Interview. Le socialiste repart au combat pour une caisse publique, convaincu que la concurrence nuit à la maîtrise des coûts globaux de la santé ainsi qu’aux assurés malades et à leurs médecins.
Catherine Bellini et Michel Guillaume
Il est remonté comme une horloge, Pierre-Yves Maillard. Le président du Conseil d’Etat vaudois et directeur de la Santé est prêt à entrer dans l’arène pour affronter les assurances maladie lors d’une campagne de votation qui s’annonce tumultueuse à propos de l’initiative sur la caisse publique. Au printemps dernier, le lobby des assurances, Santésuisse, qui livre là une bataille existentielle, a ouvert les hostilités en propageant la rumeur que le ministre vaudois aurait «détruit» la petite caisse des syndicats vaudois 57, à l’époque où il travaillait à la FTMH.
Pierre-Yves Maillard, vous avez vraiment été un si piètre dirigeant de caisse maladie?
Ces accusations sont simplement diffamatoires, j’ai d’ailleurs obtenu le droit de corriger cette version des choses. D’une part, au début des années 2000, j’étais syndicaliste à la FTMH mais n’assumais aucune responsabilité au sein de cette caisse. D’autre part, cette caisse n’a pas fait faillite. Elle a connu le sort de nombreuses petites caisses qui ont été reprises par une plus grande assurance. Cela sans dommages, ni pour le personnel ni pour les assurés. Mais, à ce moment-là, j’étais déjà au Conseil d’Etat depuis plusieurs années.
Au moment de sa reprise, cette caisse n’avait plus de réserves suffisantes. A-t-elle chassé les bons risques?
Non. Au fond, cet exemple montre toute l’absurdité du système actuel.
C’est-à-dire?
En l’an 2000, cette caisse était encore la meilleur marché de la zone 1 du canton, elle affichait 100% de taux de couverture et comptait quelque 3500 assurés. Avec de telles réserves, les primes n’étaient donc certainement pas trop basses. En une année, le nombre d’assurés a doublé. Automatiquement, le taux de réserve a chuté de 100 à 50%.
Et c’est là qu’elle a dû corriger ses primes massivement à la hausse?
Je cite les chiffres de mémoire. En 2002, les coûts augmentaient d’environ 4,5%. Mais l’autorité de surveillance fédérale avait imposé une hausse des primes de 17%.
Pour quelle raison?
Comme, cette année-là, les autres caisses augmentaient leurs primes de 10% en moyenne, l’OFAS craignait que la caisse 57 n’attire de 10 000 à 20 000 nouveaux clients pour qui elle n’aurait pas eu assez de réserves, puisque les assurés les laissent dans leur ancienne caisse. C’est la folie de cette concurrence faussée, on ne peut y rester trop longtemps bon marché.
Revenons au présent. L’assuré Maillard procède-t-il chaque automne à une comparaison des primes pour choisir la caisse la meilleur marché?
Jusqu’ici, pas du tout! J’ai seulement suivi la caisse 57 chez Sympany. Mais je vais sans doute changer de comportement.
Vous redoutez que les Vaudois ne soient une nouvelle fois victimes en 2015 de hausses de primes plus fortes que les coûts?
On s’attend dans le canton de Vaud à une hausse moyenne à peine supérieure à 3%. Mais cette moyenne ne veut rien dire. Des assurés ayant déjà des primes basses ne verront presque rien bouger, alors que pour de nombreux autres elles exploseront jusqu’à 14% pour certains.
Donc Assura creusera encore l’écart avec les autres assureurs?
C’est ce qui se dessine. Je demande que toutes ces primes soient connues assez tôt avant la votation. On y verra des hausses à deux chiffres qui sont dues uniquement aux dysfonctionnements du système et non à l’évolution des coûts réels.
A Berne, le Parlement ne cesse pourtant d’affiner les critères du mécanisme de compensation obligeant les caisses les meilleur marché, celles qui attirent les bien portants, à verser de l’argent aux autres.
En 2012, le Parlement a introduit un nouveau critère relatif à l’hospitalisation des assurés. Or en 2015, sur Vaud, l’écart entre grandes caisses sera plus élevé que jamais!
Comment est-ce possible?
La sélection des risques a un effet boule de neige. Elle engendre une telle dynamique que les corrections du mécanisme ne suffisent jamais, même les directeurs de caisse le disent en aparté. La chasse aux bons risques (aux assurés en bonne santé, ndlr) est un poison qui contamine tout le système de santé. Elle déstabilise l’assurance maladie, rend fous les soignants et multiplie les faux incitatifs.
Le ministre de la Santé, votre camarade Alain Berset, se bat pour domestiquer les caisses et les rendre plus transparentes.
Ne lui faites-vous pas confiance?
Si, il fait ce qu’il peut. Mais je ne fais pas confiance au Parlement pénétré par les lobbyistes liés à des caisses. Ils ont surtout réalisé deux réformes qui vont vers l’augmentation de l’offre, et donc des coûts: obliger les cantons à intégrer aussi les cliniques privées dans le nouveau financement hospitalier et lever le moratoire sur les cabinets de médecin. Après dix-huit mois et l’arrivée massive de nouveaux médecins spécialistes dans les villes – pas en périphérie – il a fallu rétablir le moratoire d’urgence!
Durant la première décennie de ce siècle, les coûts de la santé en Suisse ont été bien maîtrisés avec une hausse de 3% seulement par an. Ne dramatisez-vous donc pas la situation?
Pendant ces dix ans, mon canton a même connu une hausse moyenne de moins de 2% par an. Mais quels sont les Vaudois qui, sur cette période, n’ont connu que des hausses de primes de 2%? L’initiative ne demande pas la lune mais une chose très simple: que l’augmentation de toutes les primes d’un canton colle strictement à la hausse des coûts. C’est tout!
Pas si simple! Selon le texte allemand de l’initiative, qui parle de «prime unifiée par canton», les rabais liés aux franchises et les primes pour enfants ne seraient plus possibles.
Qu’est-ce que c’est que cette désinformation? Les initiants veulent conserver les rabais pour enfants, pour médecins de famille, le choix des franchises et même des zones de primes si elles sont justifiées. Les opposants aussi. Si tout le monde est d’accord, passons à autre chose.
Les opposants affirment aussi qu’une caisse publique coûterait 4 milliards de plus par année, soit 575 francs de plus par personne!
Et pourquoi pas 20 milliards? Franchement, l’initiative a peu de chances de passer. Mais quand je vois la grossièreté de l’argumentation de certains opposants, je me dis qu’ils doivent être bien inquiets.
Mais la mutation des caisses privées vers une caisse publique coûterait environ 2 milliards.
La transition aura un coût, mais évidemment pas une somme pareille. D’ailleurs, quand des assureurs fusionnent, ne disent-ils pas que cela fait des économies? On passera de 61 compagnies privées à une vingtaine de caisses cantonales. Des réserves de 1 à 2 milliards suffiront, au lieu des 6 milliards actuels. La transition peut être douce et générer rapidement des économies substantielles.
C’est un bouleversement, tout de même. Concrètement, qui fera quoi?
Pour moi, au moins pendant la transition, les caisses pourront continuer d’exercer des tâches sur mandat de la caisse publique. Les agences cantonales assureront le financement de l’ensemble des coûts, ce qui éliminera simplement la sélection des risques.
Les assureurs parlent de 2800 emplois supprimés qui toucheraient 4000 personnes.
Cela ne fait pas mal au ventre au syndicaliste que vous étiez?
Avec notre modèle, il n’y aurait plus de démarchage par téléphone, plus de publicité et beaucoup moins de frais de mutation et donc moins d’emplois dans ces domaines. Mais il y aura un changement fondamental: l’agence cantonale devra couvrir tous les coûts de la population sur toute la vie. Pas moyen de se débarrasser des malades. Elle aura donc un intérêt à créer des emplois dans la prévention et la coordination des soins. Mais ces emplois auront un effet modérateur sur les coûts de la santé.
Admettez qu’il y aura des pertes d’emploi!
Sans doute, mais il y aura aussi un déplacement vers des métiers qui profitent davantage aux citoyens. Chez les assureurs, il y a aussi des soignants, des médecins-conseils. Ils trouveront du travail dans notre système de santé très dynamique. Rien que dans le canton de Vaud, entre les EMS et les hôpitaux publics, le nombre d’emplois croît de 500 par année.
Mais quel sera l’intérêt d’une caisse publique à maîtriser les coûts?
Une agence cantonale aura intérêt à un contrôle des coûts rationnel globalement. Aujourd’hui, on vit des drames. Par exemple, certains assureurs chicanent systématiquement les soins à domicile, ils les accablent de demandes, tardent à payer. Comme s’il fallait faire sentir à certains assurés coûteux qu’ils devraient aller voir ailleurs. On sait pourtant que les soins à domicile permettent de réduire les séjours en hôpitaux et en EMS et donc les coûts globaux. Ce qui est rationnel du point de vue de l’intérêt général ne l’est pas pour une caisse qui doit éloigner les mauvais risques.
Si la caisse publique permet de mieux maîtriser les coûts de la santé, les primes vont-elles donc baisser?
Je ne promettrais jamais cela. Par contre, quand il y aura une hausse des coûts de 3%, chacun aura une hausse de primes de 3%, pas de 14%.
La loi sur la surveillance des caisses devrait permettre cet ajustement. Aussi. Pourquoi ne pas s’en contenter?
La décence aurait voulu que le Parlement termine cette loi avant le vote du 28 septembre. Mais c’est une bonne loi. Elle permettra à l’Office fédéral de la santé publique d’empêcher les caisses d’amasser trop de réserves. Mais elle ne corrige pas le problème de la sélection des risques.
Quel est l’intérêt du citoyen à voter oui si sa prime ne baisse pas substantiellement?
La population est adulte, elle comprend que la sélection actuelle des assurés, selon qu’ils soient malades ou pas, pourrit tout le système. Cela conduit les médecins à travailler contrairement à leurs principes éthiques.
Un exemple concret?
Les assurances ont des listes de médecins de famille. Si les assurés veulent profiter d’une prime réduite, ils doivent choisir un praticien de cette liste. Mais l’assurance peut changer sa liste et en exclure soudain certains médecins, estimant qu’ils coûtent trop cher. Parce qu’ils ont beaucoup de patients diabétiques, âgés ou atteints de cancer. Ce qui peut conduire ces médecins à ne plus accepter de tels malades.
De toute façon, les coûts de la santé ne vont pas diminuer si on considère l’allongement de la vie et les progrès de la science.
Si c’est pour une vie plus longue, sans souffrances, je ne trouve pas choquant qu’il y ait croissance modérée des coûts. Les gens sont prêts à payer pour des prestations de santé, pas pour des salaires de managers à six chiffres ou pour les hoquets d’un système opaque.
Ne craignez-vous pas qu’un rationnement des coûts ne s’avère inéluctable un jour?
Dans ce secteur, il n’y a pas que des philosophes, il y a aussi des commerçants qui ont pour objectif d’augmenter leur chiffre d’affaires. Ils sont très liés aux assureurs dans le domaine des complémentaires. Ils font le calcul suivant: des hausses de primes très fortes de l’assurance obligatoire prépareront l’opinion publique à finir par accepter une réduction de prestations de l’assurance de base. Ce qui va augmenter le champ des complémentaires et donc le champ du commerce.
N’êtes-vous pas en train de les diaboliser?
Non. D’ailleurs, je pense qu’ils se trompent. Plus les primes augmentent, plus les gens se cabrent contre toute limite à l’accès aux prestations. Pour réformer, il faut de la confiance et les explosions de primes ne la créent pas.
Au fond, si on veut une évolution raisonnée des coûts, il faut miser sur le couple soignant-patient. L’obligation de rembourser tous les soignants habilités, que les assureurs veulent supprimer, est une condition de la qualité de cette relation. Le médecin doit pouvoir dire au patient: c’est à toi que je dois des comptes, pas à l’assureur, ni à l’Etat, ni à des actionnaires. Ainsi la confiance est possible et le dialogue en vue d’une consommation des soins modérée peut avoir lieu. En donnant une certaine sécurité économique aux soignants, on peut exiger d’eux une conduite éthique et la conscience qu’ils ont une mission particulière pour l’équilibre de la société.
Vos opposants donnent souvent l’exemple de la sécu française pour souligner les défauts d’un système de monopole d’assurance étatique.
Si les Français pouvaient augmenter leurs recettes chaque année, comme le font les assurances en Suisse, la sécu se porterait sans doute mieux. Voyez l’Autriche, un pays comparable au nôtre mais qui connaît un système de caisse unique et des primes fixées selon le revenu. Nos assureurs le dénigrent parce que les Autrichiens ont dû investir récemment 800 millions d’euros pour l’assainir. Je rappelle que chez nous, c’est chaque année qu’une somme analogue est demandée aux assurés via les hausses de primes.
Comment expliquez-vous le röstigraben existant sur la santé?
Par rapport à 2007, ce fossé s’est un peu comblé. A l’époque, les Alémaniques avaient le sentiment qu’ils payaient pour les Romands qui consommaient davantage. Or c’est faux, on le sait aujourd’hui: les Romands ne vont pas davantage chez le médecin et le nombre d’hospitalisations chez nous est plus bas que la moyenne suisse.
Si un ou plusieurs cantons romands votent oui, allez-vous créer une caisse publique romande ou cantonale?
Il faudrait pour cela modifier la LAMal (loi sur l’assurance maladie). Les parlementaires fédéraux devraient donc avoir l’esprit libéral nécessaire et admettre la concurrence des modèles.