Interview La «culture psy» est notre nouvelle religion et elle n’a pas que du bon. Un analyste valaisan l’affirme dans un livre percutant.
A une adolescente anorexique qui lui demandait quoi faire pour s’en sortir, Alain Valterio a répondu, publiquement, sur son blog: «Mange, sale gamine!»
C’est un psy qui aime la provocation. Qui affirme, sans crainte du paradoxe, qu’il y a trop de psys et pas assez d’adultes. Entendez: la culture thérapeutique a pris le dessus, on préfère soigner qu’éduquer. Dans un livre fraîchement paru, ce Valaisan incorrect met les pieds dans tous les plats pour dire sa conviction. Il dénonce la «pédolâtrie» ambiante, la «sacralisation de l’empathie», la «bouillie des genres». Et soutient sans broncher que la maltraitance des parents par les enfants est un grand fléau de notre époque.
Mais la provocation, chez ce jungien rugueux, ne naît pas que de la mauvaise humeur: c’est une posture, un choix plus maîtrisé qu’il n’y paraît, voilà ce que le lecteur comprend au fil des pages de Névrose psy. «Là, il exagère», ne cesse-t-on de penser en lisant. Tout en admettant que la mordante ironie de l’auteur a le mérite de formuler un malaise diffus, maintes fois ressenti.
Calé dans un fauteuil relax dans son cabinet du centre-ville de Sion, la main gauche tripotant un chapelet en bois géant, l’homme parle du haut d’une expérience de trente ans, avec une honnêteté qui en impose. Le débat qu’Alain Valterio veut susciter gagnerait à s’ouvrir.
Vous invitez les hommes à cultiver leur virilité et faites l’éloge de la «fessée bien pesée»: vous prenez beaucoup de plaisir à provoquer. Etes-vous vraiment un macho partisan des sévices corporels?
Tout ce que je dis pourrait être nuancé, car tout est toujours plus compliqué, bien sûr. Mais je ne veux pas nuancer: ce ton que j’ai choisi est une réponse au ton thérapeutique ambiant, qui diffuse sa mielleuse bienveillance comme une musique de supermarché. Certains me traiteront de macho et de réac. Chez d’autres, je sais que je vais provoquer un sentiment de jubilation. Mon ton est celui de l’inconscient, il se veut libérateur.
Etes-vous macho, oui ou non?
J’ai été, en 1968, un féministe de la première heure. Ce que je suis aujourd’hui, c’est un partisan des différences. Je considère que ce qui distingue un homme d’une femme, le noir du blanc, un homo d’un hétéro, un enfant d’un adulte, est une source de bonheur et pas seulement une regrettable discrimination.
Pour les châtiments corporels?
Pas du tout! J’essaie de faire comprendre que les adultes gagneraient à retrouver, face à l’enfant, une spontanéité éducative qui leur fait cruellement défaut. A un mioche insupportable, il faut pouvoir dire: «Stop, tu m’emmerdes!» Mais la peur de mal faire inhibe les parents, les rend craintifs et impuissants. Le mot «punir» est devenu tabou, comme «interdire». On parle de motiver, prévenir, informer, mais interdire, jamais.
Pourquoi?
Nous sommes imprégnés de la promesse véhiculée par le discours thérapeutique: on peut faire mieux que d’interdire. Votre enfant passe trop de temps devant l’ordinateur? Envoyez-le nous, on a des techniques. Les parents aiment car cela nourrit en eux l’illusion qu’ils pourront faire l’économie de l’éducation et de ses désagréments. Seule comptera l’affection qu’ils dispensent; les problèmes, ça se soigne chez le thérapeute. Le drame de l’éducation aujourd’hui est qu’il y a trop de psys et pas assez d’adultes. Je précise que je ne tiens pas un discours sur comment éduquer. J’essaie de comprendre pourquoi les adultes ont perdu pied. Et j’aimerais les encourager à être bien dans leurs bottes.
Qu’appelez-vous la «psyrose»?
Ce que je veux signifier par ce néologisme, c’est que la thérapie, née sur le divan, est sortie de ses murs pour se diffuser dans tous les domaines de la société. Jusqu’ici, on n’a relevé que les aspects positifs de cette évolution. Mais l’imprégnation des esprits a aussi des effets pathogènes. Dans les années 70, on a beaucoup dénoncé le fait que nous étions tous des névrosés de la culture judéo-chrétienne. Aujourd’hui, le facteur d’inhibition, la nouvelle religion délétère, c’est la psyrose.
Autre néologisme: la «pédolâtrie».
J’observe que l’enfant est mis au centre de tout et la première victime de cette vénération, c’est lui-même. Car il n’est pas en mesure d’assumer ce pouvoir qui lui est donné, tout en cherchant éperdument à le conserver. Il est comme le roi de l’île qui ne peut pas dormir car s’il s’endort un autre prendra sa place. C’est très angoissant: ce n’est pas un hasard si les troubles paniques et les angoisses de mort imminente sont en augmentation chez les jeunes.
Pourquoi la pédolâtrie ferait-elle le lit des comportements addictifs?
Etre une star, cela met l’enfant dans un état d’inflation psychique, il carbure au sentiment de toute-puissance, comme le cocaïnomane. Et, comme lui, il a besoin d’être continuellement dans cet état. Quand on est une star, on n’a jamais assez de lumière, d’amour, de substances. Ce dont un enfant a besoin, ce n’est pas d’être la vedette, c’est d’avoir quelqu’un au-dessus de lui, qui d’une part lui désigne sa place et d’autre part l’incite à se dépasser.
Les enfants ont besoin d’adultes debout, qui leur donnent envie de grandir: vous parlez comme Françoise Dolto. Tous les discours psys ne sont donc pas nuisibles?
Dolto n’était pas une psyrosée! Je ne remets en cause ni Dolto, ni Freud, encore moins Jung; mais ce que leurs idées sont devenues, diluées et dénaturées dans une liturgie lénifiante qui a bien peu à voir avec les messages d’origine.
Votre livre présente une galerie impressionnante de parents maltraités. Des cas exceptionnels?
Pas si exceptionnels que ça. Les gens défilent dans ce cabinet depuis trente ans et je suis témoin de situations insensées. Des parents qui rentrent le soir chez eux et se retrouvent enfermés dehors par leur ado qui veut fricoter en paix. Un père que ses trois enfants appellent quotidiennement «trou du cul» sous le regard complice de la mère et qui se retrouve au poste de police pour avoir poussé son fils qui l’agressait. Ou ce couple venu demander conseil pour son fils et qui, le temps d’une consultation, se laisse interrompre sept fois par des appels téléphoniques du môme en question. La maltraitance des parents par les enfants est un problème psychosocial majeur d’aujourd’hui. Il n’y a jamais eu aussi peu de hiérarchie entre les générations et cet aplatissement a des effets délétères. On ne pouvait pas faire l’économie de 1968 et de ses remises en cause. Mais en 2014, les parents doivent remettre de la distance entre eux et leurs enfants.
La psyrose expliquerait en partie, selon vous, la baisse de la fécondité. En quoi?
Avoir un enfant aujourd’hui suppose un tel investissement et une telle angoisse que ça fait peur.
Mais on ne voit partout que des people rayonnants avec leur bébé!
Et si la pédolâtrie n’était pas, justement, un signe de peur? L’enfant, cet intouchable que l’on vénère, est une idole fragile, dont on craint constamment qu’elle casse, subisse un traumatisme, se suicide. Jamais les parents n’ont eu aussi peur du suicide de leurs enfants.
C’est l’inquiétude maternelle qui a pris le dessus?
Oui, la psyrose impose une vision maternelle de l’éducation. Dans la distribution traditionnelle des rôles, la mère protège, le père initie. Il dit: «J’ai confiance dans le fait que tu vas pouvoir surmonter l’épreuve.» Quand j’étais jeune, c’est lui qui dictait la loi. Aujourd’hui, c’est la mère qui dicte au père son attitude face à l’enfant. Et ce qu’elle lui demande, c’est d’être une deuxième mère.
Cette distribution des rôles appartient au passé, les configurations familiales se diversifient. Pourquoi la mère ne jouerait-elle pas le rôle initiateur?
Elle peut, quand les rôles sont redistribués. Ce qui m’importe d’affirmer, c’est qu’il faut réinjecter du père dans l’éducation, quelle que soit la personne qui se glisse dans ses bottes. Cela dit, je suis convaincu qu’on ne liquide pas la nature d’un revers de main: la fusion corporelle initiale avec le bébé est, pour la mère, une réalité puissante, qui l’amène à tendre vers un comportement protecteur.
Un enfant n’a rien à faire chez le psy, écrivez-vous. Encore une provocation?
Je suis sérieux. Aux parents qui me téléphonent pour leur enfant, je dis: «C’est vous que je veux voir, pas lui.» Je pense qu’il faut travailler non pas avec l’enfant, mais avec les adultes de référence qui l’entourent. Lorsqu’on envoie un enfant chez le psy, il ne nouera un lien avec le thérapeute que si ce dernier se fait son allié contre les autres adultes. Et ça, c’est une catastrophe: parents et éducateurs sont disqualifiés, l’éducatif se soumet au thérapeutique.
Dolto a fait tout faux, alors?
Au temps de Dolto, la psyrose n’existait pas. Elle et d’autres ont fait un travail formidable et nécessaire, notamment en instaurant la bienveillance face aux personnes souffrant de troubles psychiques. Mais aujourd’hui, la bienveillance a viré à la complaisance: le trouble donne des privilèges à celui qui souffre, la posture victimaire est encouragée. Et autour de l’enfant à problèmes, les adultes ne se sentent plus en droit de lui dire que sa souffrance ne lui donne pas le droit d’être infernal.
Vous, vous dites à la jeune fille anorexique: «Mange, sale gamine!» C’est votre méthode pour guérir les troubles de l’alimentation?
Ce n’est certainement pas une méthode miracle. Mais les parents d’anorexiques vivent un enfer, une agression, et ils ne se sentent plus en droit de le dire. «Mange, sale gamine!» c’est plus vivifiant que: «Tu es malade, ma pauvre.» On a complètement stérilisé le vocabulaire. Dire à un enfant qui a fait pipi au lit: «Tu souffres d’énurésie», c’est sans odeur: ça prive le symptôme de son lien avec l’âme.
Vous dites aussi qu’un psychothérapeute n’est pas plus efficace qu’un charlatan. Qu’attendez-vous pour changer de métier?
Il faut être modeste. Je crois être utile à certains patients, mais je suis bien obligé d’admettre que d’autres sont venus chez moi et n’en ont rien retiré, puis sont allés se faire imposer les mains et se sont sentis mieux. Ce qui marche ou non en thérapie reste un grand mystère, les discours triomphants basés sur des données soi-disant objectives n’y pourront rien. J’ai bon espoir d’aider mes patients à se libérer de la psyrose. Je crois que la thérapie doit être remise en question comme la religion l’a été. Je le dis en tant que croyant.
* «Névrose psy -
Les effets de la psychologisation sur les menatlités», Alain Valterio, Favre, 295 p.profil
Alain Valterio
Né en 1952 à Sion, il est licencié en psychologie et diplômé de l’Institut C. G. Jung de Zurich. Il exerce comme analyste en cabinet privé à Sion depuis trente ans et intervient comme superviseur en milieu éducatif. Il tient une chronique dans Coopération, ainsi qu’un blog sur les rêves, sur le site du journal. Il parle rêves aussi sur Radio Rhône une fois par mois (Ici et Maintenant).