Eclairage. Bancs au confort dissuasif, piques métalliques sur les murs, musique irritante: les lieux publics sont de plus en plus souvent adaptés afin d’éloigner skateurs, toxicomanes ou squatteurs. Une pratique controversée.
Benjamin Keller
Fin d’après-midi pluvieuse à Berne. Sur la Waisenhausplatz, proche de la gare, des enfants chantent en chœur. Leurs parents assistent au spectacle debout. Ils ne peuvent pas s’asseoir: sur le rebord de la vitrine de la banque Raiffeisen qui jouxte la place, des piques menaçantes, un peu comme celles utilisées pour chasser les pigeons, ont été installées. Dans les rues environnantes, de nombreux magasins ont opté pour la même solution radicale. «Les gens sont contraints de s’asseoir par terre!» déplore Jenny Leuba, représentante romande de Mobilité piétonne, l’association suisse des piétons, qui s’élève contre ce type d’aménagements dissuasifs et les photographie à chaque fois qu’elle en rencontre. Sa collection d’images ne cesse de grandir.
«Le mobilier urbain contraignant est courant en Suisse», regrette la spécialiste. La situation fait écho à la polémique qui a éclaté en juin dernier sur l’internet, après la publication d’une photo de tiges métalliques fixées au sol de l’entrée d’un immeuble londonien afin d’en éloigner les clochards. En Suisse, ce ne sont pas les sans domicile fixe qui dérangent. Michel Cornut, chef du Service social de Lausanne, indique n’avoir pas connaissance d’architecture les ciblant spécifiquement: «Contrairement à d’autres pays européens, nous n’avons que très peu de sans-abris.»
«Ce sont plutôt les skateurs ou les squatteurs qui sont visés», dit Jenny Leuba. Exemple à Lancy, près de Genève: à la place des Ormeaux, inaugurée il y a deux ans, de grosses pièces métalliques ont été placées sur les bancs en bois pour empêcher de «slider». «C’est pour préserver le bois qui s’use très vite», tente de justifier Dominique Guéritey, responsable du Service des travaux et de l’urbanisme de la commune. Pourtant, l’arête est déjà protégée par une équerre métallique sur toute la largeur. «Des bancs de ce type, il y en a partout, relève Jenny Leuba. Ils sont souvent situés dans des lieux ratés qui n’ont pas de vie. On en trouve notamment dans le nouveau quartier Tribschenstadt à Lucerne, mais aussi à La Chaux-de-Fonds. Pourtant, les skateurs amèneraient au moins un peu d’animation…»
Chasser les marginaux
Les toxicomanes et les squatteurs sont aussi ciblés. A la Riponne, à Lausanne, la municipalité a misé sur des animations – kiosque à crêpes, stands, champ de fleurs éphémères – pour se réapproprier la place. A la gare de La Chaux-de-Fonds, les CFF se sont donné une mission culturelle en diffusant, durant les heures d’ouverture, de la musique classique à plein volume en certains endroits où les démunis avaient tendance à s’attarder. Le dispositif est peu apprécié: un haut-parleur a été saccagé, puis remplacé. «Il s’agit d’un essai local pour améliorer le confort en gare», explique Frédéric Revaz, porte-parole des CFF.
La dissuasion n’est pas toujours aussi directe. De plus en plus de villes installent des bancs avec accoudoirs pour faciliter la vie des personnes à mobilité réduite. Mais lorsque les accoudoirs sont placés au milieu, ils empêchent avant tout de s’y allonger. Les SDF du métro parisien le savent bien. A Lausanne, des bancs avec accoudoirs au centre ont été déployés depuis le début de l’année. «Ils n’ont pas été prévus pour empêcher de s’y coucher», assure Nicole Christe, cheffe du Service d’architecture lausannois. Elle admet néanmoins que «cela fait d’une pierre deux coups, l’usage premier du banc restant de s’asseoir». La responsable ajoute que, dans la capitale vaudoise, les bancs sont souvent conçus spécifiquement pour leur emplacement et ont pour priorité d’être fonctionnels, robustes, adaptés aux besoins de tous et à la pente.
Le mobilier peut également exclure par son absence. Dans certaines gares romandes, comme à Genève, on ne trouve aucun banc en dehors des quais et des salles d’attente (dont l’utilisation est autorisée uniquement avec un titre de transport valable ou pour accompagner et attendre des voyageurs). A Lausanne, la porte-parole des transports publics, Valérie Maire, indique que le nombre de sièges du M2 a été volontairement limité «pour éviter d’attirer d’éventuels squatteurs»: «les appuis ischiatiques («appuyé-debout», ndlr) permettent d’offrir un point d’appui sans pouvoir constituer un «lit», en plus d’être très économes en mètres carrés.
Les cafetiers et restaurateurs font aussi pression pour éviter que des bancs publics ne soient installés devant leurs terrasses, afin de ne pas subir de concurrence. «C’est assez fréquent, dit Astrid Bucher, cheffe des aménagements urbains au Service des routes et de la mobilité à Lausanne. Nous tenons compte des demandes mais nous devons essayer de répondre à tous les besoins.»