Décodage. Les ventes de montres connectées explosent. Apple lancera bientôt la sienne. Où sont les horlogers suisses dans cette révolution qui s’annonce?
Et maintenant, Apple contre Swatch? La firme californienne, qui a déjà dévalisé les rentes des majors de la musique et relégué aux placards de l’histoire des géants comme Nokia ou BlackBerry, serait aujourd’hui en passe de ringardiser une des industries les plus anciennes et les plus profitables de la Suisse: l’horlogerie. Il n’a fallu qu’une rumeur pour faire naître cette hantise.
Apple serait sur le point de lancer un nouvel appareil connecté, l’iWatch, qui se porterait au poignet. Certains y voient déjà les prémices d’une de ces innovations, à la fois créatrices et destructrices, dont ce début de XXIe siècle semble avoir le secret. Ancien directeur romand d’Avenir Suisse et observateur avisé du monde horloger, Xavier Comtesse prévient: «A côté de ce qui s’annonce, la crise du quartz qu’a connue l’horlogerie suisse dans les années 80 n’était qu’une promenade de santé.»
Pour comprendre les raisons profondes de cette inquiétude, rien ne sert d’aller à Bienne ou au Locle, berceaux historiques de l’industrie horlogère helvétique. Curieusement, il est plus utile de se rendre à l’autre bout de la Suisse romande, à Sion. Il faut rejoindre la Haute école spécialisée (HES), trouver son chemin dans le dédale d’ateliers de la section Systèmes industriels, puis gravir une passerelle en métal jusqu’au bureau de Sébastien Mabillard.
En juin dernier, ce responsable de la fondation valaisanne pour la promotion économique The Ark a organisé une conférence dédiée au secteur émergent de l’«e-santé». La rencontre réunissait les principaux acteurs suisses de ce secteur mal connu mais en pleine expansion, qui promet de devenir l’un des grands enjeux sociaux et économiques du XXIe siècle. «La révolution a déjà démarré. Le rythme s’est même considérablement accéléré ces deux dernières années», observe Sébastien Mabillard.
La révolution qu’évoquait sa conférence est celle de la miniaturisation des appareils électroniques, qui permet de franchir une nouvelle étape dans l’emprise de l’informatique sur nos vies. Déjà omniprésents dans nos salons, sur nos bureaux et dans nos poches, les appareils connectés s’apprêtent à venir se coller à nos corps. Et en premier lieu à nos poignets.
Bye-bye «K2000»
Les auteurs de science-fiction l’avaient déjà imaginé, mais beaucoup suivaient une fausse piste. L’idée n’est pas de susurrer à sa montre pour activer le Turbo Boost de sa Pontiac autopilotée, comme le faisait David Hasselhoff dans la série K2000 en 1982. La révolution qui vient est tout autre.
La montre connectée de 2015 veillera sur vous, en permanence. Le jour, elle mesurera votre activité physique. La nuit, elle observera la qualité de votre sommeil. Elle gardera un œil attentif sur vos principales fonctions vitales. Peut-être même qu’un jour, en vous prévenant du danger ou en appelant les secours, elle vous sauvera la vie. Bien mieux que K2000.
Rêve ou cauchemar? Peu importe: toutes les technologies qui permettent de le faire sont déjà là. Elles sont d’abord apparues dans des bracelets électroniques destinés aux sportifs. Les précurseurs sont deux sociétés californiennes, Fitbit et Jawbone, qui sont parties de zéro pour créer le nouveau marché des «bracelets fitness». Depuis, les mastodontes coréens de l’électronique, Samsung et LG, se sont engouffrés dans la brèche avec des montres connectées aux fonctions plus étendues, qui permettent notamment de recevoir des notifications de messages ou d’appels sans avoir à sortir le téléphone de sa poche. Les premières générations de ces appareils ont peiné à convaincre. Mais les Coréens avancent, remettant sans cesse l’ouvrage sur le métier.
Ces montres connectées seront l’attraction principale du Salon de l’électronique IFA, qui ouvre ses portes le 5 septembre à Berlin. Samsung y dévoilera sa nouvelle Gear S, avec écran rectangulaire incurvé, et LG présentera sa G Watch R au cadran arrondi. Motorola s’y lancera avec la Moto 360, ronde elle aussi. Selon le cabinet d’études Canalys, les ventes de bracelets et de montres connectés ont bondi de près de 700% dans les six premiers mois de 2014, comparé à toute l’année 2013. Le cap des 25 millions de pièces serait à portée dès 2015, soit presque autant que la production annuelle de montres Swiss Made.
Le marché pour ce type de produit explose, mais l’offre est encore balbutiante et parcellaire. Certaines, comme la Gear S, cherchent à réunir toutes les fonctions d’un téléphone portable dans un appareil collé au poignet et à recharger toutes les nuits. D’autres, comme celle de LG, sont conçues pour être une extension du smartphone. Parmi les bracelets, certains s’adressent spécifiquement aux maniaques du fitness ou du jogging, tandis que d’autres sont adaptés à un usage de tous les jours. Les uns sont simples à utiliser, les autres complexes et mal conçus.
C’est ici qu’arrive Apple, en général. Si une entreprise a déjà prouvé qu’elle savait entrer au bon moment sur le bon marché avec un produit novateur et mieux pensé que les autres, c’est bien elle. En juin dernier, la firme a dévoilé une nouvelle plateforme de programmation appelée Health Kit qui permettra aux développeurs d’applications de créer des logiciels adaptés à la mesure de données liées à la santé. Tim Cook, le patron d’Apple en poste depuis trois ans, lance des messages codés. «Il y a beaucoup de gadgets dans cet espace, mais il n’y a rien de vraiment génial», affirmait-il il y a un an, un bracelet FuelBand de Nike au poignet. Avant d’ajouter: «Ce marché est mûr pour être exploré.»
Cherchez l’horloger
Où sont les horlogers suisses dans tout ça? Ils n’étaient en tout cas pas à la conférence qui se tenait à Sion sur l’«e-santé». Aucun représentant de la branche n’avait fait le déplacement, confirme Sébastien Mabillard, qui se dit «un peu surpris» par cette absence. Le thème du poignet connecté et de la cybersanté ne semble pas faire partie de leurs préoccupations actuelles. Et pour Xavier Comtesse, c’est une grave erreur.
«Le prochain cap, c’est le poignet, prédit-il. Tous les efforts de miniaturisation de l’électronique tendent vers cela. C’est d’ailleurs la même raison qui a fait passer la montre du gousset au bracelet, il y a exactement un siècle. Le poignet est le seul endroit qui permette de consulter un écran tout en poursuivant son activité. Les horlogers suisses sont persuadés que l’image de luxe et le statut social que confèrent leurs produits les protégeront toujours. Ce n’est pas dit. Les marqueurs sociaux évoluent.»
Selon lui, même sans considérer les enjeux liés à la cybersanté, la réception de notifications au poignet transformera la montre en support d’une nouvelle intimité. «Elle rendra plus naturelle et aisée la communication avec nos proches, à qui nous envoyons déjà tant de messages pour dire «je suis là», «j’arrive dans quinze minutes», «je t’aime». Le jour où une montre connectée permettra aux parents de recevoir un message disant que leurs enfants sont bien arrivés à l’école, tous en porteront.»
«Se dire que l’on va tranquillement continuer de produire des montres mécaniques hors de prix serait une erreur fatale, avertit Xavier Comtesse. Ce serait comme essayer de vendre des trains Märklin à l’époque des jeux vidéo.»
La seule question encore ouverte, estime-t-il, est de savoir si l’industrie horlogère suisse a l’ambition de faire sa place dans ce nouveau monde. Le groupe américain Fossil a déjà passé un accord avec Google pour utiliser son système d’exploitation Android Wear, spécialement conçu pour les bracelets et montres connectés. «Pas un seul horloger suisse n’a encore scellé d’alliance de ce type», s’inquiète Xavier Comtesse.
Le pire pour les horlogers est que cette révolution pourrait se dérouler sans eux. «Ils deviendraient les victimes collatérales d’une révolution qui n’a, au fond, pas grand-chose à voir avec eux», observe Xavier Comtesse. Et ce alors que d’autres acteurs – pourtant apparemment moins concernés – sont déjà bien décidés à en faire partie. Y compris en Suisse.
Swisscom, par exemple. L’ex-régie fédérale a créé une division «e-santé» en 2011 déjà. L’un de ses collaborateurs a fait une présentation très détaillée sur ce secteur lors de la conférence The Ark, notant que près de 350 000 capteurs sont déjà en fonction en Suisse pour enregistrer des données personnelles liées à la santé, qu’il s’agisse de bracelets fitness ou d’instruments connectés plus spécifiques pour mesurer la tension ou le taux de glycémie. Swisscom s’attend à ce que ce nombre soit multiplié par quatre d’ici à 2018. «Nous avons constaté un vrai boom dans l’utilisation de ces appareils depuis un an et demi», confirme Stefano Santinelli, le directeur de la division «e-santé» de Swisscom. Le marché est encore très fragmenté, explique-t-il, mais l’arrivée d’Apple pourrait rapidement changer la donne.
Stefano Santinelli précise que sa division ne mène aucune discussion concrète avec des horlogers. Swisscom n’y tient d’ailleurs pas particulièrement. «Nous mettons en place une plateforme capable de recueillir ces données et de les intégrer dans un dossier personnel. Ce système doit être compatible avec n’importe quel appareil, quel que soit son fabricant.»
«Tous les ingrédients sont réunis pour faire de la Suisse romande un berceau de ces technologies, veut croire Sébastien Mabillard. Le terrain est prêt. Nous attendons les entrepreneurs et les innovateurs de demain dans ce domaine», conclut-il. Reste à savoir si les horlogers suisses en feront partie.
francois.pilet@hebdo.ch / @FrancoisPilet
Interview. Pour Nick Hayek, CEO de Swatch Group, l’industrie horlogère suisse n’a rien à craindre de l’arrivée de l’iWatch.
«Nous n’allons pas submerger le marché avec des gadgets»
Monsieur Hayek, est-ce que vous dormez bien la nuit?
Très bien!
Avez-vous essayé un de ces bracelets d’activité connecté?
Oui, mais pas la nuit. Je n’aime pas porter un objet au poignet quand je dors. Cela ne m’intéresse pas vraiment, j’ai un très bon sommeil. Le vôtre, c’est quel modèle?
C’est un Fitbit.
Vous devez le recharger?
Oui, il tient une petite semaine.
Vous connaissez le Vivofit, de Garmin?
Je ne l’ai pas essayé.
Il tient plus d’une année sans être rechargé.
La «NZZ am Sonntag» dit que Garmin sous-traite la fabrication de la batterie et certains capteurs du Vivofit à Swatch Group. Est-ce vrai?
Je n’ai malheureusement pas le droit de le dire, mais la NZZ am Sonntag est habituellement une source sérieuse.
L’industrie horlogère est-elle aujourd’hui à l’aube d’une nouvelle révolution technologique?
La révolution technologique fait partie de l’ADN de notre industrie. C’est un processus continuel. L’industrie horlogère suisse est dans une position très avantageuse aujourd’hui. Nous sommes les champions de la miniaturisation, qu’il s’agisse de mécanique ou d’électronique. Sans oublier les innovations dans le monde des matériaux. Notre produit se porte sur la peau, et nous devons donc remplir des normes très strictes. Cela passe par la production d’acier sans nickel, de nouveaux plastiques qui ne réagissent pas aux crèmes hydratantes ou solaires. Tout cela doit être maîtrisé. C’est une des excellences de l’industrie horlogère suisse
Qu’en est-il chez Swatch?
Swatch Group est à la pointe de l’innovation, que ce soit dans les matériaux, le silicium, les composants totalement antimagnétiques ou encore des poudres céramiques. C’est le cas également pour les écrans tactiles, les batteries et les senseurs gyroscopiques à basse consommation. C’est peut-être une des raisons pour lesquelles beaucoup de géants de l’électronique viennent nous voir. Les analystes boursiers nous ont souvent demandé pourquoi nous voulions garder des sociétés comme EM Microeletronic-Marin, Renata ou Micro Crystal, qui rapportent moins en termes de bénéfice que nos marques horlogères. Vous avez aujourd’hui la réponse. Les puces, les capteurs, les écrans tactiles et non tactiles, les batteries et toutes les technologies à basse consommation sont nécessaires pour faire un produit porté au poignet. Qu’il soit smart ou pas smart.
Ces nouveaux produits pourraient menacer les ventes de montres traditionnelles.
Si le fait d’indiquer l’heure était le seul intérêt des montres, l’industrie horlogère n’existerait plus depuis longtemps. Je me souviens qu’à l’époque des premiers téléphones portables, les journalistes venaient nous voir pour demander si nous allions encore pouvoir vendre des montres, puisque ces appareils indiquaient l’heure de manière plus précise. Le marché de l’horlogerie n’a fait que croître depuis lors, surtout dans la montre mécanique! L’apparition de nouveaux produits est une occasion fantastique de toucher les millions de personnes qui ne portent pas de montre, et de les habituer à le faire. L’arrivée de nouvelles fonctions nous aidera à convaincre toujours plus de gens à porter quelque chose au poignet. C’est cela le vrai enjeu. J’estime que seuls 30% des Américains portent une montre. Beaucoup de gens dans le monde ne portent pas de montre. Il y a encore tellement de poignets à conquérir! Ces innovations nous aideront à ouvrir un nouveau marché, et à y accéder.
Samsung, LG, Motorola, bientôt Apple: vous avez face à vous des acteurs d’une puissance redoutable.
Nous n’avons pas de complexe d’infériorité. Mais nous n’avons rien à gagner en essayant de submerger les marchés avec des gadgets électroniques. D’ailleurs, aux Etats-Unis, on a rarement autant parlé de Swatch qu’aujourd’hui. On nous compare à Apple… Pas mal, non?
Vous avez des contacts avec ces géants de l’électronique. Comment perçoivent-ils la situation?
Les fabricants d’électronique sont en effet très inquiets. Ils ont peut-être aussi compris que la miniaturisation va conduire à de nouveaux produits qui se porteront sur le corps. Ils craignent que cette évolution ne rende caducs certains de leurs produits actuels. Ils ont raison: ces nouveaux objets connectés menacent plutôt de remplacer les téléphones et d’autres dispositifs portables que la montre! Ils explorent toutes les voies possibles, et toutes les formes: les bijoux, les lunettes et les montres. Et bientôt la culotte, peut-être. C’est un effort énorme pour eux d’ouvrir une nouvelle catégorie de produits qui ne cannibalisent pas ceux qu’ils ont déjà. Pour l’industrie horlogère, c’est tout le contraire. C’est une occasion en or! Nous sommes déjà au cœur de cette révolution. Nous avons tous les savoir-faire nécessaires pour réussir l’intégration de nouvelles fonctions dans un produit porté au poignet. Nous l’avons d’ailleurs déjà fait par le passé.
Ils ont de bonnes raisons d’avoir peur! Ils ont déjà subi coup sur coup l’arrivée de l’iPod, de l’iPhone et de l’iPad…
Nous avons aussi vécu la crise horlogère, et nous avons une très bonne mémoire. A l’époque, l’industrie suisse était exclusivement concentrée sur le luxe, n’avait aucune stratégie de segment et, surtout, aucune innovation. La situation est totalement différente aujourd’hui.
Sur quoi se jouera la guerre des poignets?
La clé de tout, ce sont les batteries et la consommation d’énergie. Nous sommes aux premières loges dans les deux domaines. Regardez le Vivofit, de Garmin: le produit qui n’a pas besoin d’être sans cesse rechargé a un avantage considérable sur les autres. Nous étions les premiers à utiliser des écrans tactiles très peu gourmands en énergie. Nous les avons intégrés dans nos montres des années avant le téléphone mobile. Nous maîtrisons ces techniques.
Vous lancerez une nouvelle montre connectée en 2015. Ne craignez-vous pas de concurrencer vos propres produits?
Il n’y a pas de cannibalisation. La Swatch lance sans cesse de nouvelles collections: ce n’est pas une cannibalisation! Les gens ne veulent pas porter toujours la même chose au poignet. C’est la grande révolution que Swatch a apportée: il en existe pour tous les goûts, pour toutes les occasions et toutes les activités. Les gens en possèdent plusieurs. Prenez la Sistem 51, une Swatch mécanique extrêmement avancée, révolutionnaire, bon marché et 100% Swiss made que nous venons de lancer. Vous pourriez dire la même chose: «Vous êtes fou! Vous cannibalisez les ventes de Tissot et des autres!» C’est tout le contraire. Le marché est stimulé: nous vendons plus de montres Swatch et plus de Tissot. D’ailleurs, les ventes de Swatch aux Etats-Unis ont augmenté de plus de 30% depuis que les bracelets fitness sont apparus aux Etats-Unis.
Point de vue. Loin d’être un gadget de plus, la montre hyperconnectée est une petite révolution copernicienne. Au lieu d’être comptable du temps inflexible de Newton, elle est la gardienne de notre propre durée intérieure. Elle abandonne le chronos au profit du kairos, l’art d’agir au bon moment.
La montre au poignet, du temps de la physique au temps de l’individu
La montre-bracelet s’est démocratisée pour une question de vie ou de mort. Il y a cent ans, pendant la Première Guerre mondiale, il ne faisait pas bon lancer un assaut sans une synchronisation précise des attaques. Les Britanniques ont ainsi perdu des milliers de soldats pendant la bataille des Dardanelles: leurs garde-temps marquaient des décalages de plusieurs minutes entre les différents postes. Ils se sont ensuite dépêchés d’équiper les soldats de montres fiables, résistantes aux chocs et surtout pratiques, car portées au poignet.
Puis la montre-bracelet a encore gagné en précision, en complication, en innovation. Elle s’est électrifiée dans les années 50, numérisée deux décennies plus tard, avant de s’imposer comme un objet de mode accessible au plus grand nombre grâce à la Swatch. Elle est devenue statutaire, luxueuse, raffinée, toujours grâce au génie suisse. Elle a gagné en désir de possession ce qu’elle a perdu en utilité fondamentale, comme jadis dans les tranchées. Car l’heure est aujourd’hui partout, à commencer sur l’écran des téléphones-ordinateurs.
Mais la montre, qu’elle soit analogique ou digitale, a toujours gardé sa fonction essentielle: dire l’heure. Elle reste même l’outil le plus efficace pour mesurer le temps. Un coup d’œil au poignet et hop! l’information capitale est donnée. C’est le temps de la physique, quantifiable, divisible, tel que l’ont observé les Galilée et Newton. Un absolu en perpétuel mouvement, impersonnel, universel, immatériel, inhabitable, inflexible. Bref, c’est le dieu Chronos qui n’aime rien tant que de nous manger à petit feu.
Chronos? L’intéressant est que le futur de la montre, ces objets hyperconnectés dont nous parlons dans ces pages, tend vers l’autre conception du temps chez les vieux Grecs. Car se quantifier soi-même, savoir comment on va ou comment on pourrait aller mieux, anticiper un danger potentiel, se rassurer ou s’inquiéter, partager ses données personnelles en cas de nécessité revient à gérer non le temps de la physique, mais bien son temps intérieur, personnel, vécu et perçu. Une durée qui, au contraire de l’autre, ne se partage pas, tant elle nous est propre. Parfois trop lente, parfois trop rapide, si subjective. Si humaine!
Loin d’être le gadget que l’on nous présente trop facilement, la montre comptable de notre propre horloge interne est bien une révolution conceptuelle. Elle réinvente, cent ans plus tard, la breloque antichoc de 14-18. Cette technologie mobile fait appel au kairos, l’autre dieu grec du temps. Une jeune déité qui n’a qu’une seule touffe de cheveux sur la tête et qu’il faut saisir au moment opportun, ni trop tôt, ni trop tard. Le kairos, c’est l’art d’agir au bon moment, de saisir l’occasion. Il incarne une autre dimension du temps, plus profonde, plus existentielle, ouverte à l’influence humaine. Il associe l’action et la durée, le général et le particulier. Et la notion de risque, comme le pensait Machiavel.
Dès lors, une montre apte à nous informer plus vite sur les autres et surtout sur nous-mêmes, une sentinelle qui dialogue avec notre propre mécanisme intérieur glisse bien du chronos au kairos (sans oublier bien sûr de nous donner l’heure). Elle est un outil de gestion de notre propre durée ici-bas et des différents temps de notre organisme. Notre cerveau, nos cellules, notre système cardiovasculaire ont chacun des modalités temporelles différentes. Nous avons beau être des individus, donc des entités indivisibles, mais nous vieillissons en pièces détachées, au gré de nos différentes horloges biologiques. Si un mécanisme portable et ses capteurs innombrables peuvent mieux rendre compte de ces durées personnelles et nous aider à mieux vivre, alors pourquoi pas? Cela reviendrait à chérir davantage le seul temps désirable et aimable, le kairos, plutôt qu’un dieu vengeur qui ne pense, le salaud, qu’à nous bouffer tout cru.