Rencontre. L’un est directeur de Swiss pour la Suisse romande, l’autre du festival Images à Vevey. Pour travailler dans des domaines différents, les frères Stoll se nourrissent en permanence de leurs propres expériences, jetant des ponts entre l’économie et la culture.
Le premier a une silhouette carrée, une voix forte, fume le cigare et se lève tôt. Le second est longiligne, barbu, parle en pesant ses mots, ne fume pas du tout et se lève moins tôt. Pour dire les choses autrement, le premier s’occupe de finance, le second de culture. Après, tout se complique.
Mais dans le bon sens. Les deux frères Lorenzo et Stefano Stoll ont développé ces dernières années une étonnante collaboration qui dépasse le lien familial, très étroit, pour gagner le champ professionnel, alors même que leurs domaines respectifs sont si différents. Comme le note Stefano: «Nous nous construisons désormais l’un avec l’autre. Ce qui nous opposait autrefois nous unit aujourd’hui.»
Lorenzo Stoll, 43 ans, est depuis octobre dernier le directeur de la compagnie Swiss en Suisse romande. Formé à l’Ecole hôtelière de Lausanne, il s’est occupé des ventes et du marketing de Montreux-Vevey Tourisme avant de rejoindre Nestlé. De Findus à Cailler, de Henniez à Nestlé Waters Suisse, il a grimpé nombre d’échelons dans la multi-nationale avant d’être appelé à Genève par la compagnie aérienne. Dans le but exprès de renforcer l’assise de Swiss en terres romandes, d’engager du personnel, d’ouvrir de nouvelles lignes et de tenter de damer le pion au remuant easyJet.
Stefano Stoll, 40 ans, est depuis 2004 le délégué à la culture de la ville de Vevey. Il porte à bout de bras – qu’il a très longs – le festival de photographie Images, dont l’édition 2014 bat son plein jusqu’au 5 octobre, suscitant l’admiration dans toute l’Europe et aux Etats-Unis. Il serait un candidat idéal à la succession de Sam Stourdzé à la tête du musée vaudois de l’Elysée.
Ses études, à l’Université de Lausanne, suggèrent que la ligne de partage professionnel, au sein de la fratrie, n’est pas si appuyée que cela. Après une année de médecine qui a tourné court en raison d’une incompatibilité avec les sciences physiques, Stefano Stoll est entré en lettres, rayon histoire de l’art. Non sans avoir auparavant demandé conseil au directeur, à l’époque, du Musée Jenisch de Vevey, filiforme comme lui: Bernard Blatter. Grand connaisseur de l’art, esthète mais autodidacte (il était à l’origine décorateur), Bernard Blatter n’avait pas découragé le jeune homme. Mais il lui avait conseillé de suivre en même temps des études d’économie.
«J’avais trouvé cela étrange, se souvient Stefano Stoll. J’étais même choqué! Entrer à HEC, c’était bien la dernière chose que je voulais faire. Mais si Bernard Blatter, pour lequel j’avais une admiration sans borne, me le conseillait, c’est que la suggestion était fondée. Alors j’ai demandé l’autorisation de suivre à la fois HEC et lettres. J’ai souffert chaque jour à HEC, car je détestais les chiffres. Mais il fallait que je les empoigne. Bernard Blatter m’avait dit que la culture, c’est aussi savoir parler d’argent aux politiciens, aux banquiers, aux artistes. Il fallait que je possède ces deux outils, l’art et l’économie. Je voulais aussi prouver quelque chose à Lorenzo.»
En ces années-là, les deux frères n’étaient pas très complices. Stefano Stoll était davantage proche de son petit frère Luca, né en 1978, et de sa petite sœur Alessandra, née en 1980. «Lorenzo était le grand frère dans tous les sens du terme, note le responsable de la culture veveysanne. Il ouvrait le chemin, mais il prenait beaucoup de place, sûr de lui et conquérant. A table, en famille, c’est lui qui racontait des histoires, s’imposait facilement. Moi, j’étais timide, plus silencieux. J’ai sans doute voulu lui répondre, à ma manière, en glissant vers son domaine dur et concurrentiel: la finance et l’économie. C’est peut-être freudien, comme le fait d’avoir loupé mes examens de médecine. Il faudrait que je demande à ma mère.»
«Proto-suisses»
Giovanna Stoll est une psychiatre reconnue, notamment auteur de recherches sur la perversion narcissique dans les familles. A vrai dire, tout portait Stefano Stoll vers la médecine. Son père était gynécologue, ses grands-parents étaient aussi médecins. Son illustre arrière-grand-père, Arthur Stoll, a créé à Bâle la division pharmaceutique de l’entreprise Sandoz, aujourd’hui Novartis. Tout en étant le codécouvreur, avec Albert Hofmann, du LSD. Arthur Stoll était aussi un grand collectionneur d’art, en particulier d’œuvres de Hodler et d’Anker, ainsi que membre de la Commission fédérale des beaux-arts. Sa collection a été vendue au siècle dernier. Stefano Stoll mesure l’ironie du destin lorsqu’il aperçoit, dans les photos et interviews de Christoph Blocher réalisées chez le tribun de l’UDC, des toiles d’Albert Anker qui appartenaient autrefois à sa famille.
Nés à Zurich, mis à l’école dans le canton alémanique, ensuite établis avec leur famille à La Tour-de-Peilz, Lorenzo et Stefano Stoll sont des «proto-Suisses», comme dit le plus jeune. «Mon cerveau est alémanique, mon cœur tessinois et mon corps romand», sourit Stefano Stoll. Leur mère étant d’origine tessinoise, coutumiers des vacances dans la vallée de la Maggia, tous deux parlent couramment les trois langues confédérales. Ainsi que l’anglais, sabir universel qu’ils utilisent facilement dans leurs innombrables mails et coups de téléphone réciproques, «pour aller plus vite».
«C’est mon caractère: je me décide rapidement, relève Lorenzo Stoll. Le monde des affaires est binaire. C’est oui ou non. Ce projet est profitable ou ne l’est pas. Alors que la culture repose plus sur l’intuition, la perception fine, la réflexion longue. La relation à l’autre y est plus difficile à modéliser. Même si l’intuition m’est très utile dans ma vie professionnelle.»
Stefano Stoll prend une image: «Un de mes premiers boulots a été d’assister Nicole Minder au Cabinet vaudois des estampes. J’ai pu voir de près des gravures de Rembrandt. Elles ne sont ni noires ni blanches, mais réalisées avec une infinité de nuances dans les gris. Voilà ce qui me sépare de mon frère. Tant mieux, car il m’a beaucoup appris.»
«En fait, j’ai donné à Stefano des armes pour aller à la guerre, remarque Lorenzo Stoll. Le monde de l’économie est rugueux, porté sur la confrontation et très rapide. Or, la négociation, c’est un ensemble de techniques. Comme le sont la prise de contact ou la finalisation d’un projet. C’est là que je peux être utile à mon frère.»
Rationalité et créativité
Celui-ce renvoie la balle: «Longtemps, Lorenzo n’a pas été très sensible au monde de l’art et de la création. Il n’en avait pas besoin lorsqu’il travaillait chez Nestlé. Mais la donne a changé chez Swiss. Il doit faire preuve de créativité pour améliorer l’image de la compagnie en Suisse romande. Il sollicite mon avis lorsqu’il s’agit d’inventer un slogan, de concevoir le merchandising, d’améliorer l’accueil à bord des avions ou d’examiner une demande de sponsoring.»
«La culture, c’est l’imagination, mais aussi un moyen de toucher un grand nombre de personnes par des actions de mécénat, confirme Lorenzo Stoll. Lorsqu’un soutien à une manifestation populaire est réussi, cela renforce la part de créativité de ma propre entreprise. Mais il faut que cela fasse sens. Et qu’il y ait un retour sur investissement, surtout en termes d’image. Stefano m’a demandé si Swiss serait intéressé de soutenir le festival Images 2014 à Vevey. Nous avons eu des idées folles, comme de coller des photographies sur des avions. Mais c’était trop cher, trop compliqué, pas assez pertinent.»
«J’ai en revanche décidé d’appuyer un projet d’exposition filmée par des drones, poursuit Lorenzo Stoll. Les photos sont disposées sur les toits de Vevey; les visiteurs peuvent les découvrir grâce aux caméras des drones, par l’entremise de masques vidéo. Il y a ici les idées du point de vue vertical, du déplacement aérien et de l’enjeu du drone civil, qui sera bientôt utile aux compagnies aériennes, par exemple pour examiner les fuselages. Bref, l’idée était bonne. Je l’ai acceptée. C’est ainsi que nous nous complétons l’un l’autre, Stefano et moi. Nous avons dépassé le stade du rationnel (moi) et du créatif (lui) pour atteindre une autre relation, plus riche. Ici, 1 + 1 égale bien davantage que 2.»
«Je crois que j’ai ouvert les yeux à Lorenzo sur le rôle déterminant de la culture dans la vie publique, insiste Stefano Stoll. Elle crée de la valeur intellectuelle, politique, sociale, mais aussi économique. Elle est aujourd’hui l’un des piliers de la nouvelle identité de Vevey. Le festival Images, c’est un enjeu artistique et urbanistique, puisqu’il se déroule pour l’essentiel en plein air. Il est aussi une petite PME au service de l’économie locale. Nous devons par conséquent gérer des ressources, avoir une politique de communication, régler sans cesse des questions de comptabilité, de budget, de management.»
1 + 1 égale bien plus que 2, certes. Reste tout de même la relation d’un grand frère à son petit frère, et inversement. «Lorenzo, je sais qu’il sera toujours là en cas de coup dur, conclut Stefano Stoll. Il est mon moteur, mais aussi ma sauvegarde, mon back-up. Nous sommes une famille unie, plutôt fiers les uns des autres. Mon propre petit frère Luca, qui a longtemps vécu à New York, est saxophoniste. Il vient de me consulter pour la pochette de son prochain CD: je suis si content de pouvoir l’aider à mon tour. J’ai découvert il y a quelques jours le cabinet qu’a ouvert ma sœur vétérinaire à Yvonand. Nous avançons chacun de notre côté. Mais ensemble!»
Lorenzo Stoll
Né en 1971 à Zurich, Lorenzo Stoll est diplômé de l’Ecole hôtelière de Lausanne. Après s’être occupé des ventes de Montreux-Vevey Tourisme, il a pris diverses responsabilités chez Nestlé. Il a été nommé directeur de la compagnie Swiss pour la Suisse romande en octobre 2013.
Stefano Stoll
Né en 1974 à Zurich, Stefano Stoll est diplômé en lettres et HEC de l’Université de Lausanne. Cocréateur des Journées photographiques de Bienne, chef de projet à Expo.02, il est depuis 2004 délégué à la culture à Vevey. Il dirige le festival biennal de photographie Images dans la même ville.