Enquête. Il n’est pas toujours aisé d’obtenir un rendez-vous chez un dermatologue en Suisse romande, alors que la prévention sur le cancer de la peau pousse à faire contrôler les grains de beauté suspects sans délai. Les raisons d’une saturation.
Les dermatologues romands seraient-ils une espèce en voie de disparition? A entendre les histoires qui se suivent et se ressemblent, on est en droit de se poser la question: appels qui aboutissent invariablement sur des répondeurs, ode à la patience lorsqu’il s’agit de traiter des affections bénignes, plusieurs semaines d’attente pour faire contrôler des taches ou des grains de beauté… Ces cas semblent se multiplier. Deborah, trentenaire de la région lausannoise, en a récemment fait les frais. Lors d’un banal contrôle chez son généraliste, un grain de beauté suspect est détecté. Le médecin lui conseille de faire vérifier la lésion auprès du dermatologue que consulte d’ordinaire la patiente. Impossible de décrocher un rendez-vous avant trois mois.
«Nous avons des discussions fréquentes à ce sujet avec nos patients ainsi que des médecins de premier recours. Il semble en effet qu’il soit difficile de trouver un rendez-vous avec un dermatologue installé», confirme Olivier Gaide, chef de clinique de dermatologie et spécialiste d’onco-dermatologie au Centre hospitalier universitaire vaudois (CHUV), à Lausanne. «Selon nos collègues généralistes, nous sommes parmi les spécialistes les plus demandés et les plus occupés. C’est pourquoi il est conseillé de prendre contact avec au moins trois dermatologues différents.»<
situation paradoxale
Les agendas des dermatologues installés en cabinet sont littéralement saturés. Mais pourquoi? La réponse tient en plusieurs facteurs. Le premier étant le nombre relativement restreint de spécialistes exerçant cette discipline à l’échelle du pays. La Fédération des médecins suisses (FMH) ne compte que 497 dermatologues pratiquant en Suisse, dont 416 en cabinet privé. A titre de comparaison, on dénombre 935 ophtalmologues, 650 cardiologues, 530 neurologues et 1602 gynécologues.
«Avec une population de 8 millions d’habitants, en augmentation constante, et compte tenu de la hausse des cancers cutanés, les dermatologues de Suisse ne suffisent pas à voir toute la population de manière systématique», analyse Olivier Gaide.
Et c’est bien là le paradoxe car, en comparaison internationale, la Suisse occupe le deuxième rang, juste après l’Australie, quant au nombre annuel de nouveaux cas de cancer de la peau (lire l’encadré ci-contre). «Les cas de mélanome sont trois fois plus fréquents qu’il y a trente ans, constate le professeur Jürg Hafner, à la tête du département de dermatologie de l’Hôpital de Zurich et président de la Société suisse de dermatologie et vénérologie. Cela s’explique en partie par l’augmentation importante des nouveaux malades, mais aussi par l’accroissement des dépistages précoces. Quoi qu’il en soit, aucun autre cancer humain n’a autant progressé.»
Tous les cantons ne sont pas égaux face au nombre de dermatologues installés sur leur territoire, puisqu’ils ne sont que 8 dans le canton de Fribourg, contre 9 à Neuchâtel, 13 en Valais, 33 à Berne, 47 dans le canton de Vaud et 51 à Genève. «Nous sortons à peine de dix années de moratoire ayant bloqué l’installation de nouveaux spécialistes, et un nouveau moratoire partiel est actuellement en cours», explique Olivier Gaide. Ainsi, jusqu’en 2016, il ne sera en principe pas possible pour un dermatologue, sauf autorisation des autorités cantonales, d’ouvrir un cabinet si un confrère ne ferme pas le sien. Ce qui limite inexorablement le nombre de praticiens.
Une autre constatation s’impose pour expliquer la difficulté à décrocher un rendez-vous chez un dermatologue: l’augmentation de la pratique du temps partiel en cabinet, liée notamment à la féminisation importante du secteur. Contrairement à d’autres disciplines où les hommes sont encore fortement majoritaires, la dermatologie a pratiquement atteint la parité en comptant dans ses rangs 229 femmes pour 268 hommes. Et, en Suisse, la moyenne en temps de travail dans ce domaine se situe à 69% pour les premières contre 87% pour les seconds.
Réorientation esthétique
En outre, il est également important de considérer le changement d’orientation emprunté par certains spécialistes vers la dermatologie esthétique, qui se révèle bien plus lucrative que les consultations «classiques». La Société suisse de dermatologie estime que la proportion de praticiens se consacrant uniquement ou surtout à la médecine esthétique est actuellement de l’ordre de 20%. Autant de cabinets au sein desquels faire contrôler certaines affections s’avère une mission improbable, voire impossible.
Le nombre de médecins dédiés à l’esthétique est certes pour le moment encore relativement réduit, mais certaines voix craignent déjà une hausse de ce type d’activité avec la diminution prévue du tarif médical Tarmed par le Conseil fédéral. En effet, à partir du 1er octobre, la rémunération de différentes prestations techniques sera revue à la baisse pour un montant total de 200 millions de francs. Touchés par cette mesure annoncée fin juin, les dermatologues verront le solde de leurs prestations être amputé de 9%, ce qui fait redouter à la Société suisse de dermatologie des retombées négatives sur le système de santé et, in fine, sur les patients. Ainsi, dans une lettre adressée à Alain Berset datée de février, l’organe faîtier exprimait son inquiétude par la voix de son président, le professeur Jürg Hafner, et de son prédécesseur, Jean-Pierre Grillet: «Une baisse de rentabilité des activités facturées selon Tarmed pousse toujours plus de médecins vers des activités hors tarifs, ce qui rend l’accès aux soins purement médicaux problématique.»
Un dermato sans rendez-vous?
Alors, que faire si l’on s’inquiète à propos d’un grain de beauté mais que l’on peine à obtenir un rendez-vous rapidement chez un dermatologue?
En dehors d’actions épisodiques – où des dépistages gratuits sont possibles, mais organisés essentiellement dans le but de sensibiliser la population à s’autocontrôler et à se faire examiner en cas de modifications de la peau – plusieurs hôpitaux ont mis sur pied des consultations d’urgence avec ou sans rendez-vous.
C’est notamment le cas des Hôpitaux universitaires genevois (HUG), qui reçoivent sans rendez-vous un jour par semaine, le mercredi, pour les semi-urgences. Preuve de la demande importante pour ce type de prestation, ce service reçoit entre 90 et 200 personnes selon les semaines depuis son introduction.
De même, la policlinique du service de dermatologie du CHUV accueille les urgences et se charge d’aiguiller les patients vers un rendez-vous à distance ou un examen le jour même. «Cette consultation est toutefois dédiée en priorité aux cas urgents, ce qui est rarement le cas pour un contrôle des grains de beauté. Les patients dont les lésions n’ont pas augmenté rapidement ne doivent donc pas s’attendre à être vus immédiatement», précise Olivier Gaide, chef de clinique au CHUV.
Quant à la Ligue nationale contre le cancer, elle conseille, en cas de doute sur une lésion suspecte, de passer de prime abord par un généraliste, ce qui permet dans bien des cas d’accélérer la prise de rendez-vous chez un dermatologue. Le médecin de famille peut aussi être en mesure d’enlever lui-même un grain de beauté douteux si le spécialiste ne peut recevoir rapidement le patient.
Toutefois, s’il est important de consulter en cas de doute sur un grain de beauté, l’obtention d’un rendez-vous dans la semaine ou même le mois est suffisamment rapide dans la grande majorité des cas.
sylvie.logean@hebdo.ch/ @sylvielogean
Cancer de la peau: les suisses particulièrement touchés
La Suisse est un pays à haut risque en ce qui concerne le cancer de la peau. Si l’on considère qu’une personne sur trois sera touchée par cette maladie au cours de sa vie, l’Office fédéral de la statistique (OFS) estime, quant à lui, à plus de 2000 le nombre de nouveaux cas de mélanome déclarés chaque année dans le pays. Et ce chiffre augmente tous les ans.
Au deuxième rang après l’Australie, la Suisse détient ce triste record en raison d’un comportement spécialement nuisible: à savoir le passage d’une faible quantité de rayonnement solaire à une exposition intense subite. Président du groupe de travail de la Société suisse de dermatologie, le professeur Ralph Braun explique ce phénomène: «Nombreux sont les individus qui travaillent dans un bureau où ils ne sont guère exposés. Si ces personnes profitent alors du soleil pendant leurs loisirs, l’augmentation soudaine des rayons UV qui y est liée est spécialement nocive et a l’effet d’un choc.»
En outre, l’exposition de la population à ces mêmes rayons UV est relativement importante en raison de la pratique d’activités en montagne et des voyages fréquents dans les pays ensoleillés.