Interview. Le chef des services secrets kurdes, Masrour Barzani, demande des livraisons d’armes et plus d’attaques aériennes américaines.
Christoph Reuter
Vos services connaissaient à l’avance le projet de l’Etat islamique (EI) d’attaquer Mossoul. Pourquoi personne ne l’en a empêché?
Nous avions averti depuis des mois le gouvernement de Bagdad, la dernière fois six jours avant l’attaque, et dit qu’il était en grand danger. Mais le premier ministre, Nouri al-Maliki, n’a pas pris la chose au sérieux ou ne nous a pas crus. Il répétait: «Occupez-vous du Kurdistan, moi j’ai une armée!»
Cette armée s’est alors évaporée en l’espace de 48 heures…
Nous aussi avons été surpris de voir plusieurs divisions se retirer en abandonnant leurs armes. Une erreur incompréhensible.
Quelques officiers ont affirmé qu’ils avaient reçu l’ordre de se retirer. Le gouverneur de la province a supplié Bagdad de l’aider, mais n’a pas reçu de réponse. Que s’est-il passé?
C’est vrai. Nous avions proposé notre aide au gouverneur pour peu que Bagdad se mette d’accord avec nous. Mais Maliki n’était manifestement pas intéressé.
Pourquoi?
C’est à lui qu’il faut le demander, pas à moi. Je ne pourrais que spéculer et je ne le veux pas.
En juin, bon nombre de yézidis voulaient déjà quitter Sindjar. Le gouvernement kurde les a apaisés. Avez-vous sous-estimé l’EI?
Nous n’avons pas mésestimé leur force mais leurs intentions. Nous avions observé en juin que beaucoup d’autres groupes sunnites extrémistes s’étaient ralliés à l’EI, avec un objectif commun: combattre Bagdad et la politique sectaire de Maliki. Nous avons été surpris par le succès rencontré par l’EI au sein de la population sunnite, mais leur but était d’entrer en guerre contre Bagdad, pas contre nous. Nous n’avions pas prévu à quelle vitesse et avec quelle détermination l’EI agresserait le Kurdistan.
Vous avez été cueillis à froid?
Nous n’étions pas prêts à une guerre. Et voilà que d’un coup nous partageons 1050 kilomètres de frontière avec l’organisation terroriste la plus dangereuse du monde!
L’EI diffuse la peur, la terreur, avec une brutalité inouïe. Qu’est-ce qui distingue les combattants de l’EI d’autres groupes?
Ils tuent certes quiconque s’oppose à eux. Mais quiconque se soumet à eux est bienvenu. Ils ne détruisent pas pour détruire mais parce qu’ils veulent bel et bien un Etat islamique conforme à leur conception. C’est pourquoi ils s’emparent des champs pétrolifères, des usines électriques, des silos à céréales et des barrages. Cela, d’autres mouvements djihadistes ne l’avaient jamais fait. Le succès tangible de l’EI accélère encore les ralliements. Il encaisse désormais 4,5 millions d’euros par jour, il n’a plus besoin de ses financeurs dans les Etats du Golfe.
Les dirigeants de l’EI ne sont donc pas des djihadistes classiques?
Il y a quelques officiers de haut rang du parti Baath de Saddam Hussein à leur tête, mais ceci n’explique pas tout. Nous nous demandons quand même qui est derrière.
Et la suite?
Nous avons demandé aux Etats-Unis d’étendre leurs attaques aériennes. Et nous avons besoin de plus d’armes, avant tout d’armes modernes. Ce que nous recevons est encore trop peu, mais nous en remercions déjà les Etats-Unis. Notre grand problème réside dans le fait que Maliki s’évertue toujours à empêcher que l’on nous livre des armes. Bagdad exige de contrôler tous les vols dans notre région et bloque les livraisons des jours durant. Le premier ministre nous entrave, alors que nous combattons un ennemi commun. Cela en dit beaucoup sur ses véritables intentions.
© DER SPIEGEL, traduction
et adaptation gian pozzy
Masrour Barzani
Quarante-cinq ans, dirige les services secrets du gouvernement autonome du Kurdistan, à Erbil (nord de l’Irak). Il est le fils du président
de la région kurde, Massoud Barzani.
Il avait rallié les peshmergas (en kurde, ceux qui affrontent la mort, ndlr) à l’âge de 16 ans et participé à l’insurrection contre Saddam Hussein après la première guerre de Golfe en 1991.