Critique. Les traders à haute fréquence multiplient à l’infini les transactions, gagnant sur de minuscules variations de cours. La vitesse est un avantage essentiel dans leur calcul. Tout comme d’autres choses, moins avouables.
Il fut un temps où la Bourse était une «corbeille», avec des crieurs tout autour et des clients qui téléphonaient leurs ordres d’achat ou de vente à leur banquier. Un passé qui est enterré depuis que les places boursières sont devenues électroniques. Le trader le plus habile n’est ainsi plus celui qui hurle le plus fort, mais celui qui fait exécuter ses ordres avant les autres afin de gagner l’avantage, même sur les différences de cours les plus infimes. Multipliées indéfiniment, les fractions de centimes se transforment en pactole. Et, si le temps, c’est de l’argent, chaque milliseconde représente, pour ces courtiers de l’ère du tout-électronique, de l’or. Les traders à haute fréquence sont devenus les rois des places de négoce.
Ces seigneurs de l’opacité
Leur procédé suscite aussi la révolte. Celle des défenseurs d’un fonctionnement transparent et équitable des marchés financiers. C’est l’histoire de ce mouvement que raconte Michael Lewis, auteur à succès sur les travers de la finance. Son ouvrage précédent, The Big Short, paru en 2010, racontait comment les banques de Wall Street avaient gonflé les dettes hypothécaires des ménages américains jusqu’à provoquer la grande crise des subprimes en 2007.
Dans Flash Boys, l’auteur s’attaque aux seigneurs de l’opacité du négoce boursier. «Le marché d’actions des Etats-Unis se traite maintenant dans des boîtes noires à l’intérieur de bâtiments sévèrement gardés dans des banlieues du New Jersey et de Chicago. Ce qui s’y déroule est difficile à décrire. Les rapports publics sont flous et peu fiables. Même un expert ne peut pas dire ce qui s’y passe exactement, ou quand cela se passe, ou encore pourquoi. Le petit investisseur n’a aucun moyen de le savoir, naturellement», écrit-il.
Lewis ne s’égare pas dans des considérations techniques. Il raconte des histoires vécues, celles de ces banquiers, traders et informaticiens qui se sont trouvés embarqués dans une logique qu’ils ne comprenaient pas, qui les dépassait, puis, l’ayant enfin maîtrisée, qu’ils ont tenté de combattre.
Le livre commence par un projet fou, celui de la construction d’une nouvelle ligne à fibre optique entre Chicago, où se trouve le Chicago Mercantile Exchange (CME), l’une des deux plus grandes places de produits dérivés du monde, et Carteret, dans la banlieue de New York, où se situe la «boîte noire» du Nasdaq, l’une des deux principales Bourses d’échange d’actions des Etats-Unis. Un trader, Dan Spivey, a investi 300 millions de dollars pour poser un câble qui coupe au plus court entre les deux métropoles afin de gagner quelques millisecondes sur les lignes habituelles… et attirer le trafic des ordres boursiers passés d’un point à l’autre.
Le récit dévoile aussi la prise de conscience progressive de Brad Katsuyama, un banquier canadien d’origine japonaise envoyé à New York par son employeur, la Royal Bank of Canada (RBC), qui cherchait à y faire son trou. En plus de la dureté de Wall Street, il y découvre progressivement les trucs employés par les traders à haute fréquence pour manipuler le marché et contraindre les autres acteurs à s’engager dans des transactions dont ils ressortent perdants. Ce constat amène le Canadien à proposer à ses patrons la création d’une place de négoce électronique alternative dont les règles empêcheraient les traders à haute fréquence de perturber la bonne exécution des transactions. Face à leur refus, il quitte sa banque et s’allie à plusieurs investisseurs, dont le fameux gérant de hedge funds new-yorkais David Einhorn, pour créer, à l’automne 2013, une nouvelle plateforme au fonctionnement plus transparent que la moyenne, Investors Exchange (IEX).
Prié de se taire
L’ouvrage s’attarde sur le sort malheureux d’un petit génie russe de l’informatique, Sergueï Aleinikov, passé au service de la banque d’affaires Goldman Sachs. Arrivé en Amérique sans le sou en 1990, au moment de l’effondrement de l’Union soviétique, il s’impose progressivement comme le spécialiste le plus compétent de Wall Street pour optimiser les systèmes de négoce électronique. Jusqu’au jour où, ayant amélioré les circuits et les programmes, il reçoit une offre d’emploi chez un hedge fund, qu’il ne s’imagine pas refuser. Pour se préparer au grand saut, il place sur un serveur externe à la banque les codes qu’il a développés pour elle sur la base de logiciels libres. Accusé par Goldman Sachs de vol de données, il est condamné à huit ans de prison.
«Il avait un accent étranger, une barbe (…) et une apparence qui le désignait comme un espion russe. (…) Face à un tribunal ou à l’opinion publique, il était mal placé pour se défendre lui-même, et son avocat l’a prié de garder le silence, même après sa condamnation», déplore Lewis.
Cette plongée fascinante dans la finance électronique d’après-crise n’est pas un effrayant constat d’impuissance. Au contraire, il montre comment des individus déterminés peuvent garder la maîtrise de leur destin face aux machines.