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Claude Nicollier "L’idée de partir sur Mars et de ne pas en revenir me plaît."

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Jeudi, 4 Septembre, 2014 - 05:55

Interview. L’astronaute vaudois Claude Nicollier vient de fêter ses 70 ans. Ce qui ne l’empêche pas de voler encore dans des avions de chasse et de mettre son savoir au profit de plusieurs projets ambitieux, dont Solar Impulse. Il nous a reçus dans son bureau de l’EPFL, où il enseigne l’ingénierie spatiale.

Vous venez de passer le cap des 70 ans. Vous volez toujours à bord d’avions de chasse. Est-ce bien raisonnable?

Lorsque j’ai commencé à voler dans les forces aériennes, dans les années 60, l’âge limite pour piloter des avions de chasse était de 36 ans. J’en ai aujourd’hui presque le double! Je suis heureusement toujours en forme. Je m’assure d’avoir toujours une bonne marge de sécurité. Il faut que celle-ci reste importante. Si elle devenait trop faible, mieux vaudrait arrêter. Ce serait irresponsable pour les passagers que j’emmène régulièrement avec moi. Je subis un check annuel avec un instructeur. Il me met dans des situations inattendues, comme avoir une panne hydraulique ou de réacteur…

Est-on bon juge de soi-même dans ce genre de situation?

Je le crois. Je me surveille beaucoup. Le plus important reste le jugement personnel. Mais je ne suis pas seul. Nous sommes une équipe. J’ai toujours dit à mes collègues de prêter attention à mon comportement, au cas où.

Est-ce une question d’hérédité? Votre père a vécu jusqu’à 104 ans, non?

Sans doute. Mais ce n’est pas qu’une question physique. L’entraînement pour l’espace et l’aviation s’adresse beaucoup plus à la tête qu’au corps. Nous n’avons pas besoin d’être des athlètes, ni pour l’astronautique ni pour l’aviation de chasse. J’ai certes la chance d’être en bonne santé. Ce n’est pas le cas de tout le monde, hélas. Il y a quelques années, mon épouse a été tragiquement emportée en un mois par un cancer particulièrement agressif.

Comment vous maintenez-vous en santé?

C’est surtout une question cardiovasculaire. Il faut bouger, courir, marcher rapidement, faire du vélo. Même si je cours aujourd’hui moins en raison d’un problème de genou. J’ai endommagé mon ménisque gauche en faisant trop de course à pied sur surface dure lorsque j’étais à Houston. On a dû me refaire l’articulation…

Comment gardez-vous votre faculté de concentration?

C’est un acquis qui vient de l’expérience. Ce qui est primordial, c’est ma passion. J’ai toujours eu une formidable motivation pour l’aviation et l’espace. Cette passion est née très tôt, avant l’âge de 10 ans. Je construisais des modèles réduits d’avions avec mon père. Je lisais beaucoup de BD, notamment Les aventures de Buck Danny. Avec mon ami proche Claude de Ribaupierre (le dessinateur Derib, ndlr), nous avions lu l’épisode Ciel de Corée. Nous avions construit nous-mêmes des modèles réduits des avions de chasse qui figuraient dans la BD. Nous avions reproduit la guerre aérienne en Corée sur les hauteurs de La Tour-de-Peilz…

Mais la passion pour l’aéronautique, ce n’est pas tout.

Il faut d’autres qualités, non?

J’ai suivi les cours de l’instruction aéronautique préparatoire. C’était un excellent conditionnement pour les vols militaires. Notamment en matière de discipline, de procédures, d’ordres à suivre. Nous ne pouvions pas nous laisser aller à rêver. Dans le monde de l’aviation, pour que cela marche, il faut être rigoureux. L’école de pilotage à Magadino n’a pas été évidente. Nous étions 36 au départ. Mais seulement treize à la fin. Moi, je m’en suis tiré parce que j’aimais passionnément cette activité. J’avais un talent sans doute suffisant, et je me donnais vraiment de la peine! Cela m’a servi ensuite tout au long de ma formation de pilote militaire jusqu’à mon intégration à l’escadrille 6 sur Venom en 1966. J’avais 22 ans!

Parmi toutes vos activités actuelles, lesquelles vous encouragent le plus à aller de l’avant, à conserver votre enthousiasme?

Nous sommes ici à l’EPFL. C’est le lieu de mes autres passions: la science et l’ingénierie. J’ai eu dès l’enfance une curiosité naturelle pour les phénomènes naturels et le ciel. Je croyais obtenir beaucoup de réponses en étudiant l’astrophysique. J’en ai eu quelques-unes, mais aussi beaucoup de nouvelles questions. Plus on avance dans nos connaissances, plus on réalise à quel point on est ignorant!

Avez-vous toujours la volonté de transmettre votre propre savoir?

Plus que jamais. Cette volonté vient du privilège d’avoir été le seul astronaute suisse à l’Agence spatiale européenne et à la NASA. J’ai tant appris dans le domaine spatial. J’ai voulu transmettre ce savoir à des étudiants ingénieurs. En particulier sur les aspects opérationnels. Par exemple, comment fonctionne le système de contrôle d’altitude d’une navette spatiale? Il se trouve que j’ai bien connu ce système dans la situation concrète d’une mission. Je me suis aussi intéressé à l’extraordinaire travail d’ingénierie qui a permis la réalisation de ces systèmes de contrôle. J’enseigne à mes étudiants ces deux aspects: le concept des systèmes spatiaux et l’opération de ces systèmes.

Etre porteur d’un tel savoir et le transmettre, c’est aussi une responsabilité, non?

Le mot «responsabilité» a toujours été inscrit en grosses lettres dans ma vie. Peu avant le départ de ma première mission spatiale pour aller réparer le télescope Hubble, je me suis dit: «Te voilà porteur d’une grande responsabilité. Essaie de ne pas commettre d’erreur!» La mission était une première. La pression était forte. Aujourd’hui, je me définis toujours en termes de responsabilité vis-à-vis de mes étudiants, des écoliers, du public.

A Payerne, vous êtes impliqué dans les projets Solar Impulse et de la navette autonome de Swiss Space Systems (S3). Là aussi, s’agit-il de faire profiter les autres de votre savoir?

Pour Solar Impulse, il s’agit d’une demande ancienne d’André Borschberg. Il m’a demandé de superviser les essais en vol de l’avion solaire. Mon expérience de pilote s’est en effet étoffée au fil du temps, du civil au militaire et au spatial, en passant par l’aviation légère que j’ai pratiquée aux Etats-Unis. Après l’accident de la navette Columbia, en 1986, il y a eu une période d’attente. L’ESA, qui avait alors ses propres projets d’autonomie en matière de vols spatiaux habités, a décidé de m’envoyer une année dans une école de pilotes d’essai en Grande-Bretagne. L’apprentissage incluait la rédaction de rapports très rigoureux. Cet acquis m’est aujourd’hui utile dans ma fonction de responsable des essais de Solar Impulse. J’ai pu aussi contribuer au projet par des spécificités du domaine spatial. Par exemple la composition de la salle de contrôle. Comme dans une mission spatiale, celle-ci peut compter sur un directeur de vol. Mais aussi sur des experts dans des domaines précis, comme les systèmes électriques, les performances de l’avion, la santé du pilote. Il est ici capital d’avoir en permanence un soutien opérationnel et qualifié.
Serez-vous vous-même un expert dans la salle de contrôle de Solar Impulse pour le tour du monde, l’an prochain?

Non, ce sera mon collègue et ami Raymond Clerc. Mais je serai responsable du safety review board, qui examinera les problèmes de sécurité avant le départ de chaque étape.
Quel regard jetez-vous sur le destin aéronautique de Payerne, désormais séculaire?

C’est un destin brillant et prometteur. L’aérodrome est idéalement situé sur le plateau, dans la campagne, au contraire de Dübendorf, qui est trop près de la ville de Zurich. Compte aussi l’esprit volontaire des décideurs sur place, hier comme aujourd’hui. Le planeur hypersonique de S3 et Solar Impulse sont aux deux extrémités du spectre de l’aéronautique, lequel est entièrement représenté à Payerne, ce qui est tout à fait remarquable.

Qu’en est-il de la collaboration spatiale de la Suisse avec l’Europe? Est-elle menacée par le vote du 9 février dernier?

Je ne le pense pas. La Suisse est l’un des 20 pays membres de l’Agence spatiale européenne, l’ESA. Son importance en fraction de contribution est modeste, de l’ordre de 4% environ, par rapport à celle de la France, de l’Allemagne ou de l’Italie par exemple. Mais c’est un pays qui est très respecté pour ses compétences. Comme l’horlogerie et l’électromécanique de précision. Je voudrais mentionner le CSEM, à Neuchâtel, fournissant des équipements essentiels pour la nouvelle génération des satellites météorologiques européens. Et aussi Spectratime, également à Neuchâtel, qui livre les garde-temps extrêmement précis du système de navigation européen Galileo. Ces compétences et ces collaborations ne me semblent pas foncièrement menacées par ce qui se passe actuellement au niveau politique à Bruxelles.

Vous vous engagez pour les enfants, notamment au sein de l’Action de soutien à l’enfance démunie. Pourquoi?

L’ASED a été lancée par mon cousin Jean-Luc Nicollier, à Genève. Il y a tellement d’enfants qui vivent aujourd’hui dans un monde marqué par le désarroi, l’insuffisance de moyens d’éducation ou la pauvreté. L’ASED a pour objectif de leur venir en aide dans les endroits les plus démunis de la planète. J’essaie de m’impliquer aussi auprès des gymnasiens, des collégiens, des écoliers. J’essaie de pousser ces jeunes à s’émerveiller. Cet émerveillement nous dirige vers des buts qui nous font rêver, nous permettent de vivre et de partager du bonheur. J’ai vécu des moments indescriptibles de bonheur dans l’espace. J’essaie de transmettre cet émerveillement.

Est-ce d’autant plus important que les jeunes générations semblent moins intéressées par les sciences de l’ingénieur?

Oui. Il est bon de rappeler que, derrière ma passion, il y a beaucoup de travail d’ingénieurs. Par exemple, le programme de la navette spatiale a été extraordinairement compliqué à concevoir, même si merveilleux à vivre. Je me suis fait cette réflexion un jour en passant loin au-dessus du golfe du Bengale, dans la navette. Je voyais la ville de Calcutta avec ses 12 millions d’habitants, une toute petite tache grise. J’ai soudain pris la mesure de la petitesse, de la fragilité de la condition humaine. Notre espèce est accrochée à une toute petite planète qui tourne autour d’une étoile modeste, parmi 100 milliards d’autres dans une galaxie. Mais cette même condition humaine, grâce à son intelligence et à un travail immense d’ingénierie, est dans le même temps capable de concevoir, construire et opérer un engin comme la navette spatiale, qui permet justement cette réflexion.

Pourquoi ce désintérêt actuel pour les sciences dures?

L’humanité est devenue morose. Si le monde allait mieux, si l’on ne tirait pas sur des avions de ligne qui passent au-dessus de pays en guerre, il y aurait davantage de curiosité pour les domaines scientifiques. Or notre attention est captée par des événements tragiques très préoccupants.

L’espace se privatise de plus en plus. Des entrepreneurs comme Elon Musk, Richard Branson ou Jeff Bezos le considèrent comme une nouvelle frontière commerciale. Notamment pour le tourisme.
Qu’en pensez-vous?

Il n’y a pas de raison pour que ce genre d’expérience très forte ne soit réservé qu’aux astronautes professionnels. Elle doit être partagée. Elle est certes onéreuse aujourd’hui. Mais les premiers vols transatlantiques en DC-4 ou DC-6 dans les années 50 étaient eux aussi très chers. Le processus des vols spatiaux touristiques n’en est qu’à ses débuts. La route sera difficile. Les premiers vols seront suborbitaux. Une expérience forte, mais brève. Je pense que ce ne sera qu’une étape transitoire pour conduire plus tard vers des vols spatiaux touristiques orbitaux. La vraie saveur du voyage dans l’espace, c’est d’y passer des heures, des jours ou des semaines. De voir des levers et des couchers successifs de soleil, de voir la Terre défiler en dessous de soi, la nuit, c’est un spectacle stupéfiant. Moi, mon plus long séjour dans l’espace a été de quinze jours. Mais j’avais envie de rester là-haut!

Elon Musk, patron de SpaceX, serait partant pour prendre un aller simple pour Mars. Sans espoir de retour. Une telle idée résonne-t-elle en vous?

Oui. Si une petite colonie humaine se crée sur cette planète extraordinairement intéressante, je serais d’accord de m’y rendre et de ne pas en revenir. Surtout s’il est possible d’explorer Mars en profondeur, et donc de faire avancer les connaissances sur cet astre. A l’échelle de la galaxie, quelle importance d’avoir sa tombe sur la Terre ou sur Mars? Aucune! Je mettrai une condition à ces vols aller simple. Il ne faut pas que ce soient des missions suicides. Il faudra assurer une qualité de vie raisonnable aux premières personnes qui iront là-haut. Elle sera bien sûr différente de celle que l’on connaît ici-bas. Pas de promenade du dimanche sur Mars! Mais si la vie y est acceptable, que l’on peut y être productif et que l’on peut y rêver, je suis partant.

«Les leçons de l’espace»: conférence-débat publique organisée par «L’Hebdo», Swisscanto et les banques cantonales. Informations en page 41.


Claude Nicollier

Né le 2 septembre 1944 à Vevey, pilote de milice dans l’armée suisse dès 1966, l’astrophysicien a rejoint l’Agence spatiale européenne en 1976. Intégré à la NASA dès 1980, il a participé à quatre missions spatiales entre 1992 et 1999. Il est aujourd’hui professeur au Swiss Space Center de l’EPFL.

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