Analyse. Selon Guy Sorman, c’est parce que nous sommes passés de l’Etat de droit à l’Etat providentiel que certains peuples se laissent tenter par l’indépendance.
Le résultat du référendum écossais ne met pas un terme au débat, ce qui importe étant le fait qu’une question aussi absurde ait pu être posée aux Ecossais, lesquels ne sont que les premières victimes d’une épidémie qui gagne l’Europe, de la Catalogne à l’Italie du Nord, en passant par la Corse, la Belgique et les pays basques. Victimes? Oui, car la tentation indépendantiste est un virus Ebola de nature politique qui détruit brusquement plusieurs siècles de sagesse accumulée. Celle-ci consista, aux environs du XVIIe siècle – en particulier avec le traité de Westphalie –, à comprendre qu’un Etat était un contrat passé entre les citoyens et leurs dirigeants pour assurer leur sérénité. Ce contrat naquit des guerres civiles qui ravageaient l’Europe et de la réflexion philosophique (John Locke et Thomas Hobbes, notamment): dorénavant, l’Etat moderne, aussi imparfait fût-il, en contrepartie de l’impôt et du service militaire, mettait un terme aux guerres de religion et aux exterminations ethniques. L’Etat moderne en Occident n’est pas fondé sur l’ethnicité, la langue ou la religion, mais sur la loi.
Malheureusement, ce que l’on appelle l’Etat de droit, l’alliance de la démocratie, de la paix civile et de la solidarité sociale, s’est banalisé. De même que l’on ne se rappelle le goût de la liberté qu’après sa suppression, l’Etat de droit ne fait sens que s’il disparaît. C’est ainsi que les Ecossais ont totalement oublié pourquoi ils étaient membres d’un Royaume-Uni.
Cette inculture politique a particulièrement progressé en Europe depuis une génération. La paix y étant considérée comme définitivement acquise, du moins pour les membres privilégiés de l’Union européenne et de l’OTAN, les gestionnaires des Etats nationaux ont cru nécessaire de se doter d’une vocation nouvelle, celle de la providence: l’Etat de droit est devenu un Etat providentiel. Cet Etat providentiel ne garantit plus seulement le droit, il distribue des avantages. Si le droit, par définition, est le même pour tous, les avantages, par définition, sont inégaux: chacun en veut toujours plus et estime ne pas en recevoir suffisamment. De cette jalousie sont nés les mouvements indépendantistes en Europe.
Ce n’est pas du tout parce que les Ecossais sont de race ou de culture écossaise – impossible à distinguer de la civilisation britannique – qu’est né le mouvement indépendantiste écossais. C’est parce que les «résidents» écossais ont estimé qu’ils obtiendraient plus d’avantages matériels grâce à l’indépendance. Les démagogues indépendantistes ne s’y sont pas trompés: leur campagne fut entièrement fondée sur des promesses matérielles. C’est ainsi que le virus avance masqué et qu’il s’étend en Occident, jusqu’en Ukraine, sous couvert de la différence culturelle, alors qu’il ne s’agit que de la redistribution matérielle de ressources évidemment utopiques.
Comment éradiquer cet Ebola indépendantiste? Sans doute en mettant un terme pratique à la confusion, générale en Europe, entre l’Etat et l’Etat providence. Et en restaurant la connaissance et la pratique de la philosophie politique. Quelle extraordinaire parabole, en effet, de constater que les Lumières ont failli s’éteindre là où elles furent allumées, en Ecosse, au XVIIIe siècle, à Glasgow et Edimbourg, quand Adam Smith y publia La richesse des nations et David Hume son Traité de la nature humaine. Parfois, l’histoire bégaie et la connaissance régresse.
Guy Sorman
Chroniqueur de la mondialisation et spécialiste de la Chine, Guy Sorman a enseigné l’économie à Sciences-po Paris et dans de nombreuses autres universités. Il est notamment l’auteur du Bonheur français, Le progrès et ses ennemis ou encore Le génie de l’Inde.