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Peter Piot: "Une mutation du virus Ebola qui laisserait les patients survivre quelques semaines de plus est imaginable: un malade risquerait alors d’infecter beaucoup plus de gens."

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Jeudi, 25 Septembre, 2014 - 05:56

Interview. Dans des circonstances aventureuses, le Belge Peter Piot découvrait il y a trente-huit ans le virus Ebola. Il redoute aujourd’hui que l’épidémie tropicale ne se propage à de larges portions de la planète.

Propos recueillis par Rafaela von Bredow et Veronika Hackenbroch

Jeune chercheur à Anvers, vous avez découvert le virus Ebola en 1976. Comme cela s’est-il passé?

Je m’en souviens parfaitement: un jour de septembre, un pilote de Sabena nous a apporté un thermos et une lettre d’un médecin de Kinshasa, capitale de ce qui était le Zaïre. Le thermos contenait les prélèvements de sang d’une nonne belge tombée malade d’une étrange maladie à Yambuku, une région perdue du nord du pays. Le médecin nous suggérait de dépister la fièvre jaune.

De nos jours, le virus Ebola n’est testé que dans des laboratoires de haute sécurité. Comment vous étiez-vous protégé?

Nous n’avions aucune idée de la dangerosité du virus et il n’y avait pas de labo de haute sécurité en Belgique. Quand nous avons ouvert le thermos, la glace avait déjà fondu et une des éprouvettes était cassée. Nous avons repêché l’autre éprouvette, intacte, dans ce brouet et testé le sang, en quête de l’agent pathogène.
Ce n’était donc pas la fièvre jaune…

Les tests de fièvre de Lassa et le typhus étaient aussi négatifs. Qu’est-ce que ça pouvait être? Nous espérions pouvoir isoler le virus lui-même et l’avons injecté à des souris. Dans un premier temps, il ne s’est rien passé. Puis un animal après l’autre sont morts et nous avons compris que ces tests étaient vraiment risqués.

Mais vous avez continué.

Nous avons ensuite obtenu d’autres échantillons de sang de la nonne, entre-temps décédée. Alors que nous étions prêts à identifier le virus au microscope électronique, l’OMS nous a ordonné d’envoyer tous nos échantillons à un labo de haute sécurité à Londres. Or, mon chef voulait à tout prix achever notre travail. Il a saisi une éprouvette contenant le matériel viral, mais sa main tremblait et il l’a laissée tomber sur le pied d’un collègue! Elle s’est cassée. Nous avons tout désinfecté et, par chance, il ne nous est rien arrivé.

Finalement, vous aviez bel et bien en main la photo du virus livrée par le microscope électronique.

Oui, un virus très grand, très long, en forme de ver, qui n’avait rien à voir avec la fièvre jaune. Il ressemblait au très létal virus de Marburg, qui cause lui aussi une fièvre hémorragique. Dans les années 60, ce virus avait tué plusieurs chercheurs du laboratoire de Marburg.

Vous avez eu peur?

A l’époque, je ne savais presque rien du virus de Marburg. Le Centre américain pour le contrôle et la prévention des maladies (CDC) a ensuite établi qu’il ne s’agissait pas de ce virus-là mais d’un virus inconnu. Dans l’intervalle, la nouvelle est arrivée de Yambuku que des centaines de personnes avaient déjà succombé.

Et vous avez été un des premiers chercheurs à partir pour le Zaïre.

Oui, quand le gouvernement belge, ancienne puissance coloniale du Congo, a décidé d’envoyer quelqu’un sur place, je me suis porté volontaire. J’avais 27 ans, je me sentais un peu comme Tintin, le héros de mon enfance. Et j’étais très excité à l’idée de faire quelque chose de tout à fait nouveau.

Mais vous étiez en souci?

Nous étions conscients qu’il s’agissait d’une des maladies les plus létales que le monde eût jamais vues. Et nous nous doutions qu’elle ne se propageait que par le biais des fluides corporels. Nous portions des vêtements de protection, des gants et je me suis même pourvu de lunettes de motocycliste. Dans la chaleur de la jungle, on ne pouvait pas porter de masques à gaz. Mais même ainsi, les patients victimes du virus Ebola que je traitais étaient sans doute aussi effrayés par mon apparence que moi par leurs souffrances. J’ai prélevé du sang sur une dizaine de ces patients. A un moment donné, j’ai souffert de fièvre élevée, de céphalées et de diarrhée…

Comme pour Ebola?

Tout juste. Je me suis dit: «Je suis foutu!» Puis j’ai tenté de garder mon sang-froid, je savais que de tels symptômes pouvaient avoir d’autres causes. Alors je me suis isolé dans ma chambre et j’ai attendu. Le lendemain, ça allait déjà un peu mieux: ce n’était qu’une infection intestinale. C’est le mieux qui puisse vous arriver dans la vie: vous regardez la mort dans les yeux mais vous y échappez. Ce jour-là, toute ma vision de l’existence a changé.

Vous avez ensuite découvert que c’était la nonne qui avait propagé le virus.

Dans le dispensaire où elle travaillait, les femmes enceintes se voyaient administrer des vitamines à l’aide de seringues non stérilisées. Beaucoup de jeunes femmes ont ainsi été infectées. Nous avons expliqué aux nonnes leur terrible faute. Les hôpitaux où les règles d’hygiène ne sont pas observées ont été les catalyseurs d’autres épidémies d’Ebola, ils en ont souvent été à l’origine. Dans l’épidémie actuelle en Afrique de l’Ouest, les hôpitaux ont aussi joué ce rôle funeste.

Il y a pourtant une bonne recette pour limiter les effets d’Ebola: isoler les malades et contrôler leur entourage. Comment en est-on arrivé à cette catastrophe?

Dans cette épidémie, il y a eu d’emblée beaucoup de facteurs défavorables. Une partie des pays touchés sortent de terribles guerres civiles, une partie de leurs médecins ont fui et leurs systèmes sanitaires se sont effondrés. Les régions frontalières entre Guinée, Liberia et Sierra Leone sont densément peuplées et leurs habitants très mobiles, ce qui complique encore le dépistage. La tradition veut que les morts soient ensevelis dans leur village d’origine, si bien que des dépouilles infectées ont été transportées par la route par-delà les frontières.

Pour la première fois, le virus atteint de grandes villes comme Monrovia et Freetown. Est-ce que ça pourrait être encore pire?

Dans une grande ville, en particulier dans ses bidonvilles, il est impossible d’identifier toutes les personnes en contact avec les malades. C’est pourquoi je me fais beaucoup de souci pour le Nigeria, avec ses mégapoles comme Lagos et Port Harcourt. Si le virus y trouvait asile, ce serait un désastre inimaginable.

L’épidémie est-elle définitivement hors de tout contrôle?

Je suis un optimiste. Je pense que nous n’avons pas d’autre choix que de tout tenter. Il est bon que les Etats-Unis et quelques autres pays réagissent enfin. Mais nous devons être conscients que ceci n’est plus une épidémie, c’est une catastrophe humanitaire. Il ne faut pas uniquement du personnel soignant, mais des logisticiens, des camions, des jeeps, des denrées alimentaires. L’épidémie peut déstabiliser toute la région. Nous devons imaginer de nouvelles stratégies: les soignants ne parviennent plus à traiter tous les malades, aussi les proches aidants doivent-ils apprendre tant bien que mal à se protéger de l’infection. Ce travail d’information sur place est pour l’heure le plus grand défi.

Doit-on craindre une pandémie?

A coup sûr, des malades d’Ebola viendront chez nous en quête de soins. Et peut-être infecteront-ils aussi quelques personnes ici. Mais une telle épidémie peut rapidement être circonscrite en Europe et en Amérique du Nord. Je me fais plus de souci pour les nombreux Indiens actifs dans le commerce en Afrique de l’Ouest. Il suffit que l’un d’eux, infecté sans le savoir, parte voir sa famille en Inde pendant le temps d’incubation et qu’il y finisse dans un hôpital public. Là-bas, les médecins et infirmières ne portent souvent pas de gants de protection.

L’agent pathogène modifie sans cesse son patrimoine génétique. Il est probable qu’une mutation se produise au fil des infections…

… ce qui faciliterait encore la propagation. Oui, c’est là le véritable scénario de fin du monde. Par exemple, une mutation qui laisserait les patients survivre quelques semaines de plus est parfaitement imaginable: un malade risquerait alors d’infecter beaucoup plus de gens.

Louis Pasteur disait: «Les microbes auront le dernier mot.»

On est évidemment encore loin d’avoir vaincu les bactéries et les virus. Le sida est toujours là. Les bactéries sont toujours plus résistantes aux antibiotiques. Et comme à Yambuku il y a trente-huit ans, on laisse les gens mourir dans leurs huttes. C’est très déprimant. Mais cela me motive à agir. J’aime la vie et c’est pourquoi je mets tout en œuvre aujourd’hui pour convaincre les puissants de ce monde d’envoyer enfin en Afrique des secours suffisants. Maintenant!

©Der Spiegel
Traduction et adaptation Gian Pozzy

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