Analyse. Toujours plus nombreuses, les ruptures de stock de médicaments peuvent remettre en cause la sécurité des patients. Pour tenter de pallier ce problème, la Suisse veut mettre en place un système d’alerte afin de détecter les pénuries suffisamment tôt.
Enfin. La Confédération s’est enfin décidée à agir face aux pénuries de médicaments qui n’ont cessé de se multiplier depuis le milieu des années 2000. Médicaments anticancéreux, antibiotiques, antidépresseurs, anesthésiants... Autant de préparations qui manquent toujours plus à l’appel à l’échelle mondiale. Autant de produits jugés critiques car indispensables à la santé publique.
Au cours de l’été passé, ce sont les antithyroïdiens et les hormones thyroïdiennes de synthèse qui étaient en rupture de stock dans les rayons des pharmacies suisses et européennes. Des millions de personnes étant concernées par divers troubles de la thyroïde, les conséquences ne se sont pas fait attendre: ruée sur les derniers emballages disponibles et vagues de panique sur les forums consacrés à la question.
Ordonnance en main, dans l’attente de son médicament, le patient faisait alors face au désarroi des pharmaciens, dans l’incapacité immédiate de dire combien de temps la pénurie durerait, avant d’être renvoyé à d’autres officines, où le même scénario rocambolesque se répétait. Finalement, le malade était redirigé vers d’autres substances, dont certaines quasi similaires, mais trois fois plus chères et non remboursées par les assurances maladie. On a vu mieux en termes de gestion des coûts du système de santé.
Heureusement, cette rupture de stock a cessé quelques mois plus tard, mais elle a laissé la place à d’autres pénuries, tout aussi problématiques. «A l’heure actuelle, ce sont surtout les vaccins qui manquent en Suisse, et notamment ceux destinés aux nouveaux-nés. Les pédiatres doivent donc se débrouiller autrement en trouvant des produits de substitution», explique Pascal Bonnabry, pharmacien-chef des Hôpitaux universitaires de Genève (HUG).
Car ce problème de taille touche certes les malades dans leur santé, mais aussi les médecins dans leurs choix des protocoles thérapeutiques pour leurs patients. Face au manque d’une substance active, ils se voient dans l’obligation de s’adapter rapidement, tout en étant parfois contraints de revenir à un traitement moins efficace, mais disponible. Et l’on ose à peine imaginer le scénario catastrophe lors d’absence de solution de remplacement, notamment dans le domaine de l’oncologie, où la quasi-totalité des principes actifs «classiques» peuvent venir à manquer.
Colosse aux pieds d’argile
Jusqu’ici, Swissmedic et les autorités politiques semblaient aveugles, incapables de saisir l’ampleur du problème. Et ce alors qu’une même question lancinante resurgissait régulièrement dans le débat public par le biais des professionnels de la santé visiblement très inquiets: comment donc est-il possible que la Suisse, qui possède l’un des meilleurs systèmes hospitaliers du monde coûtant des milliards de francs, qui vit à l’ombre de grands groupes pharmaceutiques, ne puisse pas disposer des médicaments de base dont les patients ont besoin?
La réponse est à chercher du côté de l’industrie pharmaceutique. Mondialisation et complexité croissante des circuits de fabrication ont fait de ce secteur qui pèse des milliards (en 2012, l’ensemble du marché pharmaceutique mondial était évalué à 856 milliards de dollars – le PIB de la Suisse étant, lui, de 631 milliards de dollars) un colosse aux pieds d’argile.
Manque de matières premières, problème de qualité lors de la production, délocalisation dans les pays émergents pour des raisons économiques (60 à 80 % des principes actifs sont aujourd’hui produits hors d’Europe, contre 20 % il y a trente ans), hausse de la demande, pression croissante sur les coûts: autant de facteurs qui expliquent les pénuries.
Tout comme la recherche effrénée d’optimisation des sites de production qui pousse l’industrie à produire à flux tendu. En faisant tourner leurs usines à 70 voire 80 % de leur capacité, les pharmas ont peu de marge de manœuvre pour s’adapter en cas d’augmentation brutale de la demande. Une poussière dans le rouage et c’est toute la mécanique qui s’enraie.
Le très sérieux New England Journal of Medicine avance pour sa part une raison bien plus mercantile: «L’industrie cherche à faire disparaître les vieux médicaments, vendus sous forme de génériques, dans le but d’accroître la consommation des plus récents, beaucoup plus rentables.» Une stratégie qui s’explique lorsque l’on sait que les marges des nouvelles substances peuvent être de 20 à 50 fois plus importantes que celles des génériques.
«Il n’est pas exclu que les pénuries soient quelquefois organisées dans le but d’augmenter indirectement les profits des fournisseurs via une hausse des prix ou en forçant le remplacement par des produits plus chers. Mais d’autres fois elles semblent réellement imprévues et prennent tout le monde de court», tempère Thierry Buclin, chef de la Division de pharmacologie clinique du CHUV, à Lausanne.
Coup de poing contre petits pas
Est-ce l’intervention coup-de-poing de Barack Obama devant le Congrès américain en novembre 2011 qui a finalement poussé les autorités suisses à sortir de leur torpeur trois ans plus tard?
Face aux pénuries de médicaments qui entravaient le bon fonctionnement du système de santé, le président des Etats-Unis a rapidement mis en place un processus flexible d’importation des médicaments tout en obligeant les entreprises à divulguer à la Food and Drug Administration (FDA) tout manque de stock et ralentissement de la production en totale transparence.
La FDA recevait également le mandat d’enquêter sur les causes de pénuries, ainsi que sur le problème de non-diversification des manufacturiers de médicaments.
En Suisse, il est désormais question de mettre en place un système d’alerte un peu similaire, une plateforme élaborée entre cette année et l’an prochain qui devra permettre de «cerner rapidement les produits critiques, de détecter les causes principales d’une pénurie et d’accélérer les processus décisionnels».
Quant à une quelconque pression sur les laboratoires pharmaceutiques, c’est davantage la politique des petits pas qui prévaut. Dans un premier temps, les pharmas seront dans l’obligation de notifier les manques de principes actifs critiques prédéfinis. Bémol de taille: la liste est limitée à un nombre aussi petit que possible, afin que les entreprises puissent s’acquitter «rapidement et facilement de leur obligation de notifier les perturbations».
Dans un second temps, les produits connaissant régulièrement des pénuries seront soumis à un système de surveillance, afin d’assurer un suivi régulier des quantités stockées. Des notifications qui se feront sous forme électronique, sur une plateforme en ligne et centralisées par l’Office fédéral pour l’approvisionnement économique du pays (OFAE).
«Il s’agit de mesures beaucoup plus soft qu’aux Etats-Unis, mais c’est mieux que rien», confie Pascal Bonnabry.
Étatiser les pharmas?
La mise en place de cette plateforme d’information et de coordination permettra certes de détecter les pénuries plus rapidement, et aidera certainement le travail des pharmaciens d’hôpitaux dans leur gestion des stocks et la recherche de solutions de remplacement, mais sera-t-elle réellement suffisante pour assurer un bon approvisionnement du marché helvétique, un marché si étroit qu’on le dit particulièrement vulnérable aux arrêts de production précoces?
«C’est un pas dans une direction qui me semble correspondre à un besoin réel, car ces ruptures de stock sont en effet un peu inquiétantes. Mais ce n’est à mon avis qu’un premier pas. Car des annonces de menace de pénurie risquent aussi d’être employées par les industries pour influencer les prix à la hausse», s’inquiète Thierry Buclin.
Alors que le Ministère de la santé français penche pour la mise en place de freins à l’exportation inappropriée de médicaments indispensables, Thierry Buclin envisage une solution encore plus radicale: la création ou la reprise d’entreprises pharmaceutiques par l’Etat dans le cadre d’une compagnie nationale. Une proposition qui a émergé lors de la menace de fermeture de l’unité de production nyonnaise de Novartis en novembre 2011.
«Ce que j’appelle de mes vœux, c’est une subsidiarité privé-public dans le domaine du médicament, comme il en existe dans maints secteurs de l’économie. La collectivité devrait pouvoir se doter de moyens de produire des médicaments de base à prix concurrentiels pour pouvoir réagir aux pénuries menaçant les médicaments essentiels, qui sont souvent d’anciens produits peu chers dégageant de faibles marges pour le fabricant.» Une complémentarité qui constituerait la meilleure garantie d’un service optimal au citoyen-consommateur.
Pour le chef de la division de pharmacologie clinique du CHUV, cette solution aurait également pour avantage de «donner les moyens de produire des génériques clairement plus abordables et permettrait de contrer un peu les abus des pharmas, celles-ci incitant en contrepartie l’entreprise publique à rester efficace et attentive au client».
La reprise d’entreprises pharmaceutiques par l’Etat; un partenariat public-privé. Voilà donc des solutions radicales mais peut-être les seules efficaces devant les tergiversations des autorités suisses à réellement faire pression sur les entreprises pharmaceutiques.
sylvie.logean@hebdo.ch / @sylvielogean
Blog: «Acquit de science», sur www.hebdo.ch