Jordanie 594 000 et l’Irak 223 000.