ALLIANCE. Rolex est le nouveau chronométreur officiel de la catégorie reine du sport motorisé. Un engagement stratégique pour la marque. Mais aussi risqué: la F1 n’a plus la même audience qu’autrefois et son image environnementale est mauvaise.
«Je vous quitte un instant, il faut que j’aille saluer la famille royale!» Jackie Stewart ôte sa casquette en tartan et salue le prince Michael de Kent, président du Royal Automobile Club. Puis le triple champion du monde de F1 nous rejoint pour poursuivre la visite du paddock du circuit de Silverstone, où se déroule en cette fin du mois de juin le GP de Grande-Bretagne.
Pas meilleur poisson-pilote que l’Ecossais pour tout savoir sur les invraisemblables structures d’accueil des écuries de F1. Le nombre d’employés du team Red Bull (650), les contre-performances de McLaren, les pneus fragiles de Pirelli, le talent de Fernando Alonso ou la fortune de Bernie Ecclestone. («Personne n’a autant gagné d’argent que lui dans toute l’histoire du sport!») Jackie Stewart est en formule 1 depuis 1965: il en a récolté tous les honneurs, s’est battu pour la sécurité des pilotes, a possédé sa propre écurie et participé au développement économique de la discipline en amenant des constructeurs automobiles, des banques ou des mécènes à s’y intéresser.
Sir Jackie a récemment joué un rôle décisif dans l’arrivée de Rolex en F1. Depuis le début de la saison 2013, le numéro un mondial de l’horlogerie de luxe a le titre de chronométreur officiel et de montre officielle de la discipline numéro un du sport automobile. Il remplace respectivement le géant coréen LG et la marque Hublot en affichant sa célèbre couronne sur des points stratégiques des circuits. Il occupe aussi une place de choix dans le paddock club, le grand salon d’accueil des VIP sur chaque Grand Prix.
Le contrat porterait sur une vingtaine de millions de francs par année, même si Rolex ne communique aucun prix. Bernie Ecclestone, argentier multi-milliardaire de la F1, récemment mis en examen en Allemagne pour corruption, ne parle pas non plus de chiffres. Interrogé alors qu’il déguste un riz au safran dans le paddock club de Silverstone, Bernie Ecclestone note qu’il s’agit d’une «alliance naturelle, longtemps attendue, entre une marque prestigieuse et une compétition sportive d’emprise globale. Et c’est une alliance qui va durer.» Coup d’œil sur la montre de Bernie Ecclestone, une petite Rolex en or. Quid? «En fait, elle est très ancienne!»
La montre volée
Il en va de même pour les premières Rolex de Jackie Stewart. L’ex-pilote est sous contrat avec la marque genevoise depuis 1968. C’est son manager d’alors, Mark McCormack, qui l’avait encouragé à suivre l’exemple du golfeur Arnold Palmer et à devenir ambassadeur de la maison horlogère. Ce qui tombait bien: le champion venait à l’époque de s’installer non loin de Genève, à Begnins (il revendra plus tard sa maison à Phil Collins). La marque le fascinait: après avoir failli gagner les 500 Miles d’Indianapolis en 1966, il s’était acheté une Rolex chez un horloger de la ville américaine. La montre a depuis lors disparu, volée lors d’un trajet Paris-Genève en avion. «Je la regrette d’autant plus que le patron d’écurie pour lequel je courais à Indianapolis avait fait rajouter un diamant sur le cadran!», ajoute-t-il, en accentuant son accent écossais.
A l’époque, Rolex n’en était pas à sa première incursion dans le sport automobile. La marque soutenait pendant l’entre-deux-guerres les tentatives de record de vitesse sur terre de Malcolm Campbell. Le pilote était équipé d’un modèle Oyster capable de résister aux vibrations d’un bolide lancé par exemple à 445 km/h en mars 1935 sur la plage de Daytona, en Floride. Au début des années 60, Rolex a associé son nom au circuit édifié au même endroit et conçu une montre pour les courses d’endurance, baptisée comme de juste Daytona. Plus récemment, la couronne s’est montrée sur le circuit des 24 Heures du Mans, ou des concours de voitures anciennes à Goodwood (GB), Monterey et Pebble Beach (Californie).
Même avec un ambassadeur plénipotentiaire comme Jackie Stewart, la marque ne s’était jusqu’ici jamais décidée à s’investir en F1. La catégorie n’intéressait pas à l’excès André Heiniger, le dirigeant d’alors, pas plus qu’elle n’a fasciné son fils et successeur, Patrick Heiniger. En tout cas moins que les autres sports soutenus de longue date par Rolex, comme le golf, le tennis, la voile ou l’équitation. Il a fallu attendre 2013, quarante-cinq ans après l’accord conclu par Jackie Stewart, pour que l’horloger chronomètre les courses de F1. La fonction est symbolique: sur les circuits, le chronométrage est une affaire menée au millième de seconde par des transpondeurs, capteurs et logiciels ad hoc, loin de l’univers d’une montre mécanique.
Plateforme planétaire
Rolex rejoint les stands de F1 d’autres marques de montres sous contrat avec des écuries ou des pilotes. TAG Heuer, en place depuis des lustres, est entourée par Hublot, qui développe désormais un partenariat serré avec Ferrari. IWC (Mercedes), Richard Mille (Lotus) ou Certina (Sauber) sont également présentes sur les grilles de départ. Mais Rolex a désormais la plus grande visibilité en F1, au risque de faire de l’ombre aux autres acteurs horlogers de la F1.
L’enjeu pour Rolex va bien au-delà des déclarations officielles de Gian Riccardo Marini, son CEO, et de Bernie Ecclestone entendues lors de la signature de l’accord, en fin d’année dernière. Gian Riccardo Marini a parlé de l’esprit d’aventure, de l’excellence des mécaniques et du dépassement des limites qui réunissent Rolex et la F1. Certes. Mais il a ajouté que «ces aspirations ont un impact énorme auprès des jeunes générations». Nous voilà au cœur de l’affaire. Confrontée à la concurrence croissante d’Omega, en particulier dans le sport et chez les jeunes amateurs de montres de luxe, Rolex se devait de trouver une nouvelle plateforme planétaire. La F1, c’est un demi-milliard de téléspectateurs par année. Ce sont des GP dans les nouveaux marchés stratégiques de l’industrie du luxe, comme la Chine, la Russie, l’Inde, la Malaisie ou le Brésil, avec une audience facilement située en dessous des 30 ans, une appartenance à la classe moyenne et une proportion inattendue de spectatrices (un peu plus de 30%). En d’autres termes: une clientèle potentielle de rêve pour la marque suisse.
Inquiétude environnementale
Reste que l’audience télévisuelle de la F1 est en baisse constante depuis des années. Le fait que les chaînes à péage, comme au Japon, en Grande-Bretagne et en France, remplacent de plus en plus les chaînes publiques dans la retransmission des GP explique en partie le phénomène. Des questions sont aussi soulevées sur les dépenses extravagantes des écuries de F1, peu en phase avec une économie mondiale sous tension, voire en dépression. Ou avec la lourde empreinte carbone de voitures dont la consommation moyenne est de 65 litres aux 100 et les émanations nocives de 2200 g/km de CO2. Un dimanche de GP, tout compte fait, c’est environ 10 000 tonnes de CO2 rejetées dans l’atmo-sphère.
Dès lors n’est-il pas paradoxal que Rolex, attentive à son image d’entreprise responsable et à ses bâtiments peu polluants, se soit lancée en F1? Arnaud Boetsch, responsable de la communication de la marque, répond: «Rolex est très soucieuse des questions environnementales, preuve en est le nouveau bâtiment Minergie de son site de Bienne, inauguré en octobre 2012. De même, elle attache beaucoup d’importance à la recherche technologique et à l’innovation en général. Comme le montrent par exemple depuis 1976 les prix Rolex à l’esprit d’entreprise, Rolex ne soutient pas nécessairement des réussites établies mais des projets en devenir.
A cet égard, la formule 1 est un monde en pleine évolution dans lequel les questions environnementales font actuellement l’objet d’une attention de plus en plus soutenue. Sous l’impulsion de la Fédération internationale de l’automobile, de nombreuses initiatives concrètes existent en matière de réglementation, de motorisation et d’ingénierie, qui visent à faire évoluer la situation actuelle dans un sens très positif.» Entre autres mesures, dès la saison 2014 les F1 seront propulsées par de plus petits moteurs (1,5 litre de cylindrée), au surcroît hybrides essence-électrique.
Mur du son
Rolex soutient depuis peu le projet britannique Bloodhound SSC. Cette équipe, déjà détentrice du record absolu de vitesse sur terre (1227 km/h, au-delà du mur du son), veut l’an prochain dépasser les 1000 miles à l’heure, c’est-à-dire les 1600 km/h sur la surface plane d’un désert sud-africain. La marque rejoint ici la tradition de son engagement pour Malcolm Campbell, dans les années 30.
Le monstre Bloodhound aura trois propulseurs: un réacteur Rolls-Royce, une fusée et, nous y revoilà, un moteur de F1 qui sera chargé d’injecter 800 litres de carburant en 20 secondes dans la fusée. Peu compatible avec le développement durable, non?
Andy Green, le pilote de la RAF qui détient le record actuel et sera en 2014 au volant de Bloodhound, était présent au GP de Silverstone pour défendre l’aventure supersonique: «Notre projet est beaucoup moins polluant qu’il n’en a l’air. Dans son ensemble, tests compris, il ne produira que 51 tonnes de CO2. Cela équivaut à parcourir 300 000 km avec une voiture de taille moyenne. Ou aux émanations de 4,2 vaches laitières pendant une année… Ecoutez: notre tentative est soutenue par le gouvernement britannique grâce à sa dimension pédagogique. Nous travaillons avec des milliers d’étudiants, d’écoles et de hautes écoles dans le pays. Comme ailleurs, nous avons un manque crucial d’ingénieurs, de mathématiciens, de physiciens. Il s’agit d’encourager ces vocations si nous voulons résoudre les problèmes environnementaux du futur. Jamais le gouvernement ou un sponsor comme Rolex n’auraient accepté de nous soutenir s’il ne s’était agi que de rouler à 1600 km/h. Qu’on le veuille ou non, le sport motorisé a aujourd’hui une responsabilité sociale.»