Vécu. Jamais autant de femmes en Suisse n’ont eu leur première grossesse à 40 ans. Corinne* a le profil type de celles qui se donnent «une petite marge» grâce à la congélation d’ovocytes. La carrière? Non, juste la vie en 2014.
C’est une belle brune, grande et hâlée, qui aime la musique électro et rentre de vacances en Italie. Elle a retrouvé, à Neuchâtel, l’appartement qu’elle partage avec une colocataire au quatrième étage sans ascenseur. Elle s’apprête, pour le deuxième automne consécutif, à reprendre son travail d’infirmière. Une jeune femme pas encore installée dans ses murs, qui s’engage dans une vie professionnelle stable.
Sauf que Corinne* a 39 ans. Et que, si tout est jeune en elle, quelque chose vieillit inexorablement: les ovocytes dans ses ovaires, porteurs de son projet d’enfant. «J’ai toujours voulu en avoir, je ne m’imagine pas sans», dit-elle. Mais la vie l’a prise de vitesse et, à l’aube de la quarantaine, l’idée qu’il serait bientôt trop tard a commencé à lui peser terriblement.
Ce printemps, Corinne a fait congeler ses ovocytes au Centre de procréation médicalement assistée (CPMA) de Lausanne. Non sans s’être au préalable posé mille questions: «Est-ce que je triche? Est-ce que je vais contre la nature? Contre mon destin qui était de ne pas avoir d’enfants?» Mais elle l’a fait. La loi suisse permet de conserver ses ovocytes cinq ans: une petite marge bienvenue.
La pratique a un nom: «congélation ovocytaire de convenance», ou «congélation sociale», comme «social freezing». «Sociale» par opposition à «médicale»: la technique a été longtemps réservée aux femmes menacées de stérilité par la maladie, celles qui vont au-devant d’une chimiothérapie par exemple. Mais, depuis une dizaine d’années, boostée par les progrès techniques qui ont fait grimper le taux de survie des gamètes, l’offre s’est étendue aux femmes en bonne santé, comme réponse à un phénomène sociétal majeur, l’âge toujours plus avancé de la première grossesse. La Suisse n’y échappe pas: selon les derniers chiffres de l’Office fédéral de la statistique, il n’y a jamais eu autant de quadragénaires accouchant de leur premier enfant.
Aux Etats-Unis et en Espagne, portée par un marketing conquérant, la congélation sociale concerne déjà plusieurs milliers de femmes. Au Royaume-Uni, en Belgique, en Italie, où elle est également permise, des centres très spécialisés affinent leur prise en charge. En Suisse, pays restrictif en matière de procréation médicalement assistée, elle reste pour le moment «exceptionnelle» (lire l’interview de Marc Germond en p. 12): il faut dire que les centres qui la pratiquent jouent sur une zone grise législative, ignorée de beaucoup, même chez les professionnels. Le gynécologue de Corinne, par exemple, ne savait pas que la technique était praticable en Suisse. La jeune femme l’a elle-même appris en lisant un article dans Femina.
La carrière a bon dos
«Freeze your eggs, free your career!» («Congelez vos ovocytes, libérez votre carrière!») Mâchoire volontaire, brushing lisse, une executive woman caricaturale faisait récemment la une du magazine d’information financière Bloomberg. C’est l’image type que l’on se fait de la femme qui recourt à la congélation de convenance. Une ambitieuse surchargée qui refuse à la biologie le droit de lui dicter son agenda.
Dans la réalité, la cliente type a plutôt le profil de Corinne. «La plupart du temps, la carrière en elle-même est rarement la raison qui lui a fait retarder son projet de maternité. Il s’agit plutôt d’une femme qui peine à trouver le bon partenaire», observe Dorothea Wunder, directrice de l’Unité de reproduction du CHUV, à Lausanne. La spécialiste est pleine d’empathie pour ces contemporaines, «pas franchement opposée» à cette solution. Mais aussi «très réticente» face à la pression commerciale engendrée par ce nouveau marché. D’un autre côté, elle voit un avantage à cette solution: «Si cela peut diminuer le recours au don d’ovocytes, ce serait une bonne chose.» En clair: les femmes suisses qui congèlent leurs propres ovocytes n’ont plus besoin d’aller en Espagne acheter ceux des autres.
Revenons à Corinne. Professionnellement parlant, elle s’est montrée plus indécise que carriériste. Une matu sur le tard après un apprentissage, quelques allers-retours entre université et école professionnelle, le tout saupoudré de petits jobs alimentaires: elle a fini par trouver sa voie dans le paramédical, mais elle y a mis le temps. En cela aussi, la jeune femme colle à son époque, commente Marc Germond: on veut travailler, mais aussi aimer son travail.
Dans sa vie amoureuse, Corinne n’a pas péché par inconstance ou égoïsme. Elle a seulement passé plus de dix ans à aimer un homme qui n’était pas le bon, qui «ne parvenait pas à se projeter dans l’avenir». Avec les années, elle a fini par réaliser qu’elle n’était pas heureuse et qu’il ne serait jamais le père qu’elle souhaitait à un enfant. «En même temps, quand on aime, on espère, on attend…» Du temps, encore, il lui en a fallu pour dénouer ce lien «douloureux», pour réaliser qu’il lui rappelait celui de ses parents et pour se convaincre qu’elle n’était pas prisonnière d’une fatalité, condamnée à reproduire le schéma. Enfin libre d’être heureuse.
Elle l’est, avec Marc*, son nouveau compagnon. Corinne: «J’ai trouvé avec lui une relation de confiance, une certaine qualité de communication. C’est un homme investi, qui s’implique dans la relation, je n’avais jamais connu ça!»
Marc est là, ils sont venus au rendez-vous ensemble, puisque tout cela le regarde autant qu’elle. Il a 27 ans, est informaticien et vit à Zurich. Sourire grave: «Cette situation aurait pu en effrayer plus d’un. Mais Corinne a tout fait pour ne pas me mettre sous pression. J’ai apprécié cette transparence, et son refus de forcer ma décision. Elle est plus âgée que moi, et alors? Quand on apprécie vraiment quelqu’un, qu’importent les chiffres.» Ne pas se précipiter, «donner rationnellement les meilleures chances à [leur] histoire», ils étaient d’accord là-dessus, la quadra juvénile et le jeune homme responsable. Cette entente les a encore rapprochés.
Les médecins ont approuvé: la démarche de Marc et de Corinne, c’est ce que Marc Germond appelle un «projet mature». Porter un jugement sur leur comportement n’a pas de sens, plaide-t-il: ils ne sont que le fruit d’une évolution sociale majeure, qui voit l’étirement des parcours de vie entrer en contradiction avec l’horloge biologique.
Ce printemps, la jeune femme a subi dix jours de piqûres quotidiennes pour la stimulation ovarienne, puis une opération sous anesthésie totale pour la récolte des ovocytes. Au total, onze précieux gamètes sont aujourd’hui au congélateur: une bonne récolte, quand on sait que le nombre considéré comme optimal est de quinze. L’ensemble de la procédure a coûté 6500 francs.
«De manière réfléchie»
L’an prochain, si tout va bien, Marc et Corinne décideront où ils veulent vivre ensemble et commenceront à laisser la place à un projet parental. Ils espèrent que, le jour venu, les choses se feront naturellement et qu’ils n’auront pas à dégeler les ovocytes: 25% seulement des couples qui recourent à la cryoconservation vont jusqu’à la fécondation in vitro. Parce que la nature a agi seule, ou parce que leur projet n’a pas eu de suite.
Depuis quelques mois, le couple s’intéresse aux enjeux de la procréation médicalement assistée. S’inquiète du sort des enfants nés de donneurs ou donneuses anonymes, désapprouve le recours aux mères porteuses. Et en même temps mesure sa chance de pouvoir profiter des techniques récentes pour suspendre l’horloge biologique. «Pour être honnête, dit Corinne, je me suis posé la question: jusqu’où aurais-je pu aller pour être mère? Jusqu’en Espagne, bénéficier de l’ovule d’une donneuse? J’ai envie de dire non, mais le désir d’enfant, c’est très fort.»
Un couple tellement contemporain, Marc et Corinne. Porté par le désir de choisir sa vie et de faire des enfants heureux. «Dans le temps, on ne choisissait rien, ni son travail, ni son mari, ni ses grossesses, dit encore la jeune femme. Si je témoigne, ce n’est pas pour encourager toutes les femmes à congeler leurs ovocytes à 25 ans, juste pour dire: on peut éviter de faire les choses dans la précipitation, aborder la question de manière réfléchie…»
Je lui fais remarquer que l’instinct de reproduction n’a peut-être pas grand-chose à voir avec la réflexion. Que, si tout le monde raisonnait comme elle et prenait tant de soin à réunir les conditions optimales à la venue d’un enfant, l’humanité aurait probablement cessé d’exister depuis longtemps. Elle en convient. Un vertige passe. Mais pour elle, et pour tant d’autres, qu’est-ce que ça change?
* Prénoms d’emprunt
Moins de jumeaux et une fécondation in vitro remboursée
Les changements législatifs en cours en matière de procréation médicalement assistée devraient permettre de limiter les naissances mutiples. Il sera alors temps d’envisager le remboursement de la fécondation in vitro par les caisses maladie.
La requête de l’association Désir d’enfant (Kinderwunsch) est déposée depuis 2008 à l’Office fédéral de la santé publique (OFSP): elle demande le remboursement par les caisses maladie de la fécondation in vitro (FIV). Mais d’une FIV améliorée, qui diminue fortement le risque de grossesse multiple. Argument: il n’y aura pas d’explosion des coûts, puisqu’on aura économisé sur les frais engendrés par les naissances gémellaires. L’OFSP considère la perspective d’un bon œil, le milieu médical applaudit… mais la requête est au congélateur, car sa base législative est en gestation.
Dorothea Wunder, médecin-chef de l’Unité de reproduction du CHUV, est optimiste: «Avec la FIV, il y a beaucoup trop de naissances multiples: entre 15 et 20%, soit dix fois plus que le taux naturel, et donc une multiplication des problèmes liés à la prématurité. Pour réduire ce taux, il faudrait autoriser l’elective single embryo transfer (ESET), comme en Belgique ou en Suède, des pays qui ont réduit leur taux à moins de 5%. Ce changement, que nous réclamons depuis longtemps, a maintenant de bonnes chances d’aboutir dans le cadre de la révision législative en cours.»
L’ESET, pour faire simple: actuellement, en Suisse, les médecins de la reproduction ne sont autorisés à congeler que des ovocytes imprégnés et choisissent au hasard ceux qu’ils vont implanter. Deux au CHUV, parfois trois ailleurs, comme le permet la loi, pour augmenter les chances de grossesse. Si les professionnels étaient autorisés à laisser les cellules en culture un à trois jours de plus, ils auraient affaire à des embryons et pourraient en choisir un seul, le plus costaud: c’est le transfert «électif».
Pour le permettre, il faut changer la Constitution et la loi sur la procréation médicalement assistée. Désir d’enfant espère que le processus aura abouti en 2016. Son projet ne prévoit le remboursement que pour les couples dont la stérilité est médicalement diagnostiquée. Et fixe une limite d’âge à 42 ans pour les femmes et 45 ans pour les hommes.
Interview. Marc Germond est un pionnier de la procréation médicalement assistée en Suisse et directeur médical du centre qui a traité Corinne. Perspectives sociétales.
«Nous vivons un décalage douloureux entre le rythme existentiel et l’horloge biologique»
Combien de Corinne avez-vous traitées au Centre de procréation médicalement assistée de Lausanne depuis l’an dernier?
Trois. En Suisse, la congélation ovocytaire de convenance reste exceptionnelle.
Elle n’est pas explicitement autorisée en Suisse.
La loi sur la procréation médicalement assistée autorise la congélation pour pallier la stérilité. Quand on la pratique sur des femmes qui ne sont pas stériles mais en passe de le devenir, on ne pallie pas la stérilité mais on préserve leur fertilité… Je vous l’accorde, on joue un peu sur les mots. Mais remarquez que, d’un autre côté, cette même loi est très permissive avec les hommes: elle les autorise par exemple à faire congeler leur sperme pour plus tard, au cas où ils changeraient d’avis après avoir subi une vasectomie. Alors même que, en principe, un homme qui subit une vasectomie doit avoir fait le deuil de son projet de paternité. Telle est l’indication médicale.
Avez-vous déjà dit non à une congélation sociale?
Une fois. La femme était trop âgée. Au-delà de 40 ans, nous refusons d’entrer en matière, le diagnostic est trop mauvais; il faut faire plusieurs stimulations ovariennes pour récolter quelques ovocytes de mauvaise qualité, les chances de grossesse sont minces, le risque de fausse couche augmente, c’est déraisonnable.
Et à part la faisabilité? Quels sont vos critères pour accepter une demande?
Il faut que ce soit une demande mature, dans un contexte pas trop instable. A une personne qui est au clair dans sa tête, je ne vois pas pourquoi je dirais non. En posant des limites, bien sûr. Actuellement, la bénéficiaire d’une congélation de convenance a cinq ans pour décongeler ses ovocytes; bientôt, grâce aux changements législatifs en cours, ce sera dix. Mais nous continuerons à refuser d’entrer en matière pour une procréation médicalement assistée (PMA) au-delà de 45 ans.
Une femme d’affaires qui vous dit «Je suis trop occupée à faire carrière, je programme le bébé pour plus tard», vous prenez?
Si son projet est bien ficelé, pourquoi pas? Mon rôle de médecin n’est pas de juger la patiente mais de lui permettre de prendre une décision en toute connaissance de cause.
Vous pourriez refuser de répondre à des demandes qui sortent du champ médical et qui alimentent une industrie de la procréation en pleine expansion?
Il est vrai que les choses ont évolué très vite depuis 1985, l’année où j’ai commencé à faire de la fécondation in vitro. La PMA ne sert plus seulement à traiter des maladies mais à rendre possibles des projets de parentalité en différé. La demande existe, l’offre technique aussi, faut-il l’exploiter? Grande question. Je pense qu’il ne faut pas encourager la congélation de convenance pour des raisons mercantiles. Elle doit rester une réponse personnalisée à un projet sérieux. Mais il est injuste de stigmatiser les femmes qui s’y adonnent: c’est du mal-être de toute une société qu’il est question.
Tout en nous reste jeune plus longtemps, sauf la réserve d’ovocytes.
C’est vrai. Une femme naît avec une réserve donnée, qui s’épuise au fil des ans. Elle a 701 000 ovocytes à la naissance, plus que 25 000 à 35 ans et 1000 à 50 ans. Or, dans les parcours de vie, tous les temps s’allongent, à commencer par celui de la formation. Pour un même travail, de plus en plus de diplômes sont exigés. L’exigence de bonheur de chaque individu a aussi augmenté: on veut avoir un travail épanouissant, vivre avec un partenaire qu’on aime. Trouver son bonheur, ça prend du temps. Le résultat est que l’âge de la première grossesse augmente inexorablement. Le problème, c’est que la physiologie ne se moule pas sur l’évolution sociale: nous vivons un décalage douloureux entre le rythme existentiel et l’horloge biologique.
Pourquoi la biologie ne suit-elle pas? Peut-on imaginer que demain les femmes naîtront avec un million d’ovocytes?
Dans dix mille ans peut-être, quand l’évolution aura fait son œuvre. En attendant, la question se pose: la société va-t-elle répondre à la demande des femmes de différer la fertilité? La congélation de convenance est-elle une réponse? Si oui, pour gérer la question rationnellement, ce n’est plus à 35 ans qu’il faudra inviter les femmes à congeler leurs ovocytes, mais à 25, quand leur réserve est encore optimale. On verra alors peut-être des parents offrir une congélation à leur fille pour son 25e anniversaire, entre deux masters…
Pensez-vous, comme certains de vos confrères, que tout gynécologue devrait exposer cette possibilité à ses jeunes patientes?
Non, c’est de la science-fiction, notre société n’est pas mûre pour cela.
Avez-vous des filles?
Deux, qui sont trentenaires et exactement dans la situation que je décris. Elles ont fait de longues formations, trouvé des partenaires adorables avec qui elles vivent maritalement. Tout va bien pour elles, mais la maternité n’est pas encore dans leurs projets. Et je me garde bien, en tant que père, de leur mettre la pression.
Depuis que les femmes maîtrisent leur fertilité, elles ne font plus assez d’enfants pour perpétuer l’espèce.
C’est le début de la fin de l’instinct de reproduction?
En tout cas, c’est une mise entre parenthèses. On aspire à rationaliser l’instinct, c’est une manière de le mettre en doute.
Marc Germond
Diplômé de médecine en 1978, Marc Germond se perfectionne dans le traitement de l’infertilité au Queen Elizabeth Hospital de Woodville, en Australie, et crée, à son retour, l’Unité de stérilité
au Département de gynécologie du CHUV, à Lausanne. Depuis 2005, il dirige le Centre de procréation médicalement assistée, à Lausanne. Il est président de la fondation FABER, qui soutient
la recherche en PMA et en andrologie.