Interview.«Extra pure. Voyage dans l’économie de la cocaïne», le dernier ouvrage de Roberto Saviano qui paraît le 16 octobre en français, plonge dans le trafic planétaire de cocaïne. Il aura fallu sept ans à l’auteur de «Gomorra», désormais traqué par la mafia, pour achever ce livre-enquête dont le titre étrange en italien («ZeroZeroZero») se réfère à la farine ménagère la plus pure et la plus blanche, la «000».
Propos recueillis par Fabio Fazio (Rai 3)
Roberto Saviano, vous n’avez pas fait un livre «sur le monde de la cocaïne» mais «sur le monde vu à travers la cocaïne». Quel est ce monde?
Ce qui m’a impressionné, c’est la gigantesque masse d’argent issue du trafic de coke. Une comparaison que j’aime faire: 1000 euros placés sur une action Apple l’année où est sorti l’iPad seraient devenus 1600 euros un an plus tard, ce qui constitue déjà un beau gain. Mais 1000 euros placés dans la cocaïne seraient devenus, au bout d’un an, 182 000 euros.
Il faut donc des moyens gigantesques pour s’attaquer à ces gains gigan-tesques?
Bien sûr, car les trafiquants deviennent très puissants en peu de temps. Tout cet argent est réinvesti en hôtels et restaurants par les banques, partout dans le monde. Les sommes en jeu sont si astronomiques qu’elles expliquent la férocité des cartels, les massacres, les attentats visant à exclure la concurrence. Tout plein de gens voudraient investir dans le narcotrafic, puisqu’il est si rentable. La violence des cartels sert à les en dissuader, ils veulent conserver le monopole. L’argent est réinvesti partout par les banques.
Cela semble incroyable.
En effet, et j’ai d’ailleurs presque eu envie d’écrire plutôt un polar, une œuvre de fiction. Mais je n’ai pas pu, car la réalité est tellement puissante que je veux que le lecteur se dise: «Non, ce type est un mythomane», et qu’il cherche à vérifier, à approfondir. La cruauté est incroyable et, pour comprendre d’où elle naît, il faut observer le parcours économique. Partons de la Colombie, où un kilo de coke vaut 1500 dollars. Direction le Mexique, où les grossistes le paient 25 000 dollars. Puis les Etats-Unis, où il est à 47 000 dollars. Il arrive en Italie à 57 000 dollars, mais à Londres il en vaut 77 000.
Cela signifie que les organisations criminelles sont prêtes à tout pour contrôler cette manne. Vous dites d’ailleurs qu’on a affaire à la plus grande industrie du monde.
Disons que, si on parle du narcotrafic en général et pas seulement de la coke, on a une entreprise mondiale plus grande que Toyota, General Motors, le pétrole chinois. C’est donc un problème qui devrait avoir mobilisé tous les gouvernements et l’opinion publique. Or il reste secondaire, il ne concerne que la populace, les marginaux. En réalité, il est au cœur de l’économie planétaire.
L’Italie tient d’ailleurs un rôle majeur dans le narcotrafic.
Absolument. J’ai d’ailleurs repris cette expression qui m’a plu: la feuille de coca naît en Amérique du Sud, mais les racines de la plante sont en Italie.
C’est-à-dire?
Les règles des grands cartels internationaux sont inspirées des règles italiennes. La Camorra, Cosa nostra et la ’Ndrangheta ont toujours investi dans le trafic de drogues. Ce sont là les mafias les plus anciennes et les plus entreprenantes du monde. La puissante organisation russo-ukrainienne de l’Israélien Semion Moguilevitch est structurée comme les mafias italiennes. Idem au Mexique: tous ces cartels restent en contact avec les organisations italiennes. Mais les autorités antimafia sont aussi les meilleures en Italie. Tous les Etats soucieux d’éradiquer leurs organisations criminelles se réfèrent à la culture antimafia italienne. Ici, on parle de ces choses ouvertement, ce qui est rarement le cas ailleurs.
Votre roman «Gomorra» a tout de même un peu contribué à réveiller les consciences.
Je me souviens bien du procureur antimafia de l’époque, Franco Roberti, qui me racontait combien la structure des ports européens était poreuse et permettait le débarquement de tonnes de cocaïne: Salerne, Livourne, l’Espagne, la Grèce qui, à la suite de la crise, est pratiquement devenue une colonie des organisations criminelles. Le problème a toujours été grave, mais on ne le perçoit qu’à travers les homicides et les attentats. Surtout quand le sang est versé dans des lieux inhabituels car, dans le sud de l’Italie et en d’autres lieux déshérités, il reste toléré.
On pense que le pays le plus lié à la cocaïne est la Colombie, mais c’est faux.
Oui, c’est le Mexique qui est la plaque tournante du trafic de coke. Car il alimente les Etats-Unis, qui forment le plus grand marché du monde avec l’Europe.
A lire les chiffres que vous évoquez, quatre personnes sur cent ont déjà goûté à la cocaïne. Des gens normaux, comme vous et moi.
Oui. Car le problème est que cette substance n’a rien à voir avec l’héroïne, dont les consommateurs sont tout de suite repérés. La cocaïne est une drogue de performance. Parfois, on n’a même pas la sensation d’être drogué. C’est comme boire l’apéro.
Avant que le cerveau n’explose…
Exactement. Avant que la coke ne te détruise. Elle désinhibe, enlève toute perception des limites, favorise une sorte d’hypercommunication. Ce n’est plus la drogue des élites comme dans les années 80-90. Les mafias italiennes ont très tôt compris que c’était une drogue de masse surtout utilisée pour travailler, indifféremment par des concierges, des camionneurs, des pilotes de ligne ou des chirurgiens. Souvent, on ne se sent même pas coupable, on se dit: «Ça me permet de travailler davantage, d’améliorer la vie de ma famille, de faire des heures sup, de me sentir mieux.» C’est en cela que cette substance est dangereuse.
On appelle souvent la cocaïne autrement, il y a toute une série de noms dans tous les pays.
Oui, dans toutes les langues du monde, on utilise toutes sortes de mots mais jamais «cocaïne». On parle de «vitamine C» ou d’autres mots commençant par C comme «candy». Ou encore «24/7» parce qu’on en trouve tout le temps. En Italie, on parle de «cocco» ou d’«autoroute» parce qu’elle te blanchit les narines. Tant de termes pour désigner la cocaïne, cela montre bien la quotidienneté, le rapport substantiel qu’elle a avec la vie des gens.
En choisissant cette marchandise pour en faire un livre, la marchandise par excellence qui domine tout, vous montrez un aspect terrible du capitalisme: l’argent généré par le trafic de drogues ne reste pas sous le matelas des trafiquants, il finit dans les banques et les entreprises.
L’intérêt, pour un écrivain, c’est de trouver une clé pour raconter le monde. Ma clé à moi, c’est «les marchandises». Quand on regarde les marchandises, elles paraissent froides, distantes. Mais quand on raconte toute la filière d’un objet, ses voyages en bateau, les ports où elle débarque, la contrebande, le passage des douanes, les taxes, la distribution dans les supermarchés, tout cela permet de raconter le monde. La marchandise cocaïne, si impalpable, à la couleur et à l’aspect si innocents de simple poudre, m’a permis d’observer ce qu’Antonio Maria Costa, ex-directeur de l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (ONUDC), dénonçait en 2009: au tout début de la crise financière, quand des géants de la finance mondiale étaient en train de s’écrouler, il a affirmé que les milliards d’euros du narcotrafic avaient sauvé les banques européennes. Cette alerte a paru dans plusieurs journaux, mais elle est passée presque inaperçue et n’a pas suscité de commentaires particuliers. Pourtant, c’était énorme: Costa disait que le flux de liquidités – car la drogue, c’est surtout de l’argent liquide – avait pénétré les banques. Si bien que ces banques dépendent du narcotrafic dès qu’elles consentent un crédit. La marchandise cocaïne n’influence donc pas que la toxicodépendance mais se mue en capitalisme vivant. Elle transforme l’ADN du capitalisme et des démocraties. Pour toujours. Aujourd’hui, nous devrions réécouter l’avertissement d’Antonio Maria Costa, car l’Europe est dans une situation très difficile où les liquidités préoccupent tout le monde. L’Espagne, le Portugal, la Grèce le savent bien.
Celui qui dispose de liquidités…
… commande. Comprendre cela permet de mesurer à quel point la métamorphose de cette marchandise est dangereuse. J’essaie de répondre à quelques questions que je me posais, quand j’étais tout jeune, devant un magnifique supermarché surgi, on ne sait comment, dans une contrée déshéritée. Ou face à des fortunes inexplicables. C’était tout simplement du recyclage, de l’argent qui pleut sans créer de véritable développement. C’est la conséquence la plus grave du narcotrafic.
A la lecture de votre livre, on est aussi stupéfait par la quantité de cocaïne qui passe par l’Afrique. Ce continent très pauvre est littéralement transfusé par le «pétrole blanc».
Toute la coke qui arrive ici, à Milan, Rome, Berlin ou en France, transite par l’Afrique équatoriale de l’ouest, qui est devenue une autre plaque tournante. Elle arrive d’Amérique latine vers des pays souvent devenus des narco-Etats, comme le Liberia et la Guinée-Bissau.
Qu’appelez-vous un narco-Etat?
Dans de tels pays, il arrive tellement d’argent que la classe dirigeante et les militaires sont littéralement achetés par les cartels. Et, malheureusement, l’Occident tolère ça. Pourquoi? En arrivant en Afrique, la coke a rééquilibré les jeux de pouvoir: ceux qui possédaient les matières premières n’étaient plus en conflit avec ceux qui ne les détenaient pas; ces derniers s’occupaient de cocaïne. Et c’est le paradoxe: dans ces pays, la cocaïne a créé une sorte d’équilibre pacifique terrible, détruisant et vidant ces pays au passage. La coke n’est qu’en transit pour repartir vers l’Italie, l’Espagne, toute l’Europe. Quand on voit la transformation de ces pays, on comprend mieux celle des personnes. Pendant toutes ces années, obsédé que j’étais par le besoin de raconter toutes ces choses, j’étais prêt à faire du porte-à-porte dans tous les journaux, dans tous les studios de TV pour raconter ces histoires. Je me suis rendu compte que les organisations criminelles savaient parfaitement comment on transforme les individus. J’essaie de l’exprimer dès le premier chapitre: elles te montrent que leur philosophie est celle du malheur; elles t’amènent à comprendre que ceux qui te trahiront sont tes proches.
On ne peut avoir confiance en personne.
Personne. Je décris, à travers des récits que j’ai entendus, comment un boss mafieux éduque un nouvel arrivant. On me l’a raconté personnellement, c’est une pratique des organisations criminelles: la première chose que t’enseigne un boss, c’est que le pouvoir se paie. Si tu veux avoir du pouvoir, de l’argent, tu dois payer. Par la trahison, le meurtre, la prison. Et, surtout, on te dit que les ingénus qui croient que les choses peuvent changer, qui rêvent d’une juste distribution des richesses sont de tristes personnages, incapables de prendre eux-mêmes ce qu’ils convoitent.
En gros, le vrai monde, c’est celui-là?
Ils t’enseignent cette règle: tu veux une chose, tu vas la prendre. Crime ou pas crime. C’est l’argent qui décide si une chose est juste ou non. C’est en avoir ou pas. Si tu n’en as pas, c’est que tu as fait fausse route.
Votre livre a l’allure d’une sévère critique du capitalisme. Cela dit, ce qui me frappe, c’est ce sentiment diffus d’impunité. Les trafiquants ne se cachent pas pour trafiquer: ils utilisent des cargos, des sous-marins, des flottes d’avions, des moyens loin d’être discrets ou invisibles. Cela implique des complicités, des protections.
La plus grande partie de la cocaïne navigue sur d’immenses navires marchands. Voyez cette histoire qui implique Semion Moguilevitch, le puissant boss de la mafia russo-ukrainienne: il se met d’accord avec les narcotrafiquants sud-américains, échange la cocaïne contre des armes et leur fourgue des sous-marins de l’ex-Armée rouge pour transporter la drogue jusqu’aux Etats-Unis. C’est un exemple, mais ce qui frappe, c’est qu’il y a tout de suite un lien avec Naples. D’un côté, on a ces sous-marins de l’Armée rouge, de l’autre les narcotrafiquants colombiens, mais le lien est à Naples, où celui qui se fait appeler Tarzan et qui négocie les sous-marins, tu le vois aussi travailler avec un boss mafieux russe qui inaugure à Naples un magasin de meubles pour détruire la concurrence des magasins de meubles napolitains. C’est ça qui est intéressant: reconstruire les connexions. Et ce n’est pas de l’histoire ancienne, c’est du présent.
En lisant votre livre, on a l’impression que c’est le mal qui fait tourner le monde. Si, dans «Gomorra», on pouvait garder une lueur d’espoir, ici on se sent complètement désarmé face à une telle puissance criminelle.
C’est vrai, ce livre m’a vidé. Mon espoir, c’est le lecteur.
Qu’il ne puisse plus dire: «Je ne savais pas.»
Il faut étudier, prendre le temps d’approfondir, changer d’idée, y revenir, comprendre au quotidien comment le monde fonctionne. Je fais confiance au lecteur beaucoup plus qu’à moi-même et à mes capacités. Ces histoires m’ont en quelque sorte privé de toute lueur d’espoir. Mais j’ai une confiance totale dans la capacité du lecteur à connaître. Donc à influer sur le cours des choses.
Le dernier chapitre de votre ouvrage (400 pages) modifie complètement le rythme de lecture, l’écriture change, ce sont des pages de littérature qui évoquent le problème du Mal, de la cohabitation avec le Mal.
A un moment donné, je cite Nietzsche: «Si tu regardes longtemps un abîme, l’abîme regarde aussi en toi.» Etre scruté par l’abîme signifie que le regard que tu portes sur le monde te transforme pour toujours. Tu commences à comprendre ce qui se passe dans un pays et que ce qui arrive aux gens, en réalité, nous échappe. Tu en arrives presque à ressembler aux gens que tu décris, à devenir méfiant comme eux, à considérer les autres uniquement en fonction du pouvoir qu’ils incarnent, à identifier leurs faiblesses. Tu commences à raisonner comme eux et cela te rend terriblement seul.
Pourquoi ce titre, «ZeroZeroZero»?
C’est la qualité de farine la plus pure, la plus blanche, celle qu’on utilise pour faire les gâteaux. C’est la farine qui sert à faire la pâte et, pour moi, la pâte du monde se fait aussi avec de la farine «000», la cocaïne.
Ce livre, vous le dédiez aux carabiniers avec lesquels vous avez passé plus de 38 000 heures de votre vie.
Oui, j’ai voulu le dédier à ces hommes qui, pendant toutes ces années, ont assuré ma protection, comme ils le font pour tant d’autres personnes en Italie. Je rêve qu’un jour la démocratie dans notre pays puisse nous rendre la liberté d’aller et venir sans gardes armés. Et, pour me donner le courage de continuer à me rouler dans cette boue, j’ai placé au début de ce livre une citation merveilleuse de la poétesse Blaga Dimitrova: «Qu’aucune peur ne me bâillonne, une fois piétinée, l’herbe devient sentier.»
Adapté d’un entretien du 20 avril 2013 sur la chaîne de télévision Rai 3 repris par le site français Agoravox.
Roberto Saviano
Né en 1979 à Naples, il a étudié la philosophie avant de collaborer avec différents journaux. En 2007, il publie Gomorra, un livre où il explore les mécanismes de la mafia napolitaine, et sa formidable capacité à s’adapter à l’économie réelle. Roberto Saviano est menacé de mort et vit sous escorte policière permanente. En 2009, Gomorra avait été traduit dans 42 pays et vendu à plus de 4 millions d’exemplaires. Le livre a fait l’objet d’une adaptation au théâtre, puis au cinéma en 2008 et enfin à la télévision en 2014. En 2010 paraît la version française d’un recueil d’écrits rassemblés sous le titre La beauté et l’enfer.
«Extra pure. Voyage dans l’économie de la cocaïne». De Roberto Saviano. Ed. Gallimard, 464 p. Parution le 16 octobre.