Rencontre. Présent depuis presque un demi-siècle chez Longines qu’il préside, Walter von Känel affiche à la fois une loyauté militaire à l’égard de Swatch Group et une indépendance à toute épreuve. Le privilège de l’ancien.
Philippe Le Bé
Dans son bureau à Saint-Imier, sa caisse de munitions est à portée de sabre: six bouteilles d’eau-de-vie de gentiane, programmée à 52 degrés. Le colonel Walter Vladimir von Känel, comme l’appellent ses amis russes, affiche une goguenarde menace: «Qu’ils essaient de m’avoir avec leur vodka bloquée à 40 degrés, je contre-attaque. Avec douze degrés de plus!» La leçon vaut pour les Chinois et leur maotai, cet alcool blanc distillé à base de sorgho fermenté. A 73 ans, le patron de Longines, plus vigousse que jamais, se caricature avec délectation, usant et abusant du vocabulaire militaire. Le téléphone sonne. «C’est le quartier général.» Nick Hayek, le CEO de Swatch Group auquel Longines appartient, est au bout du fil. Pause. Accrochée au mur, une plaque publicitaire en métal vante cinq grands prix gagnés par la marque horlogère. Elle est criblée de balles de gros calibre. Un vieil homme l’avait conservée dans son magasin en Normandie, depuis le débarquement des Alliés. Il l’a offerte au colonel suisse. «Cet objet doit revenir à sa base», lui a-t-il déclaré. Nick Hayek a raccroché. Et si l’on parlait un peu d’horlogerie? «Allons-y. Au pas de charge!»
Les sourcils en ordre de bataille, le regard vif, Walter von Känel avoue son amour pour la Russie «qui aime les belles montres», où la marque compte 160 magasins. Et le président russe Vladimir Poutine? «Il a mis de l’ordre!» Les procédures ont été simplifiées et, surtout, «la douane a été nettoyée de la corruption. On ne paie que ce que l’on doit payer: notamment 17% de TVA, environ 20% de droits de douane, soit entre 40 et 44% au total.» C’est le même régime en Chine et en Inde, avec des taux différents. Le Brésil, en revanche, est «le seul grand pays du monde où les règles usuelles du commerce ne sont pas respectées». Et ce n’est pas le Mondial qui va changer quoi que ce soit. Donc, le marché brésilien demeure atone.
Et les autres marchés? Il y a une bonne dizaine d’années, le président de Longines affirmait qu’il quitterait l’entreprise horlogère quand le marché indien dépasserait celui de la Chine. «Aujourd’hui, les règles du jeu ont sensiblement changé. Jamais le marché indien ne surpassera le marché chinois», lance-t-il. Donc, Monsieur von Känel, vous ne quitterez jamais Longines? Sourire. «Ce n’est pas d’actualité.» Le colonel reprend ses esprits et jette un regard sur le mur où est accroché le dessin d’un drôle de cheval cerné d’idéogrammes. «La grande Chine plus», qui comprend la Chine continentale, Hong Kong, Macao et Taïwan, avec en prime les millions de touristes et travailleurs chinois dans le monde, représente «plus de la moitié du chiffre d’affaires» de la société, estimé à 1,4 milliard de francs. Longines, marque suisse, figure en quatrième position horlogère derrière Rolex, Omega et Cartier. Depuis sa première livraison en Chine en décembre 1867, la marque de Saint-Imier y a ouvert 440 points de vente. Son patron s’y est rendu plus de 300 fois depuis 1971. «La plupart de ces détaillants sont des copains.» Avec des prix compris entre 900 et 3000 francs, Longines semble relativement peu touchée par les mesures anticorruption prises par les autorités chinoises. Elle poursuit donc sa croissance à deux chiffres.
La mémoire de la marque
«Tu seras le premier dans ta plage de prix», a dit un jour feu le père Hayek à Walter von Känel. Plus qu’un ordre, ce fut un commandement et une mission accomplie. Avec une production globale d’environ 1,5 million de pièces, Longines tient le haut du pavé, mais veille au grain. Les concurrentes sont bien là, notamment la jeune princesse Tudor, adoubée par la reine mère Rolex, qui fait une entrée en force sur les principaux marchés de la planète.
A propos de la célèbre marque à la couronne, précisément, très active dans le parrainage des sports équestres, Walter von Känel se réjouit d’avoir décroché «un énorme contrat» avec la Fédération équestre internationale. Et ce petit-fils de paysan d’avoir une pensée émue pour Flora, véritable mascotte familiale. Cette jument morte à 28 ans n’était certes pas une championne de course et de saut d’obstacles, mais elle avait le grand mérite de ne jamais «virer» le jeune cavalier qui la montait.
Fêtant cette année ses 45 ans de fidélité à l’entreprise, le colonel est l’un des rares cadres de Swatch Group à avoir vécu la mutation de son entreprise sur une aussi longue période: la fin de l’entreprise familiale, le rapprochement de Longines avec Montres Rotary SA puis Ebauches SA en 1970, puis son attachement à General Watch (une société du groupe ASUAG), et enfin sa filiation à la SMH, ancêtre de Swatch Group. Au vrai, observe Walter von Känel, la maison horlogère Longines aura finalement conservé son caractère familial avec la famille Hayek. «Je n’ai aucune crainte que Nayla, Nick et Marc-Alexandre Hayek, très impliqués dans le management du groupe, vendent leur participation majoritaire.»
L’après 9 février
La confiance. Sans faille. C’est un trait fort du caractère de Walter von K. Les conséquences de la votation du 9 février dernier contre l’immigration de masse? «Je fais confiance aux autorités pour trouver une solution. On n’a pas le choix.» Un tiers des 500 collaborateurs de la société sont des étrangers. Ils représentent 27 nationalités! Tous les deux mois, le patron accueille la vingtaine de nouveaux en insistant sur «le respect des us et coutumes suisses et de la hiérarchie, ainsi que sur la tolérance». Il n’ose tout simplement pas imaginer ne plus pouvoir engager d’étrangers. Libéral-radical patenté, il précise: «Cette situation est acquise. On ne peut la changer. D’ailleurs, les gros entrepreneurs UDC ont les mêmes problèmes que nous.» Qu’on ne compte par ailleurs pas sur lui pour mettre en doute la politique de son camarade de parti et militaire, le conseiller fédéral Johann Schneider-Ammann: «C’est lui qui a mené à bien l’accord de libre-échange entre la Suisse et la Chine.» Quoi de mieux?
Ancien membre de la délégation bernoise dans l’Assemblée interjurassienne et actuel élu au Conseil du Jura bernois, Walter von Känel regrette que Jurassiens et Bernois se soient prononcés «trop vite» en novembre dernier sur la création d’un nouveau canton du Jura. Car, même si le statu quo lui convient plutôt, il trouve dommage que personne n’ait changé d’opinion et que les camps restent figés. L’esprit de corps, à ses yeux, ne devrait pas avoir de frontières.