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Claude Halmos: "Le silence sur les dégâts humains de la crise fait le lit de l’extrême droite."

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Jeudi, 9 Octobre, 2014 - 05:56

Interview. Ce n’est pas vous qui êtes malades, c’est la société: tel est le message de la psychanalyste française aux grands blessés de la précarité.

Propos recueillis par Anna Lietti

La crise économique ronge les êtres au plus profond et en conduit beaucoup à la dépression et au suicide. Pourtant, le silence enveloppe la souffrance liée à la précarité. Claude Halmos écrit donc un livre sur la crise économique. C’est là que sont aujourd’hui «ceux qui souffrent» et dont la souffrance n’est pas reconnue, dit cette psychanalyste française engagée, qui a travaillé avec des enfants maltraités et a plaidé en pionnière, à la télé, la cause des homosexuels.

Un livre fort pour dire que toutes les désespérances ne naissent pas de l’histoire personnelle des individus; que la réalité sociale existe et qu’il est temps d’en tenir compte. Un livre paradoxal sous la plume d’une psy? Réponses.

Vous parlez de la crise économique actuelle comme d’une source majeure de désespérance et de blessures psychiques. Mais l’humanité en a vu d’autres et les pauvres d’autrefois ne bénéficiaient pas de l’assurance chômage!

Peut-être, mais les comparaisons avec le passé, ce n’est pas mon sujet. Ce qui m’intéresse, c’est ce qui se passe aujourd’hui: il y a, en France comme ailleurs, des millions de gens qui vivent dans la souffrance à cause de ce qui se passe non pas dans leur vie privée, mais dans leur vie sociale. Ces personnes ont tout ce qu’il faut, sur le plan personnel, pour être raisonnablement heureuses. Mais elles souffrent à cause de la crise, qui s’attaque à des mécanismes vitaux de l’être humain. Et ce mal qui les ronge n’est pas reconnu comme tel, on n’en parle pas, il n’existe pas publiquement. Lorsque quelqu’un se suicide après avoir perdu son emploi, on explique qu’il devait sûrement avoir des problèmes personnels. On ne reconnaît pas qu’il est possible d’avoir envie de mourir pour une blessure sociale. Le mal social est devenu une maladie honteuse.

Il y a trente ans, notez-vous, c’est de ses maux intimes qu’on avait honte de parler…

Pendant longtemps, on n’a pas osé évoquer publiquement sa sphère intime. Dire, par exemple: je souffre parce que mon père n’est pas mon père, ou parce que j’ai des pannes sexuelles. Aujourd’hui, ce qu’on n’ose pas dire, c’est: je souffre car j’ai peur de perdre mon travail, de me retrouver déclassé. L’intime n’est plus tabou, c’est le social qui l’est devenu.

Mais à quoi cela sert-il de le dire? Ça ne change rien à la précarité de l’emploi!

Cela sert à voir sa souffrance légitimée. A comprendre que cette peur est normale, qu’elle est donc gérable. Que si on est au chômage et qu’on ne supporte pas ce que l’on vit, ce n’est pas parce qu’on est fragile mais parce que c’est, objectivement, invivable.

Nous attachons trop d’importance à la vie privée?

Nous méconnaissons l’importance de la vie sociale dans la construction de soi. Nous vivons dans l’idée qu’une personne se construit durant l’enfance, dans sa vie privée et qu’ensuite, la vie sociale vient s’ajouter sur cette base, en surplus: on «a» une vie sociale, distincte de ce que l’on «est». En réalité, cette part sociale de nous-mêmes est tout aussi fondamentale. Elle participe à égalité à la construction d’une personne. Voilà pourquoi ceux qui perdent leur travail ne perdent pas seulement un revenu; ils sont comme amputés d’une partie d’eux-mêmes. Et il est urgent de prendre en charge ces blessés de la crise, comme on le fait pour les blessés de guerre, notamment parce que ce séisme existentiel qu’ils vivent se répercute sur leurs enfants.

Cet accent mis sur l’intime et le subjectif au détriment de la réalité sociale n’est-il pas constitutif de la psychanalyse?

Les «psys» de toutes tendances ont toujours eu des problèmes avec la réalité. Et l’on s’en rend compte tous les jours dans le domaine de la maltraitance, où des choses qui ont été vraiment subies sont encore prises trop souvent pour des fantasmes.

Comment pouvez-vous encore être psychanalyste lacanienne?

Je peux vous dire que Lacan, dans sa pratique, savait prendre en compte la réalité, il était un très grand clinicien. Mais, dans une cure, savoir si ce qui est dit relève du fantasme ou de la réalité est toujours très difficile et demande beaucoup de temps. Et c’est difficile dans la vie de tous les jours aussi, nous nous demandons continuellement si telle personne ou telle situation est objectivement telle que nous la percevons. Mais je suis tout aussi convaincue, et c’est le propos de mon livre, que parfois, la réalité pèse d’un tel poids qu’elle en devient, objectivement, invivable. C’est l’image de la bouteille à moitié vide ou à moitié pleine: elle dit bien l’importance de la perception. Mais que fait-on quand la bouteille est complètement vide? Qu’il n’y a pas d’espoir durable de la remplir? Là, il n’est plus question de relativité de la perception.

Vous tirez à boulets rouges sur le développement personnel, la méditation, la quête du bonheur: pourquoi?

Ce que je critique, ce ne sont pas mes confrères en bloc, c’est la tendance dominante du discours psy le plus présent sur la scène médiatique. Je critique, oui, les marchands d’illusions qui vendent des promesses de bonheur comme on vend des régimes miracle. Parce qu’ils renvoient les gens à eux-mêmes, les encouragent à l’individualisme, et parce que l’idéologie du bonheur est culpabilisante. Quand vous dites à quelqu’un: «Votre bonheur ne tient qu’à vous, vous pouvez changer votre vécu en changeant de point de vue», cette personne se dit: «Si je ne trouve pas le bonheur, c’est moi qui suis coupable.» Les gens ont une tendance naturelle à culpabiliser, il est crucial de ne pas en rajouter. Car si on veut se donner les moyens de résister et de lutter, ça change tout de pouvoir se dire: «Je n’ai pas à me sentir coupable de mon propre malheur.»

Il y a du sadisme dans l’idéologie du bonheur?

Je n’emploierais pas ce mot-là, qui a des connotations spécifiques. Mais je dis que le discours qui encourage les gens à positiver peut être d’une violence inouïe: «Achetez moins, savourez plus!» dit le slogan. Quand on sait qu’un enfant sur cinq en France aujourd’hui vit sous le seuil de pauvreté, c’est insupportable! On ne peut pas transformer la psy en sport de riches…

Ce sont les riches qui vont chez le psy et qui achètent les magazines de psychologie…

Je me suis en effet entendu dire, quand je proposais un article sur «la vie des familles en période de chômage»: ce sujet n’intéresse pas nos lecteurs. Je crois que c’est faux. Que beaucoup de gens qui gagnent bien leur vie vivent dans l’angoisse de la précarité. L’argent est un facteur de pouvoir mais aussi un facteur de protection. Perdre ses revenus, c’est se retrouver dans l’état d’impuissance du nourrisson. Tout le monde le sait et la peur rôde.

Vous collaborez à «Psychologies»: ce magazine n’est-il pas le symbole même du succès de cette tendance que vous dénoncez?

Je ne veux pas parler d’un titre ou d’un autre. Il y a une tendance générale, dans la presse, à préférer les sujets «légers» aux sujets «lourds», comme pour distraire les gens d’une réalité trop pénible. Mais le déni de réalité n’a jamais guéri personne. Les bonnes paroles ne rassurent que ceux qui les prononcent.

Hier encore les chômeurs étaient des victimes, aujourd’hui ce sont des coupables, écrivez-vous: il y aurait une alliance objective entre la logique ultralibérale et l’idéologie du bonheur?

On peut se poser la question. Le psy dit: si vous n’êtes pas heureux, c’est que vous ne positivez pas assez. Le patron dit: si vous êtes au chômage, c’est qu’au fond vous n’avez pas vraiment envie de travailler. C’est plus facile que de construire une société capable de donner du travail à tout le monde. Et c’est inacceptable: il n’y a tout de même pas trois millions de fainéants en France! Mais je crois que ceux qui tiennent ce discours ne sont pas forcément conscients de sa violence destructrice: il y a, comme je le disais, une grande méconnaissance des souffrances psychologiques engendrées par les difficultés sociales et de leur complexité.

Vous dénoncez également le silence des politiques. Pourtant, dans tous ses discours, le président Hollande parle du chômage…

Tout le monde aujourd’hui parle de souffrances sociales au pluriel: on dit «les Français», on ne parle pas des individus. A aucun moment on ne semble s’intéresser à ce qu’ils vivent. Marine Le Pen, elle, fait ça très bien: elle se met à leur place, trouve les mots pour dire leur souffrance, les gens ont le sentiment d’être entendus, alors qu’ils sont seulement manipulés. Le Front national sait parfaitement prendre les gens par la souffrance, comme d’autres vous prennent par les bons sentiments; le silence des politiques sur les dégâts humains de la crise fait le lit de l’extrême droite. Le silence des politiques et leur discrédit: il n’y a plus un discours politique capable de rassembler, de créer du collectif. Or, les solutions à la crise sont collectives, pas individuelles.

Le collectif, justement: vous parlez des syndicats au passé, comme s’ils avaient disparu du paysage. Sérieusement, vous trouvez que les syndicats en France ne sont pas assez puissants?

Je dis seulement que les syndicats ont représenté, par le passé, une instance collective qui donnait aux individus le sentiment qu’ensemble ils étaient protégés et pouvaient se faire entendre. Je constate que le taux d’adhésion baisse et que les gens sont gagnés par la certitude désespérée qu’il n’y a de combat que solitaire. Cela ne veut pas dire qu’il faille revenir aux syndicats d’antan. Mais certainement qu’il faut retrouver le collectif, quitte à en inventer de nouvelles formes.


Claude Halmos

Née en 1946 à Châteauroux, formée par Françoise Dolto et Jacques Lacan, elle a travaillé sur le front de la maltraitance enfantine avant de se consacrer à sa pratique privée. Elle est l’auteure de nombreux ouvrages à la fois accessibles et exigeants dont Parler à hauteur d’enfant (Fayard) et Pourquoi l’amour ne suffit pas (NiL). Pionnière en France de la vulgarisation des thématiques «psy», elle a collaboré à La grande famille sur Canal + dans les années 90 et tient une chronique de réponses aux questions des lecteurs dans Psychologies.

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Serge Picard
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