Reportage. A quelques semaines du scrutin sur la séparation, l’Ecosse oscille entre doute et euphorie. Voyage dans un pays qui a gagné en assurance.
Christoph Scheuermann
Liam Stevenson n’est pas un féru de politique. Chauffeur routier, il conduit des camions-citernes à travers l’Ecosse et, jusqu’ici, il passait ses jours de congé avec sa femme Helen et sa fille Melissa dans leur maisonnette de Cumbernauld, près de Glasgow. Il y a quelques mois, tout a changé: le chauffeur routier est devenu activiste politique.
Pour Liam Stevenson, il est proche le jour où tout peut basculer: le 18 septembre, 4 millions d’Ecossais voteront pour ou contre l’émancipation de l’Ecosse du Royaume-Uni. Et cela, Liam en rêve, à l’instar de beaucoup de ses compatriotes. Il s’attend à ce que naisse de l’indépendance une nouvelle ère de prospérité dont le gaz et le pétrole seront le moteur. L’Ecosse serait plus libre, plus riche, plus pacifique, plus juste.
C’est un processus unique qui s’accomplit dans l’archipel britannique. Loin du fracas des armes et sans consentement mutuel se tient un scrutin qui pourrait mettre fin à 307 années d’union. En Ecosse aussi, on observe l’érosion du sentiment national après tant d’années de crise. Les gens préfèrent se mettre à l’abri dans des ensembles plus petits, plus maîtrisables, comme on le voit aussi en Catalogne, en Flandre et au Tyrol du Sud germanophone italien. Mais nulle part ailleurs qu’ici il n’est question d’un référendum autorisé par le gouvernement national.
Le vote survient après la victoire du Parti national écossais (SNP) aux élections de 2011. Alex Salmond, président du SNP et chef du gouvernement écossais, a pris la tête de la coalition pour le oui. Les trois grands partis qui siègent à Westminster (conservateurs, travaillistes, libéraux) se battent pour le non sous la devise «Better Together». On devine que les Ecossais choisiront majoritairement de rester au sein du Royaume: selon le dernier sondage de l’institut YouGov, ils seraient 53%. Cependant, l’écart entre le non et le oui se réduit. Les séparatistes ont ainsi gagné huit points. Mais les indécis sont encore très nombreux. Et c’est pour rallier ces derniers que la bataille se fait acharnée.
Liam Stevenson organise d’ailleurs ce soir un débat dans un petit théâtre de Cumbernauld. Il voulait des représentants des deux bords mais les unionistes n’ont délégué personne. Une conseillère en relations publiques, une infirmière et un vétéro-socialiste défendront la cause de l’indépendance. Stevenson est euphorique, il n’aura encore jamais parlé devant tant de monde. En attendant, Helen sert le hachis de bœuf avec purée de pommes de terre. On mange sur le canapé devant la télé. Liam Stevenson est trop excité pour avoir faim. «Depuis des dizaines d’années, les Anglais se sont soûlés de notre pétrole, de notre gaz, de notre whisky.» Pour lui, l’Ecosse doit enfin disposer librement de ses ressources, sans que Londres en prélève le bénéfice. Il n’est pas un politique ni un intellectuel. C’est un homme simple qui parle à cœur ouvert, «pas comme ces Anglais coincés, au sud».
Avant de partir pour le théâtre, il gratifie Helen d’un baiser fugitif. Parvenu dans la salle, il voit que les 270 places sont toutes occupées. Plus tard, il racontera qu’au terme du débat deux femmes sont venues lui dire qu’elles étaient longtemps restées indécises. Maintenant, elles savent qu’elles voteront pour l’indépendance.
Le processus du détachement
L’enjeu de l’indépendance n’est pas que l’affaire des politiciens, mais aussi de gens comme Liam Stevenson, de cette écrivaine de Glasgow, de cette créatrice de vêtements de Dundee ou encore de cet ingénieur d’Aberdeen. Bon nombre d’Ecossais que l’on croise sont pour la séparation et tous ont envie d’expliquer leurs raisons. Janice Galloway, l’écrivaine, appartenait à ce groupe de jeunes auteurs, peintres et artistes de tout poil qui a lancé le débat à la fin des années 80. Pour elle, l’Ecosse, ce n’est pas que de superbes paysages constellés d’antiques châteaux et de distilleries de whisky. Elle assure qu’elle a attendu les arguments des opposants, qui n’ont pas dit grand-chose. Tout au plus 200 célébrités britanniques ont signé une lettre ouverte en août, conjurant les Ecossais de ne pas quitter le Royaume. Aussi, elle a été déçue du manque d’enthousiasme des unionistes.
Dans le sud du pays, les Ecossais ont la réputation d’être un peuple de gentils sujets, incarnés notamment par John Brown, le valet de pied de la reine Victoria. La souveraine aimait l’Ecosse, son château de Balmoral et, manifestement, son valet. John Brown était le prototype de l’Ecossais loyal, fidèle à la couronne et à la reine jusqu’à la mort. Il incarnait aussi un temps où nul ne remettait le Royaume en question. Cela tenait encore aux succès économiques de l’Empire, dont le nord bénéficiait. Entre 1885 et 1939, un tiers des gouverneurs généraux britanniques outre-mer étaient Ecossais. «Lorsque j’étais petite, l’identité britannique était forte», se rappelle Janice Galloway.
la détestée Margaret Thatcher
Le détachement a commencé dans les années 60 et 70 quand, en Grande-Bretagne, les industries du charbon, de l’acier et des chantiers navals se sont mises à péricliter. Autant l’Ecosse en avait naguère bénéficié, autant elle en pâtissait. «Il n’y avait plus d’attrait à être Britannique», écrivait l’historien Tom Devine dans son ouvrage The Scottish Nation. Avec la déconfiture économique, les conservateurs ont perdu l’oreille des milieux ouvriers et le Parti travailliste s’est imposé pour un temps.
Nulle part Margaret Thatcher n’a été autant détestée qu’en Ecosse. Quand elle est arrivée au pouvoir en 1979, il y avait là quinze mines de charbon, quand elle se retira en 1990, il en restait deux. Beaucoup d’Ecossais ont attribué l’effondrement économique à la Dame de fer. Avec sa politique anti-syndicats, elle a creusé le fossé entre le nord et le sud. Janice Galloway faisait partie des auteurs qui avaient, par leurs écrits, donné de l’assurance aux Ecossais. A l’instar des écrivains Irvine Welsh, Alasdair Gray et Iain Banks, des peintres Ken Currie et Jenny Saville et du compositeur James MacMillan, tous initiateurs d’une contre-culture.
Paru il y a vingt et un ans, le roman Trainspotting d’Irvine Welsh a davantage marqué les jeunes Ecossais que n’importe quel autre livre: d’un coup, le ciel blafard, les minables quartiers ouvriers, une vie de junkie brisée à Edimbourg devenaient sexy. Welsh et les autres montraient comment se différencier de Thatcher et de la culture du sud. Cette identité assurée persiste, même si elle prend des tons toujours plus amers. Le camionneur Liam Stevenson peut d’ailleurs passer un après-midi entier à déblatérer sur les Anglais.
A quelques semaines du référendum du 18 septembre, on dirait que l’Ecosse s’éveille d’un long sommeil hivernal et vit son printemps calédonien. Les autocollants bleus du «Yes» sont tellement omniprésents qu’on pourrait croire que la messe est dite.
Hayley Scanlan crée des vêtements à Dundee, un port de la côte est. Elle avoue ne pas s’intéresser à la politique et n’avoir jamais voté de sa vie. Ce sera la première fois. Elle est heureuse de connaître le succès chez elle, en Ecosse. Comme beaucoup de ses amis du secteur de la mode, elle pensait d’abord déménager à Londres, mais n’en avait pas les moyens. C’est pourquoi elle est restée à Dundee, où les loyers sont bien plus bas. Dans sa ville, elle fait partie de ces entrepreneurs en nombre croissant qui ne veulent plus s’exposer au stress de la capitale. Ses clients, elle les trouve en ligne et ne part pour le sud que pour la Fashion Week. A Dundee, à la différence de Londres, on ne lui demande pas de jouer un rôle. Elle aussi croit qu’une Ecosse indépendante serait plus prospère. Son propre exemple prouve qu’en y mettant de l’énergie et de la ténacité on peut réussir. Elle attend les mêmes vertus de son pays.
L’argument clé du camp du «Yes» est l’or noir. Le premier ministre Alex Salmond assure que les impôts issus de l’industrie pétrolière suffiraient pour que le pays s’épanouisse. Il promet que les revenus que l’Etat en tire grimperont à plus de 7 milliards de livres (10,7 milliards de francs). D’autres parlent de la moitié. Le magazine The Economist écrit que les chiffres de Salmond ne sont que le résultat d’un pari sur les réserves de pétrole de la mer du Nord. Qui oublie que, lorsque les réserves seront au bout, l’Ecosse devra aussi assumer la responsabilité d’évacuer les centaines de kilomètres d’oléoducs qui strient la mer. Ce travail pourrait coûter jusqu’à 40 milliards de livres, actuellement à la charge de la Grande-Bretagne.
Iain Downie, ingénieur de forage chez BP, pense que le gouvernement écossais minimise volontairement de tels coûts. Son boulot à lui, c’est de faire en sorte que l’or noir s’écoule afin que, plus tard, Liam Stevenson puisse le livrer dans son camion-citerne. Iain Downie votera non. Il sait combien les pronostics quant aux réserves sont fragiles. Quand il était enfant, sa famille respectait Margaret Thatcher parce qu’elle remettait le pays à flot après des décennies de stagnation. Le Royaume lui donnait un sentiment de sécurité et d’appartenance.
Quand le doute profite au non
Iain Downie a traqué les gisements pétroliers un peu partout dans le monde et son passeport britannique lui ouvrait les portes. Il raconte que la recherche pétrolière est devenue plus ardue, parce que les réserves s’épuisent et se font moins accessibles. Dans son discours, le référendum devient l’idée aberrante d’une bande de risque-tout. L’équation comporte beaucoup trop d’inconnues: «Que se passera-t-il avec les retraites? Pourrons-nous garder la livre britannique? Comment négocierons-nous les biens et les services si nous n’avons pas de Bourse en Ecosse?»
Ces questions, ces doutes, pourraient bien inciter d’autres Ecossais à voter contre l’indépendance. Le référendum est un combat entre optimistes et pessimistes, il dira quelle est l’inclination au risque dans le pays.
© Der Spiegel
Traduction et adaptation Gian Pozzy