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Fragilité des managers: la nécessité de sortir du déni

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Mercredi, 31 Juillet, 2013 - 05:56

SANTE AU TRAVAIL. Le mal-être des patrons est bien plus répandu qu’on ne le pense, y compris en Suisse. Après la disparition de Carsten Schloter, des spécialistes des ressources humaines appellent à plus de vigilance.

Serge Maillard

La Suisse est encore sous le choc de la disparition, la semaine derrière, du dirigeant charismatique de Swisscom, Carsten Schloter, qui a mis fin à ses jours à son domicile. Si rien ne prouve pour l’heure que son décès ait quelque lien que ce soit avec sa charge importante de travail, la disparition de ce grand patron pose la question de la fragilité des managers, dont le mal-être est très souvent silencieux. «A la base, le rôle d’entrepreneur est plutôt bon pour la santé, car le sentiment de diriger soi-même son destin est positif, rappelle Rico Baldegger, directeur de la Haute Ecole de gestion (HEG) de Fribourg. Mais, lorsqu’il y a une perte de contrôle, alors la situation devient rapidement extrêmement négative.»

Un chiffre laisse entrevoir l’étendue de l’épuisement professionnel des CEO: dans une étude récente de la Harvard Medical School, pas moins de 96% des leaders interrogés disaient ressentir une forme de burn-out, dont un tiers de manière très sévère. L’omerta règne pourtant au sommet de la pyramide professionnelle. En Suisse, aucune statistique officielle ne s’intéresse pour l’heure au phénomène. Seul le Japon dispose de chiffres officiels: «Dans ce pays, on dénombre huit suicides de dirigeants de PME par jour, souligne Olivier Torrès, le directeur de l’Observatoire Amarok sur la santé des dirigeants, à Montpellier. En France, selon nos estimations, un ou deux patrons commettent l’irréparable chaque jour.»

Congés sabbatiques en série. Une partie de ce tabou devrait néanmoins être abordée en Suisse d’ici au début de l’année prochaine. La HEG Fribourg a en effet inauguré en mars dernier son propre observatoire, filiale helvétique de l’Amarok, dont une étude sur le sujet est en préparation: «Nous avons déjà pris contact avec une centaine d’entrepreneurs», précise Rico Baldegger. Une initiative tout simplement salutaire, estime le professeur: «Depuis vingt ans, l’ouverture des marchés internationaux a fait croître le poids qui pèse sur les épaules des managers. Ceux-ci se retrouvent sous des pressions multiples, coincés entre les actionnaires, les employés, les clients et, de plus en plus, le monde financier. Le risque de crise cardiaque, par exemple, touche des patrons de plus en plus jeunes, et pas seulement ceux de 100 kilos qui fument…»

En Suisse, la prise de cons-cience arrive plus tardivement que dans le monde anglo-saxon, où des cas spectaculaires de burn-out ont éclaté ces dernières années, comme celui du directeur du groupe Lloyds en 2011. Mais de plus en plus de CEO assument le fait de prendre des congés sabbatiques pour se ressourcer, comme Pierin ­Vincenz, à la Raiffeisen, qui s’accorde une pause de deux mois après treize ans d’activité dans la banque, ou Joe Hogan, ex-patron d’ABB, qui a démissionné et se consacre à sa famille. «Ces exemples l’illustrent bien: il ne s’agit pas uniquement d’une question de santé, mais d’un équilibre à trouver entre vie privée et vie professionnelle», estime Alain Salamin, consultant en ressources humaines et professeur à HEC Lausanne.

«Mon départ pour me consacrer à ma vie de famille avait été ressenti comme un coup de tonnerre dans un ciel bleu, se souvient Gérard Botteron, président de la direction du groupe pharmaceutique Galenica jusqu’en 1990. Je suis parti une année en Californie, j’ai enfin eu du temps. Et j’ai fini par m’épanouir. Ce n’est pas bon de toujours tout faire dans l’urgence. Aujourd’hui, la société dans son ensemble se rend compte qu’il y a davantage de pression sur les patrons et admet mieux ce genre d’initiative.»

La surcharge de travail reste le facteur de stress le plus fort, rappelle Olivier Torrès: dormir moins pour travailler plus, le nez dans le guidon, jusqu’à tomber dans la «spirale des 3D: dépression, divorce, dépôt de bilan»… «Le paradoxe des patrons de grosses structures, c’est qu’ils peuvent éprouver un sentiment de solitude malgré leur équipe nombreuse.» Difficile de sortir de cette autarcie, ajoute Alain Salamin: «Un CEO épuisé ne peut que très difficilement s’en ouvrir à ses collaborateurs ou à sa famille. La seule porte de salut est souvent à l’extérieur de l’entreprise, avec son médecin ou un coach, par exemple.»

«Pas le temps d’être malades.» Un patron peut-il vraiment, aujourd’hui, assumer ses fragilités? «Certains me disent qu’ils n’ont tout simplement pas le temps d’être malades… Le diagnostic risque ensuite d’être encore plus sévère. Mais vous seriez surpris de voir le nombre de dirigeants qui fréquentent nos conférences. Une fois la boîte de Pandore ouverte, ils n’hésitent plus à parler», assure Olivier Torrès. L’universitaire n’a pas fondé son observatoire sur des motifs purement académiques: «C’est aussi un appel aux patrons à libérer leur parole face à l’hérésie anthropologique du dirigeant invincible. Il faut agir!»

L’affaiblissement de cette culture d’entreprise qui vise à «sélectionner» brutalement les dirigeants les plus endurants à l’interne, c’est également l’évolution qu’observe Alain Salamin. «Cette logique est maintenant mise à mal, puisque même ceux qui ont été triés pendant des années selon la loi du plus fort peuvent craquer. Le modèle traditionnel montre de plus en plus ses limites.» Pour le consultant, le nouveau modèle d’entreprise se rapproche de celui de Google, qui offre un jour par semaine à tous les employés pour travailler sur des projets qui leur tiennent à cœur. «Pour un leader, la notion d’authenticité, d’être vrai avec ses forces et ses limites, est devenue beaucoup plus importante.»

Sur la scène politique, où la pression est au moins aussi intense qu’en entreprise, les élus qui ont assumé leurs failles, comme le Neuchâtelois Yvan Perrin ou la Zurichoise Nathalie Rickli, ne se sont pas vus ostracisés par les électeurs, bien au contraire. «Est-ce que vous préférez un malade qui s’ignore ou un convalescent qui se soigne? demande Alain Salamin. Aujourd’hui, davantage de rentes AI sont reversées en Suisse pour des maladies psychiques que physiques. Les dirigeants ne sont plus épargnés.»


Christian Wanner, cofondateur et directeur de LeShop jusqu’en septembre

«Le CEO est exposé à la solitude»

Après seize ans de bons et loyaux services, le cofondateur de la plateforme de vente en ligne LeShop, filiale de Migros depuis 2006, a décidé de changer de cap. Une pause pour se consacrer à sa famille, avant de se réorienter vers une nouvelle aventure entrepreneuriale: «J’ai décidé en toute conscience d’arrêter le job de CEO à un moment où tout va bien dans l’entreprise. Cela pourrait être vu comme une fragilité par ceux qui estiment que cela ne se fait pas d’avoir un trou dans son CV. Mais j’ai l’impression que les mentalités changent: notre génération est peut-être plus consciente de la nécessité de l’équilibre de vie, du besoin de se ressourcer à certains moments.»

Au mot «fragilité», Christian Wanner préfère celui de «doute». «C’est le lot de tout CEO. Et le doute génère de l’anxiété. De par sa fonction,  le directeur général est exposé à la solitude, il occupe une position à l’intersection des employés d’une part, de l’actionnariat et du conseil d’administration d’autre part. A la fin, on est seul à trancher. Quand tout le monde s’est renvoyé la balle, celle-ci finit sur notre table.»

Face à cette pression, l’entrepreneur se réserve des espaces de réflexion, durant lesquels il se concentre sur une seule idée. «Mais la meilleure manière de répartir la charge, c’est de s’entourer de gens compétents et loyaux avec qui l’on a envie de partir en bataille. Il faut aussi savoir quelle culture d’entreprise on veut insuffler. L’humour reste une des armes fatales contre l’anxiété.»

Un autre soutien, il l’a trouvé au sein du réseau de jeunes dirigeants «Young Presidents’ Organization», qui rassemble de jeunes chefs d’entreprise dans le monde entier, avec une dizaine de rencontres par année. «Nous pouvons partager nos expériences, nos rêves, mais aussi nos angoisses. L’idée est de s’entraider, dans un rapport de confidentialité, et non de faire des affaires. Nous prenons du recul ensemble. Cela permet d’éloigner le risque de la tour d’ivoire.»


Jean-Claude Biver, président de Hublot

«C’est la dysharmonie qui fragilise»

A la présidence de l’horloger Hublot (dont il a transmis la direction opérationnelle il y a deux ans), le Luxembourgeois d’origine reste fidèle à son image: celle d’un manager fonceur. «Mon énergie vient de mon caractère passionné, pour le travail ou la vie en général. Je pourrais imaginer de ne plus travailler chez Hublot, mais ce serait pour faire autre chose: me consacrer à la production de vin ou de fromage.»

Paradoxalement, des fragilités peuvent aussi résulter de ce trait de caractère. «Je suis émotif. J’ai la faiblesse de ma force. On ne peut pas être passionné sans émotion. Des soucis à la maison ou un divorce dans la famille, ça me pèse et peut me déséquilibrer. Autant l’équilibre affectif me permet de me surpasser, autant le déséquilibre affectif va me surpasser. L’harmonie est une nécessité. C’est la dysharmonie qui fragilise.»

Pour passer du temps en famille, le CEO a adopté un mode vie plutôt original: «Mon credo, c’est de toujours travailler quand les autres dorment. Comme cela, ils n’ont pas l’impression que je suis absent. En me levant à 3 heures, cela me permet de me consacrer à mes occupations professionnelles sans que la famille le ressente. Et à 18 heures je suis à la maison. J’ai ainsi du temps pour eux!» Un côté patron Superman qui nécessite une forte capacité physique pour tenir le coup: «Cela demande une hygiène de vie saine: pas de cigarette, pas d’alcool, faire attention à son alimentation. Il faut renoncer à certains plaisirs.»

Un entraînement qui, selon Jean-Claude Biver, ne diffère guère de celui de l’artiste ou du sportif d’élite: «Nous sommes soumis aux mêmes règles: un chanteur de rock ou un athlète change également de ville chaque soir, mène une vie trépidante. Le plus délicat est de parvenir à gérer l’équilibre entre l’affect et le personnel.»


Claude Béglé, consultant, ancien président du conseil d’administration de La Poste

«Je me ressource dans la contemplation»

Une carrière de manager chez Nestlé et Deutsche Post le mène en 2008 à la tête du deuxième plus grand employeur du pays, avec 43 000 employés. Mais, deux ans plus tard, Claude Béglé démissionne de son poste dans la tourmente, à la suite de divergences stratégiques. Il ne s’est pas arrêté pour autant – et mène au même rythme («en tout cas seize heures de travail par jour») sa nouvelle société active dans les affaires publiques. Il estime qu’un «manager en Europe a le droit de montrer quelques faiblesses, au contraire des Etats-Unis et de l’Asie».

Pour tenir ce rythme de vie frénétique, le manager de 63 ans se ressource dans la prière et la méditation, une pratique développée lors de séjours en Asie: «Je réserve tous les dimanches soir quelques heures pour me recueillir et prendre de la distance – depuis trente-cinq ans, je n’ai jamais manqué une semaine. J’analyse ce qui s’est passé et tente de comprendre les erreurs que j’ai pu commettre afin de les accepter.» Le consultant tient un journal dans lequel il veut, chaque jour, relater un épisode marquant ou cocasse – comme un lever de soleil majestueux ou ce vélo qu’il aperçoit flotter dans une rivière près des Diablerets quelques heures avant l’interview.

Il estime avoir pu concilier avec satisfaction ses vies professionnelle et familiale en privilégiant le «quality time» à la quantité: «La vie est faite de choix – on manque toujours quelque chose. Mais lorsque je rentre du travail, je suis épanoui et j’ai des choses à partager. On apporte davantage avec une énergie positive qu’en accumulant les heures de présence.» Ses voyages tête à tête avec l’un de ses six enfants incluent le Transsibérien, le Hoggar et le Kilimandjaro. Des occasions, dit-il, de «refaire le monde avec eux».

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Christian Hartnann, Reuters
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Michael Buholzer, Reuters
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