Interview. Des conflits toujours plus violents. Une technologie quasi omniprésente. Et bientôt un TripAdvisor de l’aide humanitaire? L’analyse du patron du CICR.
Propos recueillis par Alain Jeannet et Sou’al Hemma
L’Ukraine, la Syrie, l’Irak... L’actualité est truffée de situations de crise, dont les acteurs se montrent toujours plus violents et intolérants envers les observateurs extérieurs, notamment les humanitaires. Comment le CICR s’adapte-t-il à ces bouleversements pour continuer à assumer ses missions?
Les délégués du CICR ont rendu visite à Abou Bakr al-Baghdadi alors qu’il était prisonnier des Américains au camp de Bucca, en Irak, entre 2005 et 2009. Ce qui vous donne une compréhension assez unique de l’EI (Etat islamique) et de son leader...
Je ne parlerais pas seulement de la tête de l’EI mais, plus largement, de ce qu’il représente dans cette région. En Irak plus qu’en Syrie, d’ailleurs. Parce que nous avons dans ce pays des liens qui datent d’avant la création de l’EI. Depuis presque trente ans, nous assistons à l’évolution de la situation, jusqu’à voir ce groupe prendre le contrôle d’un territoire et d’une population de quelque 8 millions de personnes grâce, notamment, à des alliances avec des tribus sunnites, groupes ex-baasites ou autres.
Comment qualifieriez-vous les liens que vous entretenez avec l’EI?
Il s’agit principalement de liens indirects au niveau du terrain, avec ceux qui contrôlent les villes, les hôpitaux… Et non de contacts directs avec le sommet de la hiérarchie.
Ces protagonistes respectent-ils le droit international humanitaire?
Le droit humanitaire au sens large n’est pas respecté en Irak ou en Syrie. En revanche, certains de ces groupes armés comprennent les besoins de la population. Dans certains cas, ils sont par exemple prêts à accepter la mise sur pied d’une infrastructure médicale.
Et pourtant ils égorgent leurs ennemis face caméra…
Je suis, comme vous, frappé par ce paradoxe. A la base, ils comprennent les besoins humanitaires de la population. Et, dans le même temps, ils se montrent toujours plus sophistiqués dans la mise en scène symbolique de leur éventuel irrespect radical du droit humanitaire. Ils ne sont pas les seuls. Parfois, les gouvernements ne procèdent pas autrement. Regardez la Syrie: dès les premiers jours, les parties au conflit des deux côtés ont clairement choisi comme stratégie de mettre la pression sur le système hospitalier du pays.
Quelles conséquences sur votre manière de travailler?
Il nous faut réfléchir davantage qu’auparavant à ce que recouvre cette notion de «proximité» qui nous dirige. Pourquoi cultiver des liens directs avec les personnes affectées? D’abord pour mieux comprendre leurs besoins. Mais aussi parce que notre connaissance du terrain et notre présence fondent notre légitimité.
Pratiquement?
Nous avons dû revoir notre fonctionnement. Nous ne pouvons par exemple plus exposer des délégués français, belges ou jordaniens en Irak. Pour la simple et bonne raison que leurs pays respectifs ont pris position contre l’EI. Et cela même s’ils sont des délégués du CICR qui reste par nature neutre et impartial.
La proportion de délégués suisses?
Elle reste importante, même si la proportion diminue par rapport à l’ensemble de nos collaborateurs, qui s’internationalise. Actuellement, sur un total de 13 500 collaborateurs, 1900 sont des internationaux. Dont un peu plus de 30% ont le passeport suisse. Le poids des collaborateurs dits résidents, lui, est en constante augmentation.
Proche du terrain, en contact avec toutes les parties des conflits, le CICR détient des informations précieuses et susceptibles d’intéresser la NSA, les services de renseignement. Bref, êtes-vous une cible pour les espions?
Certainement. Mais nous partons du principe que nous n’avons rien à cacher. A l’exception des informations concernant les détenus auxquels nous rendons visite, leurs familles et, de manière plus générale, les personnes que nous cherchons à protéger dans le cadre de nos missions. Ces données, nous mettons un point d’honneur à les garder strictement secrètes.
Comment?
Je ne peux pas vous le dire dans le détail. Ce que je peux vous dire en revanche, c’est que nous avons inversé notre politique: par le passé, tout était confidentiel. Sauf ce que nous divulguions. Aujourd’hui, nous partons du principe que tout est public. Excepté ce que nous décidons de garder confidentiel. Ce qui implique évidemment une bonne compréhension et la maîtrise des nouveaux moyens de communication – réseaux sociaux, internet mobile, etc.
Vous avez parlé récemment de la possible création d’une sorte de TripAdvisor de l’aide humanitaire, c’est votre expression. Une provocation?
Nullement. Nous, les organisations humanitaires en général, sommes toujours plus considérées comme des fournisseurs de services par les personnes affectées. Laissez-moi vous raconter une expérience faite en Somalie l’an passé, lorsqu’un ouragan a frappé le pays, deux jours avant que le typhon Haiyan ravage les Philippines. Nos équipes se sont déployées sur le terrain. Première remarque lorsqu’elles débarquent auprès des communautés touchées: «Vous êtes en retard!» Nous avions en effet mis trois jours à les atteindre, contre vingt-quatre heures pour les victimes du typhon aux Philippines.
Vous plaisantez?
Non. Ils s’étaient informés en temps réel sur notre intervention à l’autre bout du monde grâce à leur téléphone mobile. Voilà pourquoi je ne serais pas étonné qu’émergent des plateformes qui permettent d’évaluer, par les bénéficiaires eux-mêmes, la qualité des services des organisations humanitaires selon des critères de rapidité, d’efficacité et, surtout, de proximité.
Le métier de délégué du CICR est-il devenu plus dangereux ces dernières années?
Je ne pense pas, même si les événements récents peuvent donner cette impression. A l’époque, les délégués prenaient autant de risques. Mais ils étaient beaucoup moins nombreux sur le terrain. Un chiffre: notre budget annuel d’il y a trente ans correspondait à la somme que nous dépensons actuellement en une seule semaine!
Qu’est-ce qui a changé?
Les acteurs des conflits ont tendance à ne plus tolérer d’observateurs extérieurs. C’est vrai pour les humanitaires. Et aussi pour les journalistes. Prenez l’exemple, justement, des territoires contrôlés par le groupe Etat islamique: plus aucun journaliste indépendant ne les couvre. Voilà pourquoi il est d’autant plus important pour nous de faire les bons choix de personnes pour ces contacts avec les groupes armés.
A la suite du décès tragique de Laurent Du Pasquier à Donetsk, vous avez retiré le staff d’expatriés mais laissé sur place les résidents. Deux poids, deux mesures?
Non. Nous avons retiré tous nos collègues de Donetsk pour faire le point de la situation et comprendre ce qui s’était passé. Une précision, toutefois, sur notre politique en matière de sécurité de nos collaborateurs. Ce n’est pas le siège à Genève qui prend les décisions, mais les responsables sur le terrain. En l’occurrence notre chef de délégation à Kiev. Je dis cela parce que d’autres organisations, comme l’ONU, ont pris le chemin inverse, celui de la centralisation.
En savez-vous plus aujourd’hui sur les responsables de la mort de Laurent Du Pasquier?
Non. Et ce sera difficile de connaître exactement les responsabilités même si nous mettons tout en œuvre pour comprendre précisément ce qui a mené à la mort de Laurent.
L’Ukraine, la Syrie, l’Irak… Quelle sera à l’avenir l’importance de chacun de ces pays pour le CICR?
L’Ukraine, c’est un nouveau contexte pour nous. Un engagement important, le huitième en termes de moyens avec plus de 200 collaborateurs, dont 150 résidents. L’objectif est de chercher à répondre au mieux à la crise humanitaire en Ukraine tout en tenant compte des difficultés sécuritaires. A terme, je ne pense toutefois pas que cette zone restera prioritaire pour le CICR. Enfin, il faudra voir l’évolution du conflit. Par comparaison, nous sommes en Irak depuis trente ans. Nos collaborateurs, quelque 850 personnes en tout, peuvent y faire valoir une profondeur historique et une connaissance comme nulle part ailleurs.
Une région qui risque de vous mobiliser longtemps encore…
Au Proche-Orient, la crise s’annonce encore longue, en effet. Des pays pourraient même disparaître, de nouveaux se créer… Des frontières qui paraissent aujourd’hui intangibles vont bouger. Même celles de pays comme l’Arabie saoudite, l’Irak ou encore la Libye. Dans cette région, nous vivons une situation de type révolutionnaire. Le tissu social et culturel du passé se délite. Les affrontements entre communautés sunnites et chiites, par exemple, sont de toute évidence appelés à durer. Plus à l’ouest, nous resterons évidemment aussi très engagés. Dans le Sahel et en Afrique, dans cette zone immense qui comprend la Libye, le nord du Mali, le Nigeria, le Soudan du Sud, la Somalie.
Certaines zones mobilisent les Occidentaux, d’autres sont sorties ou vont sortir de leur radar. Lesquelles?
Vous n’avez aucun problème à lever des fonds pour l’Ukraine, l’Irak, la Syrie et peut-être Gaza. Mais pour les 75 autres pays dans lesquels nous sommes engagés, c’est une autre affaire. C’est d’ailleurs ce qui fait la force du CICR: nous sommes financés à plus de 90% par les gouvernements. Et 40% de nos fonds ne sont pas liés à des zones ou à des projets particuliers. Ce qui nous permet d’intervenir là où nous pensons qu’il est important de le faire, même si les conflits en question ne font plus la une des journaux. Le Congo, par exemple. Je m’attends aussi à ce que l’attention portée à l’Afghanistan et au Pakistan retombe. C’est loin, dangereux et compliqué. Et pourtant les besoins humanitaires y sont dantesques.
Quels sont les nouveaux défis posés au CICR?
Par exemple la guerre à distance, rendue possible par l’utilisation de drones pilotés par des soldats assis derrière leur écran, à l’aide d’un simple joystick. Qui est responsable? Quel impact psychologique sur les populations visées? Voilà une situation nouvelle et complexe pour le droit humanitaire.
Et les migrations?
C’est un enjeu humanitaire majeur. Nous sommes présents sur l’ensemble de la route migratoire aux côtés des Croix-Rouges nationales. Les courants migratoires, on l’oublie souvent, sont d’abord des flux sud-sud. Avec notamment des concentrations de population dans les grandes villes avec leur lot de problèmes sanitaires, de pauvreté, de violence, comme à Lagos, au Nigeria. Ou à Rio, au Brésil, où nous venons de mener un projet pilote très intéressant. On assiste à ce que j’appelle une urbanisation de l’humanitaire. Une tendance croissante.
Vous êtes arrivé à la tête du CICR il y a un peu plus de quatre ans. Avez-vous pu réaliser ce que vous aviez prévu?
A l’origine, le CICR est une institution suisse et occidentale. L’évolution de ces dernières années nous pousse toutefois à la globaliser tout en préservant une forte culture. Ce qui n’est pas évident.
Votre mode de recrutement?
Justement, il est devenu global. Nous recevons chaque année entre 15 000 et 18 000 candidatures. Nous avons encore des postes de délégués généralistes, mais nous recherchons beaucoup de spécialistes. Contrairement à Médecins sans frontières, par exemple, nous sommes appelés à agir dans des domaines variés. Nos critères? Ils diffèrent selon les situations et les besoins. Mais le but, c’est de disposer d’équipes multidisciplinaires et de maintenir une certaine diversité. A l’heure actuelle, le CICR compte plus de 120 professions différentes et 140 nationalités.
Et l’escalade de violence, quelle influence a-t-elle sur vos critères d’engagement?
Cette interrogation date de la fin des années 90, après le décès de plusieurs de nos membres. Nous sommes devenus plus exigeants et cherchons davantage des personnes stables, mûres, autonomes, qui connaissent leurs limites, savent travailler en équipe et disposent d’un profil de formation plus pointu. La moyenne d’âge de nos délégués a ainsi augmenté.
Israël, le Soudan, le Yémen, le Caucase… Vous avez vous-même un riche parcours de délégué. Seriez-vous prêt à reprendre du service dans l’endroit le plus dur où le CICR opère?
Oui. Il est toutefois difficile de pointer une situation singulière, un pays en particulier, car beaucoup de situations où nous opérons sont difficiles. La Libye reste par exemple très complexe et difficile à prévoir. La Syrie ou l’Irak sont parmi les lieux les plus violents. Mais nous les connaissons mieux. Il faut savoir qu’il n’est jamais évident de partir en mission. Le plus important? Ne jamais oublier que nous sommes humains. Cette conscience de notre fragilité, le facteur humain, c’est ce qui, au final, fait la force de notre organisation.
Profil
Yves daccord
Né en 1964, il s’est formé en sciences politi- ques. D’abord journaliste, il a rejoint le CICR en 1992. Il a notamment travaillé en Israël, au Soudan et au Yémen. De retour au siège du CICR en 1997, il a été chef adjoint de la Division de la promotion du droit interna-tional humanitaire, puis chef et ensuite directeur de la communication. Il occupe le poste de directeur général depuis 2010.