Polémique. Face à la montée de l’islamophobie en France, Edwy Plenel publie un petit livre salutaire. Le journaliste, cofondateur de «Mediapart», affirme avec force que la haine développée à l’encontre d’une minorité finit toujours en rejet de la démocratie.
A tous ceux que saisit parfois un haut-le-cœur à la lecture de commentaires haineux sur les réseaux sociaux ou les sites des journaux, les 135 pages qu’a écrites Edwy Plenel Pour les musulmans seront un baume. Alors que l’islamophobie se banalise, le journaliste, ancien directeur de la rédaction du Monde et cofondateur de Mediapart, ose s’indigner, s’insurger et prendre la défense des Français qui ont pour religion l’islam, comme d’autres sont catholiques, protestants ou juifs. Il refuse d’essentialiser une communauté, et de voir dans chaque jeune de banlieue d’origine maghrébine un Mohamed Merah ou un Mehdi Nemmouche en puissance.
Edwy Plenel écrit pour les Français, mais les Suisses le liront utilement cinq ans après le vote sur l’interdiction des minarets, qui n’a eu d’effet que protestataire et n’a pas empêché l’émergence de volontaires djihadistes au cœur du réduit alpin.
Son plaidoyer suscite dans l’Hexagone d’intenses polémiques. D’abord parce que, dès la première ligne, Plenel attaque le philosophe, et désormais «immortel» membre de l’Académie française, Alain Finkielkraut dénonçant un «problème de l’islam en France» et un «souci de civilisation». Ensuite parce qu’il est caricaturalement opposé au polémiste Eric Zemmour qui vient de publier Le suicide français, un ouvrage réhabilitant avec une goguenardise satisfaite le pétainisme.
Au-delà des passes d’armes, que dit Plenel de si rare et de si provocant? L’agitation de la question religieuse est une diversion des questions démocratiques et sociales. Les passions xénophobes sont suscitées par «ceux d’en haut». Les élites de droite comme de gauche (Valls ne valant en la matière pas mieux que Sarkozy) font des musulmans des boucs émissaires, comme jadis les juifs. Le racisme est devenu bienséant, même s’il se met au goût du jour: Marine Le Pen pourfend ainsi l’antisémitisme pour mieux tomber dans l’islamophobie.
L’auteur a trouvé le titre de son ouvrage chez Emile Zola. Deux ans avant son célèbre J’accuse prenant fait et cause pour Dreyfus, l’écrivain avait publié un Pour les juifs dans lequel il ne mentionnait même pas le capitaine accusé à tort de trahison. Il y notait avec une prescience troublante les dangers de la stigmatisation et de l’exclusion qui peuvent conduire les victimes à la révolte: «On finit par créer un danger, en criant chaque matin qu’il existe, avertit Zola. A force de montrer au peuple un épouvantail, on crée le monstre réel.»
Le rejet des musulmans, avance Plenel, est aussi le retour du refoulé: la France n’a pas fait le deuil de son imaginaire colonial. Nombreux sont ceux qui croient encore à la supériorité de la civilisation européenne, sans même plus percevoir que leur croyance implique le racisme biologique et son sinistre cortège de sous-hommes. «La France, écrit-il, n’arrive pas à assumer notre nation telle qu’elle est devenue, telle qu’elle vit et qu’elle travaille, telle qu’elle grandit et s’épanouit. Plutôt que d’allumer des phares pour éclairer le futur qui s’y invente, ceux qui nous gouvernent ne regardent que dans le rétroviseur d’un passé révolu. Entendant le mot «multiculturalisme», qui n’est que le constat de la diversité française et de la richesse des relations qui s’y nouent, ils s’effraient d’un «communautarisme» supposé destructeur auquel ils opposent, avec un empressement affolé, le bouclier d’un laïcisme crispé, infidèle à la laïcité originelle.»
Actualité tragique
Nous manquons d’empathie et nous avons perdu l’envie de comprendre les autres, note le journaliste, qui cite Sartre et ses Réflexions sur la question juive, pour plaider l’inclusion des musulmans dans la communauté nationale: tous ceux qui sont «solidaires de l’entreprise nationale ont droit de regard sur elle, sont citoyens». A cet égard, Pour les musulmans aurait aussi pu s’intituler Pour la République, Pour les valeurs humanistes ou Pour la démocratie. Le temps presse, car derrière la haine des juifs puis des musulmans pointe celle des Roms, des homosexuels, des familles non traditionnelles, des femmes émancipées… Surtout, la haine des autres finit toujours en rejet de la démocratie.
Son plaidoyer est noble, mais l’adhésion à son discours est troublée par une actualité tragique. Quand on lui demande ce qu’il faut faire face à des Merah et Nemmouche qui assassinent des juifs, face aux djihadistes qui décapitent un promeneur ou des journalistes, Edwy Plenel ne se démonte pas, raconte patiemment trente ans de guerres et d’erreurs de l’Occident au Proche et au Moyen-Orient. «Comprendre n’est pas excuser ni justifier», répète-t-il. Mais les monstres dont Zola redoutait l’émergence sont lâchés. Dès lors, il faut autant s’employer à résoudre les conflits là-bas qu’à ne pas susciter de nouvelles vocations ici.