Portrait. Le directeur général de Payot, désormais principal actionnaire de son entreprise, leader du marché du livre en Suisse romande, a reçu les insignes de chevalier de l’ordre des Arts et des Lettres et inaugure ce week-end sa nouvelle enseigne de Cornavin. Beau parcours pour ce patron atypique, qui allie capitalisme et culture sans renier sa jeunesse anarchiste.
Une nuit, il a rêvé qu’il avait les cheveux longs et qu’il était heureux. Le lendemain matin, Pascal Vandenberghe décidait de laisser pousser sa crinière. C’était en 2007, soit trois ans après son arrivée en Suisse et ses débuts à la tête de Payot. Depuis, il arbore son look corsaire, toujours vêtu de noir. Au début, l’homme aime vous tester en vous envoyant une ou deux vannes, pour savoir ce que vous avez dans le ventre. On dit de lui que c’est un tueur en affaires, que le patron qui entraîne le métier vers la grande distribution aura la peau des libraires indépendants. Pascal Vandenberghe, qui déteste le formatage, est bien plus complexe. Le patron charismatique n’a pas oublié ses lectures de Pierre Kropotkine.
Le Chevalier noir
Ancien ouvrier d’usine, lui qui a quitté l’école à 15 ans s’est vu remettre le 22 mai les insignes de chevalier de l’ordre des Arts et des Lettres. Et il est devenu en juin propriétaire de Payot (douze librairies, ainsi que la franchise suisse des magasins Nature & Découvertes, près de 300 employés pour 80 millions de francs de chiffre d’affaires). Le groupe, en pleine expansion, notamment à Genève, représente 35% de parts du marché romand du livre. Le nouveau patron s’est battu pour réunir les fonds, estimés à 13 millions de francs, pour racheter Payot au groupe Lagardère, qui souhaitait s’en séparer. Sa société, Kairos Holding, en détient aujourd’hui 75% des parts, grâce à un prêt qui lui aurait avantageusement été accordé par l’éditrice et mécène Vera Michalski.
Fréquemment sous les projecteurs des médias, d’autant plus après cette transaction, il nous accueille pourtant dans une semi-obscurité. «Je suis un homme de l’ombre (rire). J’ai des problèmes avec la lumière du jour, elle me fatigue.» Au mur, dans son bureau, des affiches du musée Rietberg, à Zurich: le dieu Ganesh. «J’ai une passion pour les éléphants, doux et puissants à la fois. Ce sont des herbivores. Et puis Ganesh, c’est un des seuls dieux qui aient de l’humour, ce qui est rare.»
Pourtant, Pascal Vandenberghe fait peur à ses adversaires. D’abord parce qu’il sait s’exprimer et qu’il maîtrise ses sujets. Ensuite parce que son intérêt pour la culture est sincère. Omniprésent dans le milieu du livre, il aime provoquer. Son modèle, c’est l’honnête homme des Lumières, à une époque où l’on pratiquait le duel. Plusieurs fois, il a choqué, mais fait avancer le débat. On trouve tous les livres, chez Payot, même Mein Kampf. «Je l’ai chez moi. Il faut lire pour se faire son propre avis. Les néonazis, eux, ne savent pas lire.»
le Doubs amer
Dès qu’on veut le mettre dans une case, Pascal Vandenberghe s’échappe. «Intello créatif, il est de gauche et de droite, les deux à la fois, c’est sa force, s’enthousiasme Robin Cornelius, fondateur de Switcher. C’est un post-soixante-huitard, mais qui a compris que mai 68, c’était il y a bientôt cinquante ans. Il n’est jamais dans l’arrogance.»
A 15 ans, il s’est échappé du Doubs, où il a grandi. «J’étouffais. J’ai suivi une pulsion de vie.» Mais, s’il quitte l’école, il ne veut pas rester «idiot». «J’ai compensé, grâce aux livres.» Il vit au Brésil, en Allemagne, travaille dans une usine à la chaîne ou sur des chantiers. «Je ne savais pas ce que je voulais. Puis un copain m’a dit: «A la Fnac, ils cherchent quelqu’un au rayon livres.» C’était il y a trente ans. Patiemment, il gravit les échelons. «Quand on est autodidacte, en France, on ne vous donne pas droit à l’erreur. Il faut être meilleur que les autres, sinon vous n’êtes rien.»
En 1994, pourtant, il quitte la Fnac. «Je n’étais plus en phase avec cette entreprise.» Il se lance dans la direction commerciale des éditions parisiennes La Découverte. Son salaire est divisé par deux, alors qu’il a trois enfants. Il devient en sus directeur de collection, un nouveau «jouet». Il publie B. Traven ou Philip José Farmer, un classique de la science-fiction. Un travail éditorial apprécié par l’ancien président de la Confédération, Pascal Couchepin, qui a échangé ses vues avec Pascal Vandenberghe sur la politique du livre lorsqu’il était responsable de la culture. «Il m’a tout de suite paru intéressant, parce qu’il a, lorsqu’il était éditeur, réédité Robert van Gulik et les aventures du juge Ti, qui sont extraordinaires.» Van Gulik, cet autre original, assoiffé de savoir, capable d’écrire des romans en néerlandais, en chinois ou en japonais…
L’amour-haine de la France
De sa famille, de sa compagne actuelle, écrivain, il ne dit mot. «Je ne montrerai pas mon cul dans les journaux.» On saura seulement que son père a été ouvrier dans une scierie, puis représentant. Qu’il était anticlérical et antimilitariste. Que Pascal Vandenberghe a cinq enfants de deux femmes différentes (tous vivent en France). Lorsqu’il fait des invitations, dans son magnifique appartement neuchâtelois, il ne souhaite jamais plus de six convives. Pour garder une «intimité». Manifestement, ce n’est pas un amateur des réunions de famille.
Lui qui a un sens de la repartie typiquement français déteste la France. «J’ai quitté un pays en voie de sous-développement. C’est une monarchie, pas une démocratie.» Et de raconter une histoire belge: «Pourquoi les Français ont-ils choisi le coq comme emblème? Parce que c’est le seul animal qui continue de chanter alors qu’il a les deux pieds dans la merde.» Et le modèle d’humanisme à la française? «Il a été piétiné par Napoléon, avant d’être définitivement enterré dans une forêt de Compiègne par Pétain. Il n’y a que les Français qui n’ont pas vu l’extinction des feux.»
«Anarco-capitaliste»
Lobbyiste, il s’est mouillé pour le prix unique du livre. Même si la votation a échoué au niveau national, il a la satisfaction d’avoir vu le oui l’emporter en Suisse romande. «J’étais farouchement opposé au prix unique», se souvient Pascal Couchepin. Et d’expliquer: «Vandenberghe, lui, s’est rallié à cette cause, pour ne pas se démarquer des libraires, mais il n’y croyait pas trop. Il ne pleurnichait pas, comme tant d’autres, en demandant à papa Etat de le protéger. Hélas, c’est considéré comme une honte d’être entrepreneur dans le milieu culturel…»
Pourtant, en tant que patron, il fait figure d’ovni. Son bras droit chez Payot, Bertrand Monnot, le décrit comme «un Indiana Jones des librairies». «Avec lui, c’est les montagnes russes, les gens adorent ou n’aiment pas. Mais c’est quelqu’un qui a des valeurs sociales, une éthique. C’est rare.» A ce propos, Payot s’est vu décerner le Prix suisse de l’éthique en 2010 pour l’action Partager Lire (une récolte de livres redistribués en Suisse, en France et en Tunisie). Il y a aussi le travail de la Fondation Payot pour la promotion de la lecture, qui organise le prix Enfantaisie ou fait la promotion du livre auprès des apprentis vaudois. Surtout, l’entreprise ne vise pas le business avant tout. C’est pour cela, notamment, que Bertrand Monnot l’appelle «le hippie». Pascal Vandenberghe s’en amuse. «Est-ce que mes idées sont juste celles d’un baba cool qui a fumé des pétards quand il était jeune? Pour changer le monde, il faut prendre le pouvoir.»
Il voit son entreprise comme un corps humain. Il a distribué à ses employés un diagramme, qui les a, paraît-il, amusés. On y voit Payot schématisé sous les traits de Poséidon. Les jambes sont les «concepts», les «valeurs» résident dans le ventre, les «missions» de l’entreprise sont logées dans sa poitrine, la tête assure la «vision», etc. «Il faut considérer l’entreprise comme un tout. Ne pas raisonner par morceaux. Opposer un patron à ses employés, c’est une connerie.» On gratte, pour savoir ce qu’il y a sous le vernis. «Le partenariat social compte vraiment pour lui», commente Patricia Alcaraz, responsable du secteur livres à Syndicom (Syndicat des médias et de la communication). Son collègue, Yves Sancey, se réjouit que Payot soit dans les mains d’un homme de métier. «On a vu la chaîne française Chapitre rachetée par un fonds d’investissement qui ne connaissait rien au livre et exigeait une rentabilité comme celle de Tamedia. Cela s’est soldé par une catastrophe.» Chez Unia, Dominique Fovanna ne travaille avec lui que depuis quelques mois. «On ressent dans son discours une attention au bien-être de son personnel. Ce n’est pas fréquent. Il reste un patron avec lequel il faut batailler, mais il dégage quelque chose de plus. Et il a des idées.»
Payer sa dette
Pourtant, on le craint. Si Vera Michalski nous fait son éloge, libraires, éditeurs, diffuseurs, ceux que nous avons contactés, refusent de parler, même en off. Patrice Fehlmann, directeur de l’Office du livre de Fribourg, esquive: «Je n’ai rien à vous dire! C’est un gars que j’aime bien, avec lequel je fais de bonnes affaires. Enquêtez plutôt dans le milieu du parisianisme lausannois, il connaît tout le monde. Moi, vous savez, je suis fils de paysans...»
«Ce qui différencie Pascal Vandenberghe d’autres acteurs du milieu francophone, c’est qu’il connaît le livre et qu’il aime le livre», explique François Vallotton, professeur d’histoire à l’Université de Lausanne, auteur de l’essai Les batailles du livre (Presses polytechniques et universitaires romandes). «Il est sincère et il se bouge. Par exemple, il a tout fait pour éviter des licenciements en 2010 et 2011, les pires années qu’il ait connues. On a besoin d’une personnalité comme la sienne en Suisse romande. Il a l’intelligence et l’énergie pour penser l’évolution de la librairie et de la demande du public.» Quid de la réputation de grand méchant loup de Payot, qui écraserait ses petits concurrents? «La disparition des librairies indépendantes ne peut pas être imputée à Payot. Même si la rivalité Fnac-Payot a, c’est vrai, accéléré la fermeture de certaines enseignes au début des années 2000. Le poids de Payot en Suisse romande lui donne des marges de manœuvre plus grandes que ses concurrents, mais le rend aussi plus vulnérable aux ressacs conjoncturels, comme on l’a vu en 2010-2011, des années plombées par une chute de l’euro non répercutée par plusieurs diffuseurs», explique l’historien.
«Sans le livre, je ne serais pas ce que je suis. Aujourd’hui, j’estime avoir payé ma dette envers lui, explique Pascal Vandenberghe. J’ai commencé à me sentir bien dans mes pompes à 35 ans. Ensuite, j’ai appris à marcher avec, pendant dix ans. A 45 ans, j’ai pu me sentir épanoui, me soucier de moins en moins du jugement des autres. A 55 ans, j’assume pleinement, je suis comme je suis.» La conclusion revient à Pascal Couchepin: «Je n’ai pas prêté attention au fait qu’il soit autodidacte. Je l’ai connu tel qu’il est. Et tel qu’il est, il aurait très bien pu sortir de l’ENA. Chez lui, on ne voit pas la différence.»
Pascal Vandenberghe
Né en Bourgogne en 1959, il passe son enfance dans le Doubs. Autodidacte, il devient vendeur à la Fnac en 1984. Il quitte la Fnac en 1994 et travaille aux Editions La Découverte. En 2004, il reprend la direction de Payot. Dix ans plus tard, il devient le principal actionnaire de l’entreprise et reçoit les insignes de chevalier de l’ordre des Arts et des Lettres.