Portrait. Le journaliste biennois établi à Berlin livre ses convictions dans un livre qui paraît cette semaine. Les sept facettes d’un phénomène politico-médiatique.
A l’heure où d’autres ont pris leur retraite depuis longtemps, le journaliste Frank A. Meyer est partout. Tantôt discrètement, sans tapage médiatique, quand il réunit le gratin de la politique européenne à Ascona lors de son traditionnel «dîner républicain». Tantôt sous le halo des projecteurs lorsqu’il reçoit la chancelière allemande Angela Merkel sur la scène du Berliner Ensemble dans le cadre des entretiens du mensuel politique et culturel Cicero. Et cette semaine à Zurich, il présente un livre* issu d’un entretien à bâtons rompus avec un autre journaliste de renom, Jakob Augstein, héritier de Rudolf Augstein, créateur du Spiegel. Un ouvrage qui est à la fois un plaidoyer pour une démocratie axée sur des citoyens responsables, un acte de foi dans le journalisme de qualité et un appel à la résistance face aux dérives du nationalisme et du néolibéralisme.
En ce jeudi 28 août, Frank A. Meyer rayonne comme le soleil qui inonde son attique de 450 mètres carrés à Berlin, à quelques pas du Kurfürstendamm. A l’est, la tour de la télévision et le bulbe de son restaurant panoramique, vestige de la RDA. A l’ouest la Funkturm, plus banale. Difficile de rêver meilleur point de vue pour raconter cette métropole qu’il chérit désormais autant que sa ville natale, Bienne.
Entre Bienne et Berlin, une carrière atypique qui a mené ce fils d’ouvrier à devenir l’interlocuteur privilégié de nombreux hommes et femmes de pouvoir en Europe: typographe, rédacteur influent au Palais fédéral, politicien à la tête de l’Entente biennoise, initiateur de magazines (dont Die Woche et L’Hebdo en 1981), directeur des publications du groupe Ringier et maître de céans d’un grand dîner républicain à l’occasion du Festival du film de Locarno. Entre autres!
Cet homme, qui a acquis la notoriété de ceux qu’on ne désigne plus que par leurs initiales (FAM), vient de fêter ses 70 ans. Pas besoin de jouer l’hypocrisie pour lui dire qu’il ne les fait pas. Tout en lui est créativité et passion, dans une intensité qui n’a pas baissé au fil du temps. Sa plume, à la fois sèche, rythmée et acérée, est toujours aussi crainte des gens de pouvoir.
Son livre est né de sa rencontre avec Jakob Augstein, éditeur et rédacteur en chef de l’hebdomadaire de gauche Freitag, qui lui demande un jour s’il n’aurait pas envie d’aller se promener. Sans but, comme ça, juste pour le plaisir combiné des charmes du Heiligensee – l’un des nombreux petits lacs des alentours de Berlin – et de la joute intellectuelle. Leur dialogue est un peu le choc des générations. Plus jeune, Jakob Augstein s’exprime davantage sur les réseaux sociaux et en ligne. Mais lorsqu’ils parlent de journalisme de qualité, Frank A. Meyer se montre le plus optimiste des deux face à la dictature de l’internet et de la réalité virtuelle. «Dans l’histoire, l’homme s’est toujours émancipé des nouvelles technologies pour en revenir au contenu. Il y aura une rébellion, dit-il à Jakob Augstein. Vous allez la vivre, moi peut-être pas.»
1. L’autodidacte
«Rébellion», un mot qui lui va bien. Frank A. Meyer naît en 1944 à Bienne, ville ouvrière, alors que la guerre fait encore rage aux frontières. Durs temps pour ses parents, qu’il entend parfois se disputer pour des questions d’argent. Son père, un horloger complet qui sait démonter et remonter chaque montre, travaille jusque dans la nuit pour nouer les deux bouts. «Dans le contexte helvétique, nous étions pauvres, et j’en ai ressenti de l’humiliation.»
A l’école, il excelle dans l’écriture et le dessin, mais s’avère un cancre dissipé dans les autres branches. Poursuivre des études? La question ne se pose guère. Il sera typographe, un métier proche de l’écriture, avant de cofonder l’agence de presse du Bureau Cortesi à l’âge de 24 ans.
Il se formera donc en autodidacte, étanchant sa soif de connaissances dans la lecture de centaines d’ouvrages. Une chance et un tourment tout à la fois: «Lorsqu’un doctorant achève sa thèse, il a atteint son but. L’autodidacte n’est jamais délivré. Il a toujours envie d’aller plus loin, d’approfondir un sujet.» Goethe a magistralement condensé tout cela dans le premier monologue de Faust, que Frank A. Meyer déclame soudain avec délectation: «Philosophie, hélas! jurisprudence, médecine et triste théologie, je vous ai étudiées à fond, et maintenant me voici là, pauvre fou, pas plus intelligent qu’avant!»
De son père, il hérite son esprit libertaire. De sa mère, il garde son esprit d’ouverture et l’initiale de son nom de jeune fille, ce fameux «A.» (pour André), qu’il intercale désormais entre prénom et nom dans sa signature. Laquelle se fait rapidement remarquer lorsqu’il débarque sous la Coupole fédérale en tant que journaliste parlementaire pour la National-Zeitung (aujourd’hui Basler Zeitung) et la Schweizer Illustrierte.
2. L’acteur politique
Il devient journaliste parlementaire en 1968 et cofonde peu après l’Entente biennoise, un mouvement local de citoyens d’essence sociale-libérale. A Berne, il explose le carcan du journalisme classique, ne se contentant pas de rapporter et de commenter l’actualité fédérale. Lui, il brosse de petits portraits de politiciens au vitriol, flatte les uns et épingle les autres, tutoie certains conseillers fédéraux, auxquels il glisse même des idées. Willi Ritschard est le premier à tomber sous son charme.
Il a certainement joué un rôle important dans certaines élections, notamment celles d’Adolf Ogi et de Moritz Leuenberger, mais il a aussi soutenu beaucoup de candidats qui n’ont pas été élus, comme Christiane Brunner, par exemple. Dans son autobiographie parue peu avant sa mort, l’ancien conseiller fédéral Otto Stich, qui a toujours détesté ce journaliste hors norme, l’accuse d’avoir eu une influence déterminante sur la décision du Conseil fédéral de présenter une demande d’adhésion à l’UE avant le vote sur l’Espace économique européen en 1992. Les témoignages sont controversés à ce sujet, mais c’est probablement vrai!
On lui colle mille étiquettes, du «faiseur de conseillers fédéraux» à «l’intrigant machiavélique». Ce qui montre au moins que ses plus féroces détracteurs, prompts à lui donner des leçons de déontologie, reconnaissent son influence, quand ils ne la lui envient pas. Lui, il assume. «J’ai toujours revendiqué un journalisme engagé, désireux de peser sur les décisions, mais je n’ai jamais aspiré au moindre pouvoir institutionnel», précise aujourd’hui Frank A. Meyer.
3. L’avocat du journalisme de qualité
Le pouvoir, c’est celui de faire. En gagnant de l’influence au sein du groupe Ringier, Frank A. Meyer s’est toujours fait le meilleur avocat d’un journalisme de qualité, basé sur l’investigation et la réflexion. A la fin des années 70, ce Biennois à cheval sur deux cultures imagine la création de deux magazines plus ou moins jumeaux, l’un en allemand, l’autre en français. Lors d’une promenade en bateau, précisément sur le lac de Bienne, il en parle à Adolf Theobald, le directeur de l’époque des publications du groupe. Feu vert! Die Woche et L’Hebdo voient le jour en 1981. La première échoue vite, mais que faire du second? Frank A. Meyer convainc la direction de laisser Jacques Pilet poursuivre l’aventure pour en faire un magazine identitaire pour les Romands. «J’ai eu l’intuition que L’Hebdo réussirait. Je ne suis pas l’un de ces nombreux économistes obsédés par les chiffres, qui ne font que nuire aux médias», s’emporte-t-il. Il a vu juste. Quelque trente ans plus tard, autre décision à laquelle il n’est pas étranger: la reprise du Temps. Ringier a fini par acquérir la majorité des actions du quotidien de référence des Romands, alors en vente.
Dans son livre, Frank A. Meyer ne tombe pourtant pas dans l’optimisme béat. «Je ne dis pas que tout ira bien automatiquement pour la presse écrite. Mais si nous nous battons, nous pouvons conserver un tiers de gens dans une société qui voudra toujours d’un journal imprimé décryptant l’actualité plus sérieusement qu’un texte en ligne.»
4. Le démocrate européen
La démocratie est le thème central de son livre, mais aussi de son discours prononcé lors du dernier dîner républicain. «La démocratie, c’est l’envie qu’on a des autres, un atelier où l’on résout les problèmes avec la participation des citoyens», assure Frank A. Meyer. Selon lui, «dans le monde entier, l’Europe est potentiellement la mieux placée pour défendre ces valeurs».
Le monde s’est longtemps ri de ce continent trop divers pour être uni. «L’Europe, c’est quelle adresse», ironisait Henry Kissinger. «C’est fini», se réjouit l’éditorialiste. L’UE a désormais un numéro de téléphone: celui d’Angela Merkel. La chancelière allemande est non seulement à la tête de la plus grande puissance politique et économique de l’Europe. Elle dirige aussi un pays immunisé contre le populisme de droite, celui qui déferle en Suisse comme en France ou en Grande-Bretagne. «Tant que l’Allemagne maintiendra cette immunité, l’Europe l’aura aussi. C’est sa meilleure garantie», relève Frank A. Meyer.
A Berlin, celui-ci habite une rue perpendiculaire au Kurfürstendamm. Sur le trottoir, le passant pressé ne remarque pas tout de suite ces pavés de bronze sur lesquels sont gravés des noms, ceux de Juifs qui ont été déportés dans des camps de concentration lors de la guerre. «De temps à autre, je m’arrête pour lire ces noms à haute voix, une manière de les faire revivre», confie-t-il. «Il y a en Allemagne une culture de la mémoire et une conscience de l’histoire qu’on ne trouve nulle part ailleurs.»
5. Le républicain
«Républicain» est l’un des adjectifs préférés du journaliste. Il postule l’égalité entre les êtres humains, que l’on soit riche ou pauvre, homme ou femme, blanc ou noir. Frank A. Meyer ne se lasse pas de raconter «l’histoire du ministre et du hamster», survenue à l’ancien conseiller fédéral Moritz Leuenberger qui rentrait un soir chez lui à Zurich. Dans le train bondé, un hamster en cage trône sur un siège. En face, sa propriétaire refuse de libérer la place. Une agente de train intervient et permet au ministre de s’asseoir, sauf qu’une minute plus tard, un autre voyageur resté debout prend l’agente à partie. «Et les gens normaux, ils n’ont pas droit à une place assise?»
«Ce côté républicain de la Suisse me plaît.» En 1974, Frank A. Meyer a créé un événement politique et culturel unique en Europe. Il invite des personnalités européennes de la politique, de l’économie et de la culture pour des échanges informels durant deux jours, notamment les deux ex-chanceliers Helmut Kohl et Gerhard Schröder. En quarante ans, la manifestation d’Ascona a beaucoup grandi, le nombre d’invités a décuplé. Mais le maître de céans a toujours tenu à ce qu’il n’y ait qu’une seule table d’honneur avec des convives tous égaux, laquelle a désormais la grandeur d’un court de tennis! «Mais c’est un dîner républicain», s’est exclamée la conseillère fédérale Ruth Dreifuss lorsqu’elle y a été invitée en 1994. L’expression est restée.
Depuis neuf ans, la Fondation Hans Ringier que préside le journaliste y remet un Prix européen de la culture politique. Elle a consacré des personnalités aussi diverses que Pascal Lamy, Jean-Claude Trichet, Jürgen Habermas, Wolfgang Schäuble, Jean-Claude Juncker et Donald Tusk. Son jury a du flair: futurs présidents de la Commission et président de l’UE, les deux derniers nommés auront l’avenir de l’Europe entre leurs mains dès cet automne.
6. Le sonneur d’alarmes
Son départ pour Berlin voici une dizaine d’années a encore aiguisé le regard qu’il porte sur son pays natal. Plus que la Suisse elle-même, il adore sa Constitution de 1848, fondatrice de la Suisse moderne. «Je suis un patriote de la Constitution. La Suisse est une œuvre d’art politique, parce qu’elle n’a pas été planifiée, mais vécue.»
Qui aime bien châtie bien. Longtemps avant la crise financière de 2008, Frank A. Meyer a dénoncé le cynisme des banquiers s’enrichissant de l’argent des fraudeurs du fisc du monde entier. Aujourd’hui, il sonne une autre alarme. Il s’indigne du phénomène de cette Suisse qui perd son âme en bradant ses valeurs aux nantis du monde entier lorsque ses cantons offrent des autorisations de séjour à des oligarques du Kazakhstan ou du Qatar aux fortunes d’origine douteuse. «Ces filous viennent profiter de ce que les Suisses ont construit durant des siècles: la sécurité du droit, la paix, la beauté des paysages. Zoug, Schwytz, mais aussi Genève et Vaud leur accordent des forfaits fiscaux alors qu’ils n’ont rien fait pour notre pays. Si cela continue, les Suisses vont bientôt devenir les valets de ces oligarques.»
7. Le pourfendeur du néolibéralisme
Ses adversaires ont presque toujours attaqué Frank A. Meyer sur son apparence, son train de vie trop ostentatoire pour un homme prenant souvent des positions de gauche. En feignant d’ignorer le combat qu’il mène depuis toujours pour un journalisme courageux, allant à contre-courant de la pensée générale. «Actuellement, on assiste à la déification du marché et au bashing de la politique», dénonce-t-il. FAM insiste donc pour réaffirmer le primat de la politique, pour dompter un capitalisme qu’il ne renie pas. En revanche, il condamne férocement le néolibéralisme. «Celui-ci contient des éléments de fascisme. Il plaide pour le droit du plus fort et méprise le faible. Il ne considère plus l’être humain que sous l’angle de son utilité économique.»
* «Es wird eine Rebellion geben». De Frank A. Meyer, Editions Orell Füssli.
Frank A. Meyer
1944 Naissance à Bienne.
1968 Journaliste parlementaire à Berne.
1972 Cofondateur du parti de l’Entente biennoise.
1974 Organisateur de l’événement du «dîner républicain» à Ascona.
1981 Initiateur des magazines Die Woche et L’Hebdo.
2004 Chroniqueur au mensuel politique et culturel allemand Cicero.
2009 Animateur de Matinée, entretiens politico-culturels au Berliner Ensemble, le théâtre de Brecht.