Critique. Qu’ils négocient le pétrole dans leur coin ou qu’ils dirigent des empires comme Glencore, les traders en matières premières dictent leurs conditions en dépit d’une activité toujours
plus réglementée.
«Les négociants en matières premières peuvent apparaître chouchoutés, et même paresseux. (…) Mais dès qu’il s’agit de passer à l’action, toute leur perspicacité et leur caractère indomptable se révèlent. Les contrats qu’ils négocient sont si mal régulés, pour le moment du moins, que l’argent adroitement combiné à leur talent crée encore aujourd’hui des occasions irrésistibles.»
Cette tribu pour le moins étrange, la journaliste américaine Kate Kelly l’a explorée. Du trader solitaire qui achète et vend son pétrole depuis sa maison de vacances dans le Lubéron aux dirigeants du géant Glencore, sur les rives du lac de Zoug, en passant par les bureaux de la Commodity Futures Trading Commission (CFTC) à Washington, le régulateur américain en charge de poser des règles à ce monde sulfureux.
Reporter à la chaîne de télévision financière CNBC après avoir écrit dans le Wall Street Journal, Kate Kelly a pu pénétrer cet univers d’ordinaire très rétif à la lumière et à la publicité. Elle y a découvert des individus au caractère bien trempé, qui ne craignent pas de sortir de la norme, dans leur comportement aussi bien individuel que professionnel. «Ils peuvent passer la moitié de leur été en Provence ou à Nantucket (île du nord-est des Etats-Unis servant de villégiature chic, ndlr), travailler à distance depuis un terminal Bloomberg pendant qu’une nounou s’occupe de leurs enfants. Ils peuvent rendre insignifiante une très sérieuse réunion avec des investisseurs en parlant d’arts martiaux, déplacer un rendez-vous important quelques jours avant, refuser de suivre les marchés, voire se montrer si occupés à chasser le tétras en Norvège qu’ils ne peuvent pas répondre à des questions sérieuses sur les cours du pétrole», remarque ironiquement l’auteure, qui a assisté à l’ensemble de ces cas de figure.
De la gloire à la chute
La journaliste s’est-elle laissé emballer par les fortes personnalités peuplant cet univers haut en couleur qui met le reste du monde sous pression? Tout en conservant ses distances, elle en décrit les nombreuses facettes, insistant sur les personnalités les plus emblématiques.
Ainsi, celle du Français Pierre Andurand qui, à la tête de sa petite société de trading BlueGold à Londres, s’est illustré par une maîtrise impressionnante de ses nerfs pour sortir vainqueur. Au printemps 2008, cet ancien trader du géant pétrolier Vitol à Singapour parie sur une baisse des cours du pétrole. Pourtant, les prix ne cessent de grimper pour atteindre un pic historique en juin de cette année-là. Le Français attend alors que les cours inversent leur tendance, ce qui se produit, à vitesse accélérée, au second semestre. Puis il vend tout à la veille de Noël, empochant au passage un pactole qui l’inscrit parmi les spéculateurs les plus notoires.
Le même connaît un sort tout autre trois ans plus tard, lorsqu’il parie à la hausse, cette fois, et que le marché prend la direction opposée. En un mois, en mai 2011, la valeur de son fonds investi en contrats futures pétroliers chute de 23%, mettant de nouveau ses nerfs à rude épreuve. Cela ne l’empêche pas de célébrer son mariage avec un mannequin russe à Saint-Pétersbourg. Mais un an plus tard, confronté à des pertes qui s’additionnent, il ferme brusquement sa société à la fureur des investisseurs qui lui avaient fait confiance, part en vacances, puis en ouvre une nouvelle l’automne venu.
Un bras armé contre les abus
Ce sont des actions de ce type qui conduisent, poursuit le livre, les entreprises à l’autre bout de la chaîne à s’armer de précautions, comme la compagnie américaine Delta Airlines, grosse consommatrice de kérosène, contrainte de se prémunir contre les trop fortes variations de prix. Ce sont elles, aussi, qui amènent l’autorité américaine de surveillance du négoce des matières premières, la CFTC, à passer à l’action.
D’une petite administration créée dans les années 70 dotée d’une faible autorité, un nouveau patron, Gary Gensler, en a fait un solide bras armé contre les abus dès l’éclatement de la crise financière de 2008. C’est ainsi que Gensler a cloué le sénateur démocrate Carl Levin – celui qui a tant critiqué les banques suisses – en répondant par un déterminé «oui» à la question apparemment basique: «Est-ce que la spéculation affecte les prix?» Il démontrait une résolution qui tranchait avec les réponses alambiquées que ses prédécesseurs avaient livrées pendant des décennies.
Les abus et les travers des traders de matières premières sont racontés de la même manière que leurs succès et actes d’héroïsme (pour certains): comme un récit qui ne juge pas mais constate les actions et leurs conséquences. Le lecteur est assez grand pour en tirer les conclusions qu’il jugera nécessaires.