Analyse. Les démocrates et les républicains ont tous deux créé récemment des organisations dont le seul but est d’exhumer des révélations scabreuses sur le camp adverse pour le traîner dans la boue. La plupart des candidats aux législatives du 4 novembre y ont eu droit.
Julie Zaugg New York
La vidéo le montre deboutà côté d’une table chargée d’alcools forts, son col de chemise déboutonné. Bruce Braley semble décontracté. Dans sa maison où une assemblée d’avocats est venue le soutenir, le démocrate assène: «Si mon adversaire l’emporte, vous vous retrouverez à la tête de la commission judiciaire du Sénat avec un paysan de l’Iowa qui n’a jamais étudié le droit.» Une véritable insulte dans cet Etat agraire du Midwest que le politicien cherche à ravir au sénateur républicain Chuck Grassley lors des élections du 4 novembre. Filmée et postée en ligne, cette vidéo a fait l’effet d’une bombe, obligeant Bruce Braley à s’excuser publiquement.
Ce coup est l’œuvre d’America Rising, un groupe républicain constitué pour récolter des informations négatives sur les démocrates. Fondé en 2013 par Matt Rhoades, un ancien de la campagne de Mitt Romney, et par deux anciens porte-paroles du parti républicain, il emploie 67 personnes et a déjà levé plus d’un million de dollars cette année. Une bagatelle, en comparaison du dispositif démocrate: American Bridge 21st Century. Cet organisme créé en 2010 par David Brock, un ennemi juré de Bill Clinton avant qu’il ne retourne sa veste et apporte son soutien au clan, dénombre 165 employés et a amassé 12,3 millions de dollars depuis le début de l’année. Il compte le financier George Soros parmi ses donateurs.
Pour arriver à ses fins, ce genre de structure recourt à l’opposition research, qui est devenu un outil incontournable des campagnes électorales outre-Atlantique. «La tactique de l’oppo est aussi ancienne que la politique elle-même, mais son usage a explosé avec la mise en ligne de vastes quantités de données et l’apparition de caméras qui tiennent dans la paume de la main», note Ken Goldstein, professeur à l’Université de San Francisco et spécialiste des campagnes politiques.
Car l’une des principales méthodes employées par ces Sherlocks du XXIe siècle est l’usage de trackers, des employés chargés de suivre un candidat du camp adverse dans tous ses déplacements pour le filmer à chaque fois qu’il ouvre la bouche, dans l’espoir de capter une gaffe. La remarque de Mitt Romney durant la campagne présidentielle de 2012 sur les 47% de citoyens qui ne comptent pas a été filmée à son insu par un tracker. Elle lui a vraisemblablement coûté l’élection.
Ces détectives cherchent aussi à amasser un maximum d’informations issues des bases de données publiques. «Tout y passe: les déclarations d’impôts du candidat, son casier judiciaire, les éventuels procès dans lesquels il a été impliqué, ses propriétés immobilières, les votes qu’il a effectués comme élu, même au niveau municipal», détaille John Hancock, un républicain qui dirige une firme d’oppo dans l’Ohio. «On scrute aussi la présence des politiciens sur les réseaux sociaux, complète Larry Zilliox, un investigateur privé basé en Virginie qui a rédigé un guide appelé The Opposition Research Handbook. Ils y écrivent souvent des énormités, sans réfléchir.»
Ces renseignements sont ensuite glissés discrètement à un journaliste, diffusés via les réseaux sociaux ou utilisés comme munition lors des débats télévisés. «Il faut savoir se montrer créatif, dit John Hancock. Nous avons par exemple créé un jeu en ligne appelé Wehlanopoly pour faire du tort à Jim Whelan, un candidat démocrate dans le New Jersey. Chaque case illustrait un élément de son passé qu’il souhaitait cacher.»
Mais l’information brute n’a que peu de valeur en soi. «Le but est de rassembler ces données disparates pour tisser un récit sur le candidat qui contredit l’image qu’il veut donner de lui-même», relève Ken Goldstein. La narration imposée par les démocrates en amont des élections du midterm consiste à montrer un parti républicain sans cœur, qui écrase les plus faibles. American Bridge 21st Century a ainsi imaginé un dessin animé appelé Kochville, où l’on voit des candidats proches des frères Koch détruire des écoles et des petits commerces à coups de marteau. Ailleurs sur le site, Scott Brown, un candidat du New Hampshire, affirme qu’il est contre l’avortement même en cas de viol ou d’inceste. Et Thom Tillis, un républicain de Caroline du Nord, dénonce le salaire minimum.
Le graal ultime reste de trouver la gaffe ou le scandale qui va forcer le candidat à abandonner la course. C’est ce qui est arrivé à Todd Akin en 2012. Ce républicain du Missouri a dû se retirer de la course à l’élection au Sénat après avoir parlé de l’impossibilité pour une femme de tomber enceinte à la suite d’un «viol légitime». L’interview, donnée à une chaîne de télévision locale, a été exhumée par American Bridge 21st Century. John Balduzzi, un chercheur d’oppo démocrate, a pour sa part découvert des photos montrant Rich Iott, un républicain de l’Ohio, déguisé en nazi lors d’un événement de Wiking, un groupe qui rejoue les exploits d’une division de SS. Il n’a pas été élu.
Avant-goût de la présidentielle
Mettre en lumière les contradictions d’un candidat ou les promesses non tenues est également très efficace. America Rising s’est fait un malin plaisir de diffuser une vidéo montrant le démocrate Terry McAuliffe en train d’annoncer la construction d’une usine en Mongolie pour son entreprise automobile GreenTech, alors qu’il avait juré de rapatrier des emplois américains délocalisés en Chine s’il était élu.
Phénomène plus récent, il est devenu extrêmement dommageable pour un candidat d’être perçu comme trop proche du président Obama, surtout dans les Etats conservateurs. Début octobre, America Rising a ainsi diffusé plusieurs vidéos montrant les démocrates Kay Hagan (Caroline du Nord), Mary Landrieu (Louisiane) et Mark Pryor (Arkansas) en train de louer la réforme de la santé de Barack Obama.
Mais les élections de novembre ne sont qu’un avant-goût de ce qui attend les candidats à la présidentielle de 2016. America Rising a déjà commencé à compiler de gigantesques archives de tous les propos et apparitions publiques de Hillary Clinton. Quant à American Bridge 21st Century, il a créé Correct the Record, un organisme qui a pour seul but de réfuter les attaques contre la démocrate.
«Le développement de l’oppo a transformé en profondeur la politique américaine, constate John Balduzzi. Les politiciens pèsent désormais chacun de leurs mots lorsqu’ils s’expriment en public, n’osant plus se montrer en compagnie de leurs adversaires ou dire quoi que ce soit qui pourrait apparaître comme un compromis et donc un aveu de faiblesse. Ce n’est pas bon pour la démocratie.»