Analyse. A deux mois de l’initiative Ecopop, le monde politique peste contre l’économie, accusée de ne rien faire pour réduire l’immigration. Pas rassurant du tout!
Ce sont deux mondes irréconciliables, deux planètes qui ne cessent de s’éloigner l’une de l’autre. D’un côté, des politiciens totalement désorientés à la suite de l’acceptation de l’initiative «Contre l’immigration de masse». De l’autre, des milieux de l’économie cherchant désespérément de la main-d’œuvre qualifiée. Or, les premiers accusent les seconds de continuer à recruter des étrangers comme si rien ne s’était passé le 9 février dernier. A deux mois de la votation sur l’initiative Ecopop, qui veut réduire le solde migratoire annuel à 16 000 personnes par an, ces dissensions étalées publiquement inquiètent: elles pourraient doper le score des initiants.
Huit mois après ce vote qui a divisé la Suisse, le solde migratoire ne diminue pas: il devrait à nouveau dépasser les 80 000 personnes en 2014. Flairant là une situation politiquement explosive, la conseillère fédérale Doris Leuthard a secoué les patrons fin août. «Je ne vois encore aucun signe montrant que l’économie prend des mesures pour réduire l’immigration», déclare-t-elle au SonntagsBlick. Quelques semaines plus tard, le président du PLR Philipp Müller rue dans les brancards et embouche les mêmes trompettes dans Blick: «Bon Dieu de bon Dieu! Il y a dans l’économie quelques moutons noirs qui n’ont encore rien compris du tout», s’est-il emporté.
A l’origine de cette colère divine, une démarche de l’Union patronale suisse (UPS), qui a réclamé une hausse des contingents pour les ressortissants d’Etats tiers – soit non membres de l’UE et de l’EEE – pour 2015. Alors que les syndicats plaident pour un statu quo, l’UPS souhaite une augmentation de 500 (10%) du nombre de permis de courte durée (douze mois), et même de 1000 unités pour les très courtes missions (trois mois) de prestations de service.
Aux yeux des politiciens, une telle demande n’est que pure provocation. «Pas du tout, ce sont des hausses modérées qui correspondent à de réels besoins de l’économie», rétorque Marco Taddei, membre de la direction de l’UPS. Celle-ci ne fait que réagir à deux sondages internes qui en disent long sur le désarroi des patrons helvétiques à l’heure de recruter du personnel qualifié.
Swissmem, l’association faîtière de la métallurgie, a ainsi calculé que ses membres devront remplacer chaque année 17 000 personnes partant à la retraite, soit plus de 80 000 collaborateurs avant même l’horizon 2020. Quant à la SIA, qui a procédé à une enquête interne semblable, elle a constaté que 80% des bureaux d’ingénieurs et d’architectes emploient du personnel étranger et que leur besoin en spécialistes augmentera de 10% prochainement.
Guerre des contingents
Dans leur promptitude à désigner le bouc émissaire en l’autre, économie et politique trahissent surtout le profond désarroi dans lequel les a plongés le vote du 9 février. Les entreprises se préparent à une guerre des contingents qui opposera l’industrie d’exportation au marché intérieur. Les syndicats réclament un renforcement des mesures d’accompagnement. Et le ministre de l’Economie Johann Schneider-Ammann feint de maîtriser la situation, sans convaincre, c’est le moins qu’on puisse dire.
Théoriquement, à en croire son Secrétariat d’Etat à l’économie (SECO) qui se base sur une étude datant de 2011, la Suisse n’exploite pas tout son potentiel de main-d’œuvre: 150 000 personnes, surtout des femmes, et 96 000 seniors de plus de 55 ans ne demanderaient qu’à s’intégrer sur le marché du travail. C’est vrai, mais à condition que l’économie et la politique s’accordent sur un vaste catalogue de mesures créant – enfin! – des conditions-cadres favorables pour eux. Il faudrait notamment développer les structures d’accueil dans les crèches et les écoles, harmoniser les cotisations du deuxième pilier entre générations de travailleurs, améliorer la formation permanente. Un programme ambitieux qui nécessiterait des années pour être mis en œuvre, même si le SECO y croit: «Il est faux de prétendre que le profil des chômeurs ne correspond pas aux besoins de l’économie. Seuls 17% des 130 000 sans-emplois le restent plus d’un an», dit-on au SECO.
Les partenaires sociaux sont plutôt sceptiques. «Le réservoir de main-d’œuvre indigène est largement surestimé, notamment celui des femmes, car les conditions pour les intégrer au marché du travail ne sont pas suffisantes en l’absence de structures d’accueil des enfants à l’école, sans parler des inégalités de salaire dont elles sont victimes», remarque Jean Christophe Schwaab, président de la section romande de l’Association suisse des employés de banque.
De leur côté, tous les patrons de PME contactés par L’Hebdo dressent le même constat. Pour eux, malgré un taux de chômage d’environ 3%, la Suisse est quasiment en situation de plein emploi. «Si on peut engager un chômeur, on le fait bien sûr. Mais, en général, je note une inadéquation entre le profil des employés que nous recherchons et celui des chômeurs», note Jean-Marc Probst, président de la Fédération suisse du commerce et CEO de Probst Maveg à Crissier (160 collaborateurs).
Laisser respirer l’économie
«Dans ce contexte, il ne faut pas brider l’économie, mais la laisser respirer, avertit François Gabella, directeur général de LEM à Genève (1300 employés dans le monde). Sinon, il ne lui reste que deux options: soit elle renonce à sa croissance future, soit elle se résoudra à l’organiser ailleurs qu’en Suisse.» Par ailleurs, la pénurie de main-d’œuvre risque fort d’engendrer une surenchère des salaires pour recruter des talents, mettant certains secteurs en difficulté. Toutes ces pressions, Bernard Rüeger les vit constamment. Ce patron d’une entreprise de capteurs a ouvert ce printemps un bureau de vente en Malaisie avec trois ingénieurs pour prospecter tout le marché asiatique. «Ce sont des postes délocalisés que je ne recréerai plus jamais en Suisse. Dans une économie qui travaille en flux tendu, nous sommes contraints à l’immédiateté, à l’hyperréactivité», témoigne-t-il.
Que les politiques le veuillent ou non, notre pays reste un eldorado pour les travailleurs étrangers, attirés par un modèle économique, social et culturel qui fonctionne bien. Directeur de la Fédération des entreprises romandes, Blaise Matthey appelle cela le «rêve suisse». Lui aussi ne croit guère aux potentiels de main-d’œuvre indigène détectés par le SECO. «Personne en Suisse ne réfléchit aux aspirations professionnelles des nouvelles générations. Celles-ci réclament désormais une grande souplesse quant à l’aménagement de leur temps et de leur lieu de travail. C’est sur ce plan qu’il faut faire preuve d’innovation», insiste-t-il.
Et de foi en l’expérience des travailleurs au seuil de la retraite. Car si la Suisse, contrairement à de nombreux pays européens, négocie bien le virage de l’intégration des jeunes sur le marché, elle est de plus en plus confrontée à un problème de chômage durable chez les «seniors» de plus de 50 ans. «Ici, l’économie ne fait pas son boulot, c’est sûr, accuse le syndicaliste Jean Christophe Schwaab. Le secteur bancaire licencie parfois sans scrupules des employés avec vingt-cinq ans de boîte sans se soucier le moins du monde de leur destin individuel.» A la tête du Service cantonal vaudois de l’emploi, Roger Piccand confirme ces craintes: «Je vois là un danger potentiel. Les travailleurs âgés restent au chômage environ quatre cents jours en moyenne, soit deux fois plus longtemps que les plus jeunes.»
Le 30 novembre prochain, la Suisse revote sur cette immigration dont elle oublie vite qu’elle est source de prospérité et qu’elle maintient à flot les comptes de l’AVS. Certes, il n’est cette fois plus question d’Europe et de voie bilatérale. Mais, après le coup de semonce du 9 février qui suscite déjà la confusion générale, on n’ose guère imaginer le scénario catastrophe d’une initiative Ecopop bien plus draconienne que celle de l’UDC. «C’est une initiative de fermeture et d’appauvrissement du pays à terme», juge Blaise Matthey. Cette fois, tout le monde est clairement averti.