Analyse. Après les attaques contre l’enseignement du français, un sondage révèle la colère et la lucidité des Romands: l’anglais fait partie de notre vie, mais pas question d’en faire une langue nationale, et l’allemand devrait être beaucoup mieux enseigné.
Chantal Tauxe
Ils ont voulu en avoir le cœur net. A l’occasion des 10 ans de l’association Défense du français, ses membres ont commandé à l’institut M.I.S Trend une étude sur la perception du français et l’avancée de l’anglais en Suisse romande. Les résultats tombent à pic, alors que la polémique sur l’enseignement des langues nationales enfle depuis plusieurs mois. L’initiative lucernoise réclamant qu’une seule langue étrangère soit enseignée à l’avenir à l’école primaire, au lieu de deux actuellement, a abouti.
Les Romands s’accommodent de l’anglais, surtout à l’oral, mais ne concèdent rien sur la priorité à donner à l’apprentissage des idiomes nationaux, même s’ils reconnaissent de graves lacunes pratiques. Et ils disent fermement que les cantons alémaniques qui ont décidé de rétrograder le français attaquent la cohésion nationale.
Dès lors, ils estiment à 92% que le combat de Défense du français vaut la peine d’être mené, et rares sont ceux qui pensent qu’il est perdu d’avance (18%). Dans la guerre des langues qui secoue la cohésion nationale, les Romands font le choix de la fermeté.
Débat le 26 septembre
L’association Défense du français fête ses 10 ans et organise la discussion sur les résultats du sondage.
C’est dans le cadre du Comptoir suisse que l’association Défense du français, présidée par le conseiller aux Etats Didier Berberat (PS/NE), fête ses 10 ans.
Elle présentera et commentera les résultats du sondage, le vendredi 26 septembre, à 16 h 30, au Comptoir suisse (Grand Restaurant, Halle 4).
Prendront part au débat: Monika Maire-Hefti, cheffe du Département de l’éducation et de la famille (Neuchâtel), Pascal Corminbœuf, ancien conseiller d’Etat (Fribourg), le professeur François Grin, président de la Délégation à la langue française, directeur du Programme européen sur le multilinguisme (Genève), et Laurent Flutsch, rédacteur à Vigousse, qui a animé en 2004 le lancement de Défense du français (Vaud).
Renseignements sur le site de l’association: www.defensedufrancais.ch
«Attention au délitement du projet politique suisse.»
Réaction. Spécialiste des questions linguistiques, François Grin vient de publier un texte résumant les enjeux politiques, économiques et pédagogiques du conflit déclenché outre-Sarine par quelques cantons voulant supprimer l’enseignement du français à l’école primaire.
Michel Guillaume
L’apprentissage de plusieurs langues est plébiscité par 91% des sondés, qui considèrent que c’est un enrichissement plutôt qu’une surcharge.
C’est un chiffre élevé, mais qui doit être pondéré par le fait que tous les participants au sondage l’ont fait sur une base volontaire. Ce sont ceux qui sont les plus conscients de la richesse du plurilinguisme, les autres – ceux qui n’ont pas répondu – se sentant probablement moins concernés. Cela dit, il faudra toujours le rappeler: sans plurilinguisme, pas de Suisse!
67% estiment que l’allemand n’est «pas vraiment bien», voire mal enseigné en Suisse romande.
On pourrait faire beaucoup plus pour souligner la pertinence de l’allemand, la première langue de l’UE avec près de 100 millions de locuteurs. Concrètement, il faut ouvrir assez rapidement des filières bilingues travaillant en immersion avec des enseignants bilingues ou germanophones: verticalement, je suggère de procéder par capillarité, en commençant plutôt par le haut, soit par le gymnase, pour redescendre ensuite vers les degrés inférieurs. Horizontalement, il importe d’étendre la démarche aux filières de l’apprentissage, où l’allemand prend ici tout son sens pratique. Mais, pour tous les élèves, la possibilité d’entrer par la suite dans une telle filière bilingue donne du sens aux cours d’allemand dès l’école primaire.
50% de gens jugent une initiation au dialecte suisse allemand nécessaire, voire indispensable.
Cette initiation est souhaitable, et cela dès un très jeune âge, car les petits enfants n’ont pas ce snobisme linguistique qu’affichent les ados et les adultes. Il faut insister sur la complémentarité entre le bon allemand et le dialecte, qui est un facteur d’identité individuelle et collective chez les Alémaniques.
66% des Romands ne trouvent pas vraiment normal que l’anglais devienne une langue de communication en Suisse.
Ce résultat illustre la lucidité des Romands, leur conscience que la langue ne consiste pas qu’en un transfert d’informations. Ils nous disent qu’ils tiennent à un monde divers et multipolaire. Ils refusent l’uniformité linguistique et ils ont raison, car cette uniformité risque d’engendrer une pensée unique qui bride la créativité et l’innovation.
En Suisse, l’anglais ne peut pas servir de ciment pour notre «nation de volonté» («Willensnation»), un projet original, lié à nos langues nationales, dont le sens réside dans le fait d’aller à la rencontre de citoyens d’autres langues et cultures, avec l’état d’esprit et les efforts que cette démarche requiert. L’anglais peut certes nous permettre d’échanger toutes les informations qu’on voudra, mais pas de nous connaître réciproquement.
72% de Romands disent non à la primauté de l’anglais par rapport à la deuxième langue nationale.
C’est rassurant. Repousser l’enseignement du français de l’enfance à l’adolescence, comme veulent le faire quelques cantons alémaniques, est certainement le prélude à en faire à terme une branche facultative, un statut qui le condamnera à une marginalisation outre-Sarine. De plus, il est impossible de comparer la situation d’aujourd’hui avec celle d’il y a trente ans, lorsque la plupart des Suisses apprenaient la deuxième langue nationale en secondaire. A l’époque, l’anglais ne jouissait pas d’une primauté par rapport à celle-ci, comme c’est le cas aujourd’hui en Suisse alémanique.
76% de gens sont d’avis que l’abandon du français en primaire porte atteinte à la cohésion nationale.
Ce serait effectivement faire courir de sérieux risques de délitement au projet politique que constitue la Suisse. Théoriquement, on pourrait accepter cette solution prétendument pragmatique, à condition que la langue introduite tardivement soit enseignée dans des conditions très favorables (avec des mesures de soutien), ce qui est totalement irréaliste dans le contexte actuel des mesures d’économie. Dire qu’on apprendra cette langue mieux qu’avant alors même qu’on retarde son enseignement, c’est faire preuve de beaucoup d’optimisme, ou de naïveté, ou encore de malhonnêteté. Et se donner bonne conscience à bon compte.
En savoir plus
«Le débat sur les langues en quinze questions: arguments, faits et chiffres», de François Grin, sur le site de l’Université de Genève: www.elf.unige.ch
François Grin
Professeur d’économie à la faculté de traduction et d’interprétariat de l’Université de Genève.
Fiche technique
L’enquête a été réalisée par questionnaires autoadministrés sur l’internet auprès d’une sélection de 6100 adresses de courriel situant leurs bénéficiaires en Suisse romande. L’étude a été conduite entre le 10 et le 16 juin 2014 sans rappel nécessaire compte tenu du taux de retours suffisant. Au total, 1103 Romands âgés de 15 ans et plus ont répondu à cette recherche. Cela représente un taux de participation de 18,1%.
La durée de l’interview s’élevait à une petite dizaine de minutes.
Les résultats ont été pondérés pour redonner à chaque catégorie d’âge son poids démographique réel, puis ventilés selon plusieurs critères sociodémographiques.
La marge d’erreur maximale pour un échantillon de 1103 répondants est de +/- 3,0%. Les personnes ayant participé à l’étude sont représentatives des principaux sous-groupes de la population et les résultats obtenus peuvent donc aisément être extrapolés à l’ensemble de la Suisse romande.