Interview. Le nouveau président de la direction de Novartis évoque les conséquences d’une abrogation des accords bilatéraux et s’explique sur l’héritage de Daniel Vasella.
Propos recueillis par Guido Schätti
Jörg Reinhardt arrive au volant d’une petite VW à plaques tessinoises. Pour l’interview, il a proposé une balade dans la plaine de Magadino. Ce natif de la Sarre possède une résidence secondaire dans le coin depuis plus de vingt ans.
Vous accordez une interview au beau milieu de vos vacances. Vous ne lâchez jamais le travail?
Le job de président d’une grande multi-nationale est une tâche à 100%. On ne peut jamais tirer complètement la prise.
Les managers soulignent souvent l’importance du temps passé loin de leur smartphone.
Je suis pleinement d’accord. Mais je ne vois pas où est le problème si les managers lisent leurs messages une fois par jour. La profession et la vie se confondent. Je me sentirais déstabilisé si je ne savais pas ce qui se passe au travail. C’est pourquoi je consulte mes courriels de temps à autre.
Qu’en dit votre épouse?
Elle s’en accommode bien. Pendant plus de trente ans, elle a tenu une pharmacie à Fribourg-en-Brisgau. Elle n’est à la retraite que depuis quelques mois et continue de trouver cela difficile.
Habituellement, vous vivez en Allemagne et, comme frontalier, vous faites tous les jours le pendulaire vers Bâle.
Quand je suis arrivé chez Sandoz, en 1982, on m’a dit que le contingent était épuisé et je n’ai pas eu de permis de séjour. Nous avons alors déménagé dans un village proche de Fribourg-en-Brisgau, et c’est là que nous habitons toujours.
On en est revenu au même point: le peuple ne veut pas de la libre circulation des personnes.
Pour Novartis, qu’est-ce que cela implique?
Novartis emploie dans ses usines bâloises 11 300 collaborateurs issus de plus de 100 pays, dont 30% de Suisses, 35% de frontaliers et 35% venus d’ailleurs. Nous dépendons énormément du personnel étranger. Si nous ne pouvons plus recruter hors des frontières, c’est un inconvénient pour nos activités à Bâle.
L’ensemble des accords bilatéraux sont aussi en danger.
Ils sont importants pour vous?
Extrêmement importants. Nous produisons beaucoup en Suisse. Si, pour exporter, nous devions tout à coup nous plier à des contrôles supplémentaires, nous devrions nous demander s’il vaut la peine de continuer de produire en Suisse. J’espère bien qu’on n’en sera jamais là.
Vous êtes arrivé il y a un an, après le scandale de la clause de non-concurrence de Daniel Vasella. Comment est-il possible que le conseil d’administration de l’époque ait approuvé ces 72 millions?
Je n’y étais pas et n’ai pas grand-chose à en dire. Mais cette prime reposait sur des accords contractuels passés avec M. Vasella bien des années auparavant.
Le précédent conseil craignait manifestement qu’avec le départ de Vasella Novartis ne connaisse un vide de leadership.
Au cours de toutes ces années, M. Vasella a très fortement marqué l’entreprise. Son départ a clairement été une coupure. Reste que, depuis, l’entreprise s’est développée avec succès. Je la connaissais il y a trente ans, j’y avais activement œuvré. Pour moi, ce fut un avantage.
En 2010, vous n’aviez pas été retenu pour le poste de CEO. Vous avez encaissé?
Ce fut une déception que j’ai dû digérer. Mes années chez Bayer m’ont aidé à le faire. J’y ai appris beaucoup de choses nouvelles et j’ai pris de la distance avec Novartis. Ce fut positif pour mon développement professionnel.
Au conseil d’administration, vous avez diminué les rétributions. Quelles ont été les réactions?
A vrai dire, très compréhensives! (Rire.)
Vous gagnez 10 millions de moins que Daniel Vasella. Vous valez tellement moins que lui?
Nous avons établi des comparaisons et constaté que, sur le plan international, ma rémunération était au niveau adéquat.
N’empêche que vous avez volontairement renoncé à 10 millions.
Nous avions parlé dès le début d’une rétribution de cet ordre. Pour moi, c’était parfaitement normal.
Qu’est-ce qui distingue Novartis de Bayer?
Les deux entreprises sont globalisées et orientées sur l’innovation. Mais Novartis a une culture d’entreprise un peu plus agressive, tandis que celle de Bayer est plutôt axée sur la loyauté.
D’où vient cette différence?
Après la fusion qui lui a donné le jour, Novartis a été fortement marquée par une culture anglo-américaine, plus agressive.
Et vous poursuivez sur cette voie?
Non, désormais nous attachons plus d’importance à la collaboration entre les employés et les unités d’entreprise. Je pense qu’à moyen terme cela nous fera progresser.
Depuis votre arrivée, Novartis a beaucoup changé: les divisions vaccins, médicaments sans ordonnance et santé vétérinaire ont été vendues. Quoi d’autre?
Nous ne nous sommes pas contentés de céder ces trois divisions. Nous avons aussi fondé l’organisation de services Novartis Business Services. J’en attends une meilleure collaboration. Toute l’entreprise est en pleine mutation, ce qui nous occupera ces douze prochains mois. Puis on verra.
Le large éventail voulu par Daniel Vasella était-il une erreur?
Les trois divisions les plus petites n’ont jamais eu une taille propre à équilibrer le risque de l’ensemble de l’entreprise. Ensemble, elles représentaient une part inférieure à 10% du chiffre d’affaires mais exigeaient bien davantage d’attention de la part du management. Nous avons corrigé ce déséquilibre.
Depuis peu, Novartis dispose d’un Chief Ethics Officer. C’est votre idée?
Avec la direction générale, nous sommes parvenus à la conclusion que nous devions porter plus d’attention au domaine de l’éthique.
Vous faites l’objet de poursuites judiciaires aux Etats-Unis et au Japon.
Au Japon, cela n’aurait pas dû se produire. Aux Etats-Unis, nous contestons les reproches. Mais, indépendamment de ces cas, je crois que la fonction de responsable de l’éthique est essentielle. C’est pourquoi nous avons choisi Eric Cornut, un homme de grande expérience. Il sait exactement où se situent les faiblesses.
Quelle est sa tâche? Doit-il minimiser les risques juridiques et les coûts des procédures?
Il ne faut pas juste se cacher derrière des règles, mais édifier une culture d’entreprise dans laquelle chaque collaborateur fait automatiquement ce qui est moralement juste.
Et si cela entre en conflit avec des intérêts commerciaux?
Même alors, il faut faire ce qui est juste. J’attends des collaborateurs que, lorsque cela se révèle nécessaire, ils relèguent l’intérêt commercial au second rang.
Les prix des médicaments de Novartis sont-ils éthiques?
Je crois que nous devons agir encore plus pour améliorer l’accès des pays pauvres à nos médicaments. Nous avons créé un comité à cette fin. Mais il existe depuis longtemps des programmes d’aide: en Inde, plus de 90% des patients sont traités gratuitement contre le cancer avec le Glivec. En Suisse, les prix des médicaments ont même diminué ces dernières années, indépendamment du pouvoir d’achat. En Suisse, nos prix sont honnêtes.
Mais ces prix restent sous la pression politique.
Nous avions atteint, avec le Département fédéral de l’intérieur, un compromis qui est aujourd’hui remis en cause. Cela nous préoccupe. Les prix suisses jouent un rôle important pour la formation des prix dans beaucoup d’autres pays. Si les prix chutent ici, cela nous fait très mal.
© SonntagsBlick
Traduction et adaptation Gian Pozzy