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Que faire des milliers de nouveaux civilistes?

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Jeudi, 17 Juillet, 2014 - 06:00

Décodage. Les civilistes sont toujours plus nombreux, au point que le Conseil fédéral envisage de les employer notamment comme surveillants dans les salles de classe, ce qui fait bondir l’UDC. Cette popularité donne des ailes aux partisans d’un service citoyen élargi aux femmes et aux étrangers.

Par Serge Maillard
et Blandine Guignier

L’examen a rebuté bien des Romands allergiques à l’armée. Jusqu’en 2009, les jeunes appelés suisses qui refusaient de rejoindre l’école de recrues et voulaient intégrer le service civil devaient passer par un «examen de conscience» devant une commission. On leur demandait de s’expliquer sur leur réticence à mettre les pieds dans une caserne et à porter le fusil. Et pourquoi ils préféraient être incorporés dans un EMS, un hôpital ou un musée. La suppression de cette évaluation a «ouvert les vannes» du service civil et grossi brusquement ses rangs: les admissions sont passées de 1632 en 2008 à… 6720 l’année suivante! On compte aujourd’hui plus de 32 000 civilistes actifs en Suisse.

«Il y a eu un effet de rattrapage à partir de 2009: beaucoup d’aspirants civilistes avaient repoussé leur recrutement en attendant l’introduction du nouveau système, ce qui explique cette hausse soudaine», explique Jérémie Juvet, secrétaire général pour la Suisse romande à la Fédération suisse du service civil (CIVIVA), qui milite pour le développement de cette solution de rechange au service militaire.

Dans l’urgence, et sous pression de l’armée qui craignait une dilution de ses effectifs, le Conseil fédéral a pris des mesures pour restreindre l’attractivité du service civil – comme la nécessité pour le civiliste de confirmer son choix quatre semaines après la demande ou le retrait du formulaire d’inscription du site internet de la Confédération. Rien n’y a fait. Une baisse du nombre d’admissions a bien été enregistrée ces dernières années, mais la tendance de fond, elle, reste inchangée: le nombre de jours de service accomplis chaque année par les civilistes ne cesse d’augmenter. Il a plus que triplé en cinq ans, passant d’environ 400 000 en 2008 à plus de 1,3 million en 2013.

Sur les alpages et dans les écoles

Où caser cette masse de nouveaux venus? Chaque civiliste peut choisir dans un catalogue son lieu d’affectation. «Pour l’heure, nous avons assez de places pour tout le monde, même s’il y a des variations saisonnières», assure Olivier Rüegsegger, responsable de la communication de l’Organe d’exécution du service civil (ZIVI). Mais la situation pourrait bientôt se compliquer, prévient le responsable. Car la pénurie menace: «Beaucoup de civilistes admis en 2009, lorsque l’examen de conscience a disparu, doivent encore trouver une affectation.» A la CIVIVA, Jérémie Juvet confirme: «Selon nos projections, il faudra 18 000 places en 2018. Or, il y en a moins de 14 000 actuellement.»

Plusieurs actions ont été entreprises pour prévenir ce risque. Près de 400 nouvelles places seront disponibles d’ici à l’an prochain dans l’économie alpestre: les civilistes pourront désormais aussi intervenir en appoint chez les exploitants d’alpage. Mais ce bol d’air frais ne suffira pas à nourrir toutes les demandes. Le Conseil fédéral a donc mis en consultation l’an dernier un projet de révision de la loi sur le service civil. Sa mesure phare: créer des places d’affectation dans le domaine de l’instruction publique, dès 2016. Le projet de révision devrait passer devant les Chambres d’ici à la fin de l’année, «probablement à la session de septembre», selon Jérémie Juvet.

«Mauvaise influence sur les élèves»

Le projet est beaucoup plus ambitieux que l’extension à l’économie alpestre et devrait permettre de créer les places supplémentaires nécessaires. «Les syndicats d’enseignants se sont prononcés en faveur du principe, rappelle le militant. Un projet pilote mené dans le canton de Berne a d’ailleurs donné de bons résultats.»

Concrètement, les civilistes interviendraient pour appuyer des professeurs, par exemple pour la surveillance des devoirs. «Ils ne devront pas remplacer les enseignants. Et chaque canton sera libre de décider de l’engagement de civilistes dans ce domaine.»

L’UDC s’oppose farouchement à l’extension des affectations au domaine de l’enseignement. Le parti redoute que les civilistes ne finissent par se substituer aux professeurs. Conseiller national et lieutenant-colonel à l’armée, le Zurichois Hans Fehr craint aussi que les civilistes incorporés dans les écoles n’exercent une «mauvaise influence»  sur les élèves. «Ils pourraient encourager encore plus de jeunes à ne pas vouloir faire l’armée. Or, je rappelle que le service militaire reste une obligation constitutionnelle, que le peuple a une nouvelle fois confirmée dans les urnes l’an passé. Dans les faits, le service civil est toléré, mais doit rester une exception.»

Pour Hans Fehr, il ne faut surtout pas faciliter l’accès au service civil. Le politicien en fait une question d’égalité de traitement: «Aujourd’hui, le service civil est trop agréable, trop attractif. Les civilistes ne sont par exemple pas incorporés pendant la nuit, à l’inverse des militaires. Et plus nous faciliterons l’accès au service civil, plus il y aura de civilistes. Pour sortir de ce cercle vicieux, il faut au contraire davantage d’obstacles, et une dureté à la tâche équivalente à celle du service militaire.» Conscient qu’il sera difficile d’obtenir une majorité au Parlement contre le projet du gouvernement, le politicien espère néanmoins convaincre certaines franges du PLR et du PDC.

Ces arguments font bondir Jérémie Juvet de la CIVIVA, qui rappelle que les civilistes «consacrent à leur service une durée une fois et demie plus longue que les militaires». Pour lui, le plébiscite des Suisses contre l’initiative du Groupe pour une Suisse sans armée (GSsA) sur la suppression du service militaire obligatoire, refusée par 73,2% des votants en septembre dernier, «n’entame pas la légitimité du service civil».

Vers un service citoyen pour tous... et toutes?

Malgré le refus sec qui lui a été opposé par le peuple, l’initiative du GSsA a relancé les réflexions et le débat sur l’avenir du système de milice. «Seul un tiers de la population masculine en âge de servir accomplit effectivement son service militaire, estime Tibère Adler, nouveau directeur romand du think tank Avenir Suisse. On constate aujourd’hui un effritement de l’esprit de milice. Il faut en tenir compte!»

Au plan fédéral, un groupe de réflexion sur l’obligation de servir, qui inclut notamment des représentants du service civil, a été mis en place à la suite de cette initiative. Il devra rendre ses conclusions d’ici à mi-2015. Sa création fait aussi écho à plusieurs postulats, notamment celui du conseiller national socialiste valaisan Mathias Reynard: «Ma proposition consiste en un «service citoyen» étendu à tous, les hommes et les femmes, les Suisses et les étrangers. Cela ne doit pas être trop contraignant ni d’une durée trop longue, mais inclure tout le monde et souder la collectivité. Il faut à la fois respecter l’obligation de servir et adhérer à la réalité. Il s’agirait en quelque sorte d’un service civil raccourci.»

Aujourd’hui, pour intégrer le service civil, il faut d’abord être déclaré apte à l’armée lors du recrutement, ce qui exclut de facto les femmes: seule une dizaine en Suisse aurait entrepris cette démarche compliquée. Mathias Reynard concède que sa position est pour l’heure minoritaire sur le sujet: «Concrètement, il n’y a que deux personnes qui portent ce projet à Berne: Hugues Hiltpold (PLR genevois) et moi.» Mais des initiatives similaires se profilent hors de la Coupole: dans son livre 44 idées pour la Suisse, Avenir Suisse propose, lui aussi, un service citoyen obligatoire et universel. Alors que l’armée connaît des temps difficiles, le service civil pourrait ainsi jouer un rôle de plus en plus important dans la redéfinition du système de milice. En attendant les conclusions du groupe de réflexion sur l’obligation de servir, la prochaine étape se jouera donc devant les Chambres à l’automne. Et peut-être, par la suite, dans les cours de récréation.


Une mauvaise image qui colle à la peau des civilistes

Avant 1996 et la création du service civil comme possibilité de remplacement de l’école de recrues, les objecteurs de conscience avaient de fortes chances de se retrouver un moment «à l’ombre», pour leur refus de servir. Un héritage qui laisse des traces. La Fédération suisse du service civil évoque ainsi des civilistes encore aujourd’hui «discriminés à l’embauche» pour leur choix, dans certains secteurs. Elle cite le cas d’un jeune homme dont la candidature pour devenir garde-frontière a été refusée, en raison notamment de son parcours de civiliste. L’Administration fédérale des douanes justifie cette décision par «l’appréhension des civilistes à devoir porter des moyens de contrainte et leur réticence à appliquer les mesures de contraintes légales en cas d’agissement illégal», précise la fédération.

Depuis cette affaire, les pratiques au sein du corps des gardes-frontières auraient changé. Mais pour le conseiller national socialiste Mathias Reynard, l’image du civiliste tire-au-flanc contre le militaire bosseur a la vie dure. «Je suis assez consterné de voir qu’il y a encore des gens qui pensent comme au XIXe siècle. Alors qu’il est possible de se faire réformer facilement, il y a des jeunes qui sont prêts à rendre service à leur pays. Je trouve qu’il s’agit au contraire d’une preuve de bonne volonté.»


Les civilistes, des employés au rabais?

Engager des civilistes permet aux établissements d’accueil d’augmenter leurs effectifs à moindre coût. «Nous sommes de la main-d’œuvre bon marché», reconnaît Kevin Kaser. Cet étudiant en histoire à l’Université de Lausanne a décidé de travailler treize mois dans un EMS pour monter un programme d’animation à destination des résidents. Peut-on pour autant parler de concurrence avec les employés formés? «L’institut ne fait pas de profit et son budget est assez serré, nuance le jeune homme de 25 ans. Nous venons compléter le travail des animateurs professionnels. Si l’établissement n’avait pas la possibilité de nous engager, nos tâches ne seraient tout simplement pas réalisées et l’accompagnement des pensionnaires de l’EMS serait moins personnalisé.»

Selon la loi, le civiliste reçoit l’allocation pour perte de gain (APG), 5 francs d’argent de poche chaque jour, ainsi que la prise en charge de ses frais de logement et de nourriture. L’établissement doit aussi verser une contribution à la Confédération, une rétribution qui vise à garantir de ne pas fausser la concurrence. Mais cela ne suffit pas toujours à prévenir les abus. A Bâle, un civiliste de 22 ans entretenait les espaces verts pour le compte du service des parcs de la ville, alors qu’il avait fait son apprentissage de paysagiste au même endroit. Une «concurrence inacceptable» vis-à-vis des sous-traitants de la commune, ont clamé les représentants de la profession en avril dernier. L’Organe d’exécution du service civil (ZIVI) a déclaré cette embauche contraire au règlement et a promis de prendre des mesures.

Si de multiples initiatives entendent aujourd’hui ouvrir le service civil aux femmes et aux étrangers, c’est également pour régler un autre problème de concurrence: celle qui existe entre les civilistes, dont le travail est financé par l’APG, et les stagiaires, souvent moins bien rémunérés. Les institutions et entreprises peuvent favoriser le recours aux premiers, de facto des hommes de nationalité suisse, au détriment des seconds. «De manière générale, nous estimons que les stagiaires devraient recevoir la même rémunération que les civilistes, précise Jérémie Juvet, de la CIVIVA. Il faut par ailleurs permettre aux femmes et aux étrangers d’avoir accès aux mêmes offres et opportunités que les civilistes.» En Suisse, ceux-ci aident à «réduire les externalités négatives, c’est-à-dire qu’ils s’engagent là où les institutions n’auraient pas la possibilité de verser un salaire pour un employé». Mais pour l’organisme, leur engagement ne doit pas se faire sur le dos des stagiaires.

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