Enquête. Taxi à mi-chemin, dossard échangé, planque dans les buissons: les Romands ne manquent pas d’imagination quand il s’agit de tricher dans les courses populaires.
Marie-Adèle Copin, Lea Jelmini, émilie Nasel et Guillaume Laurent
Il fait beau mais la température est fraîche en ce samedi de janvier 2012. Un temps parfait pour le Cross de Lausanne. Félix*, 47 ans, membre d’un club de footing de la capitale vaudoise, réalise une belle performance. Mais une mauvaise surprise l’attend à l’arrivée: les organisateurs l’accusent d’avoir triché. Selon eux, il n’aurait couru que sept des huit tours prévus. C’est l’un des membres de son club qui l’a balancé: Félix aurait réalisé un temps bien meilleur qu’à son habitude. «Avec le classement et les photos, il a été facile de déterminer qu’il avait triché», explique Alain Berguerand, directeur du Cross. «Il aurait très bien pu dire qu’il s’était trompé, ça peut arriver, mais, aujourd’hui, il continue de prétendre qu’il a fait le bon nombre de tours», s’irrite-t-il.
«Certains de mes collègues d’entraînement sont jaloux et ne me croient pas, se défend Félix. Je sais qu’ils font courir ces rumeurs sur moi.» En colère, le coureur affirme avoir réalisé cette performance après un entraînement sérieux. En 2012, les coureurs ne portaient pas de puce pour contrôler leur temps: sans la preuve qu’un contrôle électronique aurait pu apporter, la confrontation n’a pas mené à une disqualification. Les deux parties restent inconciliables.
Tout le monde connaît l’histoire du coureur qui prend le métro durant le Marathon de New York. La triche serait une pratique largement répandue, selon le New York Times, qui a recensé 71 coureurs disqualifiés lors de l’édition 2012 de la mythique course, dont au moins 46 qui auraient pris un raccourci. En Suisse romande, la triche est rare, mais elle existe. Grâce aux données publiques mises à disposition sur le site de Datasport, l’entreprise principale de collecte des données lors de manifestations sportives, des incohérences apparaissent. En analysant huit courses sur un intervalle de deux ans, nous avons recensé pas moins de 19 cas suspects en 2013 et 26 en 2012. Echanges de dossard, mensonges sur l’âge, mystérieux bugs électroniques… Difficile de connaître les véritables raisons de la plupart de ces irrégularités.
Appât du gain
Certains coureurs se métamorphosent miraculeusement en gazelles sur les derniers kilomètres de la course. André*, par exemple, court les 37 premiers kilomètres du Genève Marathon en 3 h 25. Puis il se transforme en Speedy Gonzales et avale ses cinq derniers kilomètres en 19 minutes, un temps plus rapide sur cette dernière tranche de course que le vainqueur, qui s’est imposé en 2 h 15. Un résultat qui reste inexplicable, même pour Benjamin Chandelier, directeur de la compétition. Au final, quatre cas de triche ne font, selon les organisateurs, l’objet d’aucun doute.
A Bienne, les organisateurs se rappellent le cas de ce tricheur démasqué lors de la course des 100 km en 2010. Cette année-là, ils sont aux aguets et décident de le surveiller, après avoir été alertés par des collègues bernois sur son tempérament de fraudeur. Bingo, ça ne rate pas. Le participant ne prend pas le départ des 100 km et surgit de sa cachette à Aarberg, au 20e kilomètre. Pas de chance, il rejoint la mauvaise course et se retrouve parmi les coureurs du marathon et du semi-marathon. Résultat, il a trois minutes d’avance sur ses adversaires des 100 km. Une avance impossible selon les organisateurs, qui ont une petite idée sur les motivations du tricheur: le premier coureur qui passe Aarberg touche 1000 francs s’il termine la course dans les dix premiers. Le soupçon est confirmé par sa puce électronique qui n’a pas été enregistrée au départ. «Lorsqu’il a passé la ligne d’arrivée, en 3e position, nous l’avons confronté à l’arbitrage. Il était très fâché», se souvient Jakob Etter, président du conseil d’organisation des Courses de Bienne. Eliminé, le fraudeur menacera de saisir la justice, avant de ne plus jamais donner de nouvelles. Un cas comparable a été constaté en 2007.
Les courses romandes sont pleines d’anecdotes souvent amusantes. Certaines confirmées, comme celle de ce vieux coureur qui se cache régulièrement dans les buissons lors de compétitions vaudoises. Ou celle – qui relève plutôt de la légende urbaine – de ce tricheur qui n’hésiterait pas à sauter dans un taxi lors de la course Sierre-Zinal.
Si les organisateurs ne comprennent généralement pas la triche dans ce type de courses, qui relèvent plus d’un défi personnel que d’un résultat à proprement parler, la plupart prennent toutefois le sujet au sérieux et cherchent à lutter activement contre ces pratiques frauduleuses. Jakob Etter concède qu’il existe une «liste noire» informelle, sur laquelle figurent temporairement les noms de tricheurs récalcitrants, et que les organisateurs peuvent s’échanger. «Mais ces noms sont effacés au bout d’un moment et ces personnes ne sont pas interdites de course, juste surveillées», précise-t-il. Lorsque Josette Bruchez, organisatrice du Lausanne Marathon, remarque une irrégularité, elle n’hésite pas à contacter directement la personne concernée pour lui demander des explications.
Dans des cas extrêmes, la triche pourrait avoir de graves conséquences pour la santé. Exemple avec ces coureurs qui n’hésitent pas à se procurer le dossard de quelqu’un d’autre. Les plus malhonnêtes le font dans l’optique de courir dans une catégorie moins concurrentielle, et cela dans le but de réaliser un meilleur résultat. D’autres utilisent cette méthode en désespoir de cause, lorsqu’ils ne se sont pas inscrits à la course dans les délais. C’est le cas de Frank*, qui a couru le semi-marathon de Lausanne en 2012 avec le dossard d’une femme. «Je n’avais pas pu m’inscrire au semi-marathon dans les temps. J’ai alors récupéré le dossard d’une de mes collègues qui ne pouvait finalement pas participer à la course», explique ce sportif de 37 ans. Frank avait prévenu les organisateurs de cet échange. Mais, pour une raison qu’il ignore, ces derniers n’ont pas pu changer le nom sur le dossard. Il se retrouve alors parmi les disqualifiés de l’épreuve.
Des parents prêts à tout
S’il n’avait pas pris la précaution de s’annoncer et qu’il s’était grièvement blessé au cours de la course, les incidences de cette petite cuisine interne auraient pu être dramatiques car, en cas d’accident à la suite d’un échange non signalé, les organisateurs ne détiennent aucune information personnelle sur le coureur. «Les gens ne se rendent pas compte que si le coureur chute, se cogne la tête contre le trottoir et tombe dans le coma, on ne sait rien de lui et on ne peut pas contacter sa famille», s’inquiète Josette Bruchez.
Des risques qui ne concernent pas que les adultes, mais également les enfants. Toutes les épreuves possèdent une limite d’âge minimum, tenant compte du développement et de la santé des enfants. Toutefois, certains parents ne rechignent pas à frauder sur la date de naissance de leur enfant, estimant qu’ils «peuvent courir de longues distances», déplore Josette Bruchez.
Amélie* fait partie de ces parents. Elle avoue sans hésiter avoir menti plusieurs fois sur l’âge de son fils, Noé*, parce que lui-même le demandait. Une année, le garçon, alors âgé de 11 ans, était trop jeune pour courir le «semi» de Morat-Fribourg (7 km). «Mais il était en mesure de le faire, considère-t-elle. Il est champion de cross de son canton et s’entraîne quatre fois par semaine.» Après avoir été inscrit sous une autre date de naissance, son fils est arrivé dans les premiers des hommes. En courant avec le dossard de sa mère, Noé a également pu participer aux 10 km de Lausanne lors de l’édition 2012. Cette année-là, la distance pour laquelle il était inscrit a été annulée en raison du mauvais temps. Seulement voilà, il est arrivé troisième des femmes. Amélie a prévenu les organisateurs, qui l’ont disqualifiée.
«Courir des distances trop importantes trop jeune est très dangereux: une surcharge des structures en croissance peut mener à des lésions morphologiques et physiologiques importantes et irréversibles», avertit le docteur Stéphane Borloz, médecin spécialiste en médecine du sport à la Clinique Bois-Cerf de Lausanne. Mais Amélie est consciente de ce danger, qu’elle relativise toutefois concernant son fils: «Un enfant qui n’est pas habitué ou qui a des douleurs, il ne faut surtout pas le faire courir de telles distances! Mais les enfants qui font partie d’un club ont des entraînements et sont suivis par des médecins du sport.»
Bagarre entre familles
Pourquoi certains parents en arrivent-ils au point de prendre de tels risques pour leurs enfants? La réponse est simple, classique, et ne concerne pas seulement la course à pied: se réaliser à travers leur progéniture. «Je trouve plus dommageable un parent qui ne s’investit pas dans son enfant qu’un parent qui rêve qu’il soit capable de devenir un champion.» Quitte à en faire parfois une affaire personnelle; ainsi, l’année dernière à la course de l’Escalade, Amélie se rappelle avoir vu des parents en venir aux mains. La raison de la bagarre? Un papa aurait entraîné sa fille sur le bord du parcours jusqu’au dernier moment avant de la faire passer par-dessus la barrière à l’avant du peloton.
Amélie comprend que la tendance de certains parents à rêver à travers leurs enfants puisse choquer mais, en même temps, elle dénonce une forme d’hypocrisie: «Plein de gens critiquent; pourtant, quand on voit un Federer ou une Lara Gut, tout le monde applaudit. Mais ils ont travaillé pendant des heures en étant jeunes pour en être là où ils en sont!» «No pain no gain», dit l’expression. A presque en oublier que les courses populaires restent avant tout un loisir.
* Nom connu de la rédaction
Cet article a été réalisé par quatre étudiants de l’Académie de journalisme et des médias de l’Université de Neuchâtel. Cette formation de niveau master comprend notamment un cours de journalisme d’investigation, donné par Jean-Philippe Ceppi, producteur de l’émission de la RTS «Temps Présent», qui a supervisé ce travail.
Courez, vous êtes surveillés
Les résultats suspects peuvent être surveillés grâce aux données récoltées par Datasport. Cette entreprise, basée à Soleure, s’occupe de toutes les étapes de la course, des inscriptions à la publication des résultats sur l’internet. Grâce aux puces intégrées aux dossards des coureurs et aux contrôles intermédiaires installés sur la plupart des courses, Datasport prévient les organisateurs en cas d’irrégularités détectées. Si un coureur est trop rapide par rapport à la moyenne, s’il a manqué un contrôle intermédiaire ou s’il n’a pas franchi la ligne de départ, le système émet une signalisation automatique. «Ensuite, c’est aux organisateurs de savoir s’ils veulent ou non disqualifier le participant», précise Alexander Strauss, directeur de Datasport.
Les responsables rencontrés ne semblent pas tous voir le problème de la triche du même œil. A Lausanne, les irrégularités sont surveillées avec attention. «Nous essayons vraiment de combattre ce problème, souligne Josianne Bruchez. Chaque année, nous sommes sur le qui-vive.»
Aux 100 km de Bienne, la fraude est également contrôlée, mais de manière plus ciblée. Avec un millier de participants et sur un si long parcours, qui se déroule de nuit, difficile de débusquer tous les tricheurs. Ainsi, les organisateurs ne surveillent avec zèle que les premières dizaines de coureurs de chaque catégorie. «Après, si quelqu’un court en quatorze et non en quinze heures, ce sera son problème», sourit Jakob Etter.
A Genève, en revanche, les organisateurs estiment ne pas connaître ce type de problème, ou du moins ne s’en préoccupent que peu. «Des gens qui trichent, il y en a partout, estime Benjamin Chandelier, le directeur du Genève Marathon. «Mais je considère que ce genre d’épreuve est un défi envers soi-même: je ne vois pas l’intérêt de tricher.»