Art. La molasse vert-de-gris vibre encore de la passion que la ville voue à cette fille inclassable, libre comme l’air: l’artiste Meret Oppenheim, née il y a cent un ans, morte en 1985.
Si vous saviez… ce que cache cette capitale fédérale sous sa tranquille apparence, ce qui se trame sous ses alcôves de molasse, peut-être éliriez-vous domicile à Berne. Au 74, ruelle de la Justice par exemple, où, une nuit de mars 1959, une belle femme libre proposa à quelques amis réunis au Restaurant du Commerce de dresser un repas sur le corps d’une femme nue. Elle s’appelait Meret Oppenheim. Elle a alors passé à l’acte.
Entrez et prenez place sur un des bancs de bois usé du Commerce, qui sert toujours des mets espagnols. Demandez le livre où Meret raconte, page 14, cette œuvre qu’elle appela Le festin de printemps: «La jeune fille s’étendit sur la table… Sa tête fut couverte de roses et de mimosa, et des fruits confits de toutes les couleurs en jaillissaient jusqu’aux épaules. Sur les cuisses, j’avais disposé les langoustes vides, les antennes pointées vers le haut… Sur la poitrine, à droite et à gauche, de la crème fouettée avec des copeaux de chocolat ou du coulis de framboises, le tout parsemé de violettes glacées.» Puis mêlez-vous à une soirée bernoise. Si certains hôtes ont dépassé la soixantaine, ils vous raconteront «leur» histoire avec Meret. L’un a osé un compliment et reçu un autographe. L’autre, à 18 ans, au bout d’une de ces fêtes légendaires qui se prolongeaient dans quelque appartement de la vieille ville, se serait vu proposer: «Allons au lit!» Il se souvient s’être alors déshabillé pour passer plusieurs heures… à parler avec l’artiste.
Née à Berlin d’un père médecin, juif et Allemand, et d’une mère Suissesse, elle passera la majeure partie de son enfance en Suisse. A Bâle, à Delémont où vivent ses grands-parents, mais
aussi à Carona, où ils possèdent une maison, dans ce Tessin qui attirait les artistes, dont sa grand-mère. A Carona, où elle gardera toute sa vie ancrage et atelier, l’adolescente côtoie Hermann Hesse, époux de sa tante, ou Hugo Ball. Et puis, à 18 ans, Meret part à Paris avec son amie, la peintre Irène Zurkinden.
Elle osait, Meret, elle a toujours osé, très jeune déjà La beauté et la liberté de la jeune femme créent l’émoi parmi les surréalistes. Fine, un air androgyne, elle inspire, pose pour Man Ray, crée elle aussi. Son visage, comme son corps nu, fait le tour du monde. Elle expose avec Alberto Giacometti et Hans Arp, fréquente les Breton, vit un amour fou avec Max Ernst. Puis elle recouvre une tasse et sa soucoupe de fourrure que le MoMA, Museum of Modern Art de New York, achète. Ce Déjeuner en fourrure devient emblématique de l’objet détourné des surréalistes, et sa créatrice une icône. Elle n’a que 23 ans.
En écho à cette période féconde, vous trouverez actuellement quelques œuvres qui s’échangent comme des clins d’œil au Musée des beaux-arts, à cinq minutes de la gare. Au premier étage, dans la partie nouvelle, une sculpture d’Alberto Giacometti saute aux yeux, entourée de tableaux de Meret Oppenheim. Elle-même côtoie Max Ernst, l’amour d’antan, avec une œuvre qu’il lui avait offerte: des verticales de couleur courent sur un petit carré de carton ondulé. Un ange passe. Il vous emporte doucement hors du musée pour vous rappeler qu’entre le Paris des années 30 et la reconnaissance en Suisse, la roue de l’histoire a déraillé. Et entraîné avec elle la jeune artiste. Son père, Allemand, ne peut plus exercer en Suisse. L’argent manque, elle doit rentrer. Suivra une longue période de crise et de vaches maigres.
En Suisse, Berne devient son port d’attache dans les années 40. Meret épouse un musicien, Wolfgang La Roche, qui devint commerçant. Un mariage d’amour durable où chacun vit ses liaisons, l’artiste aimant les hommes et les femmes. Surtout, la capitale foisonne d’autres aventuriers qui défrichent des terres nouvelles, à la Kunsthalle puis au Musée des beaux-arts: Bruce Nauman, Mario Merz, mais aussi Tinguely ou Oppenheim. Elle redevient icône, modèle pour de nombreuses jeunes femmes artistes qu’elle appelle à oser l’indépendance, convaincue que l’art est à la fois masculin et féminin: «La liberté n’est donnée à personne, il faut la prendre», dit-elle en 1975.
Veuve, elle vivra ses dernières douze années dans un bloc sans charme, Zieglerstrasse 30, un carrefour bruyant mais un vaste attique où elle travaille du matin au soir, comme nous le racontent les Bürgi, Christoph et Dominique, ces amis de toujours qui possèdent la plus grande collection privée d’œuvres de Meret Oppenheim.
Si les Bernois ont beaucoup fantasmé sur les nuits de Meret, ils ignorent souvent que sa vie fut surtout faite de labeur. Qu’elle a peint, scié, cloué et même jardiné comme une artisane, écrit et pensé comme une intellectuelle, entrecoupant ses journées d’exercices de gymnastique. Avec rigueur et discipline.
De ce travail, les Bernois connaissent surtout la fontaine qui se dresse sur la Waisenhausplatz, à un jet de pierre du Musée des beaux-arts. De cette colonne de béton entourée de deux spirales, l’une parcourue de plantes, l’autre d’un filet d’eau, a jailli une vive polémique au début des années 80. Les Bürgi s’en souviennent: «Meret ne pouvait plus sortir sans qu’on l’interpelle à son propos. Il y avait ceux qui l’adoraient et ceux qui l’abhorraient.»
Aujourd’hui, dans la capitale, chaque adolescent, chaque commerçant vous dira qu’il connaît Meret Oppenheim, «celle de la fontaine». Et si les avis divergent devant ses excroissances de calcaire recouvertes de mousse et piquées d’une grande variété de plantes, en hiver en revanche la tour-fontaine prise dans ses longs glaçons enchante tout Berne. Comme si sa créatrice élevait soudain l’art au-dessus de la mêlée, dans un monde où la poésie l’emporterait. CB
Meret Oppenheim
L’écrivaine, peintre et plasticienne surréaliste, née le 6 octobre 1913 à Berlin, s’impose très vite dans le milieu de l’art. A 23 ans déjà, elle voit sa première exposition individuelle organisée, à Bâle. Et elle n’a que 54 ans quand une première rétrospective lui est consacrée à Stockholm. Elle décède en 1985, d’une crise cardiaque.
À voir
Berne
Restaurant du Commerce
Petit, chaud, avec un aquarium au milieu, ce légendaire rendez-vous des artistes n’a pas bougé. Spécialités espagnoles et portugaises à déguster, en été, sous de fraîches arcades.
Gerechtigkeitsgasse 74, www.restaurant-commerce.com, fermé le dimanche
Berne
Brasserie Bärengraben
Autre resto apprécié de Meret Oppenheim, il est posé au bout du pont qui quitte la vieille ville, à gauche, en face du parc des ours. Tables nappées de blanc. Plats de brasserie savoureux. Tenu par le Jurassien Edy Juillerat.
Grosser Muristalden 1, ouvert tous les jours
www.brasseriebaerengraben.ch
Berne
Showroom
Au rez-de-chaussée de l’immeuble où l’artiste vivait et travaillait en attique, ce tout nouveau restaurant sert les créations de la patronne, une autodidacte enthousiaste et enthousiasmante. Carrefour bruyant, mais intérieur accueillant pour l’œil et les papilles.
Zieglerstrasse 30 (au croisement de la Schwarztorstrasse), 076 366 42 40, ouvert du lundi au vendredi, du matin tôt jusqu’à après le repas de midi, jeudi ouvert jusqu’au soir
Berne
Das Lehrerzimmer
Juste à côté (côté gare) de la fontaine de Meret, dans l’école devenue centre culturel, le PROGR, avec ateliers, galeries, salle de concert, l’ancienne salle des maîtres offre menus à midi et petite carte le soir. Cuisine simple, beaucoup de produits régionaux et biologiques. Et une ravissante terrasse sous les marronniers.
Waisenhausplatz 30, 077 426 22 32, fermé le lundi
Berne
Kunstmuseum Bern
Meret Oppenheim a légué un tiers de sa succession artistique au Musée des beaux-arts de Berne. «Elle tenait à ce qu’il dispose d’une belle collection», précise Dominique Bürgi, chargée par l’artiste de composer un catalogue raisonné de ses œuvres et de distribuer son patrimoine artistique. Actuellement, de nombreuses pièces manquent, prêtées pour la rétrospective qui a passé par Vienne, Berlin et Lille.
Hodlerstrasse 8, www.kunstmuseumbern.ch, fermé le lundi
Sommaire:
Ce monde de Meret qui fascine les Bernois
Et si Lénine revenait à Zimmerwald?
Mani Matter, le penseur culte de Berne
La revanche de l’enfant maudit