Portrait. Le directeur général du CSEM, à Neuchâtel, a fait de ce pôle de recherche et de développement un vivier d’innovations dans des domaines aussi divers que l’horlogerie, l’énergie solaire, les technologies de l’environnement ou la santé. Son enthousiasme et ses méthodes de management font des étincelles.
«Le plus beau jour de ma vie.» Nous sommes en octobre 1982. Mario El-Khoury vient de débarquer à l’aéroport de Genève-Cointrin, en provenance de Beyrouth. Se rendant en bus jusqu’à Lausanne, tout lui paraît anormalement normal. Des routes bien tracées, des arbres, des maisons en bon état. Un pays en paix. Il vient de quitter un Liban à feu et à sang. Après qu’un commando de l’organisation palestinienne Abou Nidal eut tenté d’assassiner l’ambassadeur israélien à Londres, l’armée israélienne est intervenue, avançant jusqu’à la capitale. Et les phalangistes ont massacré des centaines de civils à Sabra et Chatila. Doit-il, fils aîné d’une famille de trois enfants, rester au pays en faisant le deuil d’études supérieures impossibles et finir par être enrôlé dans une milice? Encouragé par ses parents, Mario El-Khoury, baccalauréat en poche, choisit l’exil. Il est alors à cent lieues d’imaginer que vingt-sept ans plus tard, en novembre 2009, il va être nommé directeur général de l’un des plus prestigieux lieux de recherche et de développement dans le pays, le Centre suisse d’électronique et de microtechnique (CSEM), à Neuchâtel.
Un tel poste lui semble alors inconcevable, même quinze ans après avoir rejoint cette institution en 1994. «Je pensais que mon nom m’empêcherait à jamais d’accéder à une telle fonction. Dans un autre pays que la Suisse, cela aurait été très difficile.» La voix naturellement douce de ce Libanais devenu selon ses amis «plus suisse que les Suisses» monte en intensité: «Il faut tout faire pour que la Suisse ne se ferme pas. Sa force dans l’innovation, c’est l’ouverture!» Ayant pour mission de proposer à ses clients partenaires et industriels des solutions innovantes sur mesure, le CSEM, qui fête ses 30 ans en 2014, est plus que jamais concerné par le foisonnement de technologies nouvelles, notamment dans les domaines de la santé, de l’énergie solaire, de l’environnement, de la domotique, etc. Tandis que l’Apple Watch faisait une sortie médiatique fracassante, le CSEM inaugurait un régulateur mécanique révolutionnaire en partenariat avec Vaucher Manufacture (lire ci-dessous). Un clin d’œil pour dire au monde: non, nous ne sommes pas largués, nous sommes bien là!
C’est donc une inépuisable boîte à idées en faveur des entreprises helvétiques que dirige Mario El-Khoury. Cet homme qui, pour rien au monde, ne manquerait de participer à une votation dans ce pays qui l’a adopté avoue avoir beaucoup de «chance» dans sa vie. «Je n’y puis rien», enchaîne-t-il avec un large sourire que lui inspire la Providence en laquelle ce chrétien de l’Eglise grecque-catholique melkite croit fermement. La chance? Peut-être. Mais le talent, sans aucun doute.
Son émigration, le directeur général du CSEM la doit à un habitant originaire de son village natal, Maghdouché, dans le sud du Liban, dans le district de Sidon. Des années auparavant, ce dernier a obtenu une bourse de la Confédération qui lui a permis d’entrer à l’EPFL. Sensibilisé par l’oncle de Mario qui désespère de voir son brillant neveu empêché de poursuivre ses études, l’homme résidant en Suisse rencontre l’ex-président de l’EPFL Jean-Claude Badoux, alors responsable de la commission d’admission des étrangers à la grande école. Il le convainc de faire une entorse au règlement et d’accueillir Mario El-Khoury en année préparatoire à l’EPFL sans avoir reçu tous ses certificats, que la guerre a bloqués au Liban. «A cette époque, se souvient Philippe Baud, prêtre et écrivain vaudois très proche de la famille El-Khoury, les jeunes Libanais venant étudier en Suisse étaient très responsables et sérieux, conscients de leurs privilèges.»
Prof catastrophique, prof fantastique
Soucieux de ne pas être une charge financière trop lourde pour ses parents, le jeune Mario réussit un concours qui l’autorise à passer directement en première année. Il veut faire de la robotique. Las, cette branche n’existe pas encore à l’EPFL! Alors il saute sur une autre branche, l’électricité. L’essentiel est de grimper toujours plus haut dans l’arbre de la connaissance. Un «professeur catastrophique» lors d’un séjour en troisième année à la Carnegie Mellon University à Pittsburgh le détourne provisoirement de l’architecture des ordinateurs. Mais un «professeur fantastique», chauve et ressemblant à Kojak de la série policière, l’initie à l’automatic control. «Les enseignants jouent un rôle majeur dans l’orientation de notre vie professionnelle», relève le chercheur qui toujours tire une leçon de toute expérience humaine.
De retour en Suisse, Mario El-Khoury s’oriente vers la thèse et le doctorat. Pour enseigner, au Liban, son pays qu’il n’a pas oublié, et soutenir financièrement sa famille. Le professeur Jacques Neirynck, son rapporteur de thèse, a déjà remarqué les talents de communicateur de cet «excellent étudiant» qui tranche avec maints ingénieurs souvent «très mauvais dans la communication». Alors pourquoi avoir finalement renoncé à retourner au pays? Quelques instants de silence. Et la réponse fuse, comme une évidence: «J’ai grandi, j’ai évolué. Contrairement au Liban, dont la situation est actuellement pire qu’il y a trente ans.» Aujourd’hui, sa mère (son père est décédé) et sa sœur vivent en Suisse.
De la pince à glaçons à la pompe à insuline
Marier théorie et pratique, c’est la passion du jeune chercheur. Comme sa thèse relève plutôt de la théorie mathématique, il se lance dans un projet d’amélioration d’un four de HCB Ciments et Bétons Holderbank, à Eclépens (VD). Et, «pour se défouler de sa thèse», il participe à un concours sur les robots mobiles (coucou, les revoilà!), dont il sort gagnant du prix Portescap. Le nom de la société chaux-de-fonnière qui l’engage. Et le voilà chef de projet. Deux ans et demi plus tard, un ancien collègue de l’EPFL l’appelle. Faute d’expérience industrielle, il n’a pas été retenu pour «un poste de rêve» au CSEM. «Présente-toi!» dit-il à Mario. Lequel est engagé en 1994. Lui qui ne faisait que dans les moteurs à Portescap se voit, comme responsable du secteur d’activité «contrôle industriel», responsable de plusieurs projets à la fois. «Le nirvana!»
Mario El-Khoury va accumuler les inventions, souvent récompensées par des prix. Son premier projet, qui concerne un système révolutionnaire pour le contrôle du chauffage dans les bâtiments, donnera naissance à la société Neurobat, soutenue par le CSEM et lauréate du Prix suisse de l’environnement 2012 pour son engagement à réduire la consommation d’énergie et les émissions de gaz à effet de serre. De la pince à glaçons à la pompe à insuline pour diabétiques, les inventions se multiplient, fruits non pas d’un seul homme mais de toute une équipe parmi les 400 collaborateurs hautement qualifiés du CSEM. Mario El-Khoury, qui préfère dire «nous» à «je», a l’âme d’un chef d’orchestre, un métier qu’il aurait bien aimé embrasser, en d’autres circonstances. Sa famille est d’ailleurs amatrice de musique. Son épouse neuchâteloise a chanté sous la direction de Michel Corboz, son fils et sa fille, étudiants tous les deux, jouent de divers instruments.
En cours d’emploi, le scientifique s’initie au management en 1999 avec un MBA à HEC Lausanne. Il songe alors à quitter le CSEM, consulte un chasseur de têtes qui lui lance tout de go: «On voit que vous n’avez jamais eu d’entretien d’embauche dans votre vie, vous êtes vraiment nul pour cet exercice!» Il devra plus tard se faire tirer l’oreille pour accepter de reprendre la tête de la division Ingénierie des systèmes au CSEM en 2003. Et, six ans plus tard, le conseil d’administration du CSEM que préside l’astronaute et astrophysicien Claude Nicollier n’hésite pas à le choisir pour la direction générale, pour prendre la suite de Thomas Hinderling, démissionnaire et souffrant d’un cancer qui finira par l’emporter. «Mario El-Khoury, un grand monsieur. J’ai pour lui une estime sans limite», confie Claude Nicollier après une riche journée de trois vols d’entraînement.
Allergique aux extrêmes
De l’expérience libanaise, le scientifique a tiré un profond rejet pour toutes les positions extrêmes qui ne peuvent que mener à des conflits. Même au sujet des montres connectées, il affiche un avis pondéré. Le designer en chef d’Apple, Jony Ive, estime en substance que l’Apple Watch finira par couler les montres suisses? «Je n’y crois pas», réplique Mario El-Khoury. Les horlogers suisses disent qu’ils n’en seront pas du tout affectés? «Je n’y crois pas non plus.» «L’être humain continuera à rechercher la performance d’un objet et à apprécier la beauté d’un autre.» Quoi qu’il en soit, affirme le patron du CSEM, «nous sommes prêts, nous maîtrisons les nouvelles technologies, et les horlogers savent qu’elles sont à leur disposition».
Vivier de start-up, fondateur d’une trentaine d’entreprises avec plus de 500 collaborateurs, le CSEM s’efforce de concilier innovation et tradition. Dans l’horlogerie mécanique, le tout nouveau régulateur Genequand assurant une autonomie de plus d’un mois à la montre mécanique combine deux technologies «qui ne sont pas à la portée de tout le monde»: des éléments flexibles comme ceux utilisés dans l’espace, sans frottement ni usure, et un usinage dans du silicium assurant une très grande précision. «Vous verrez, l’application conjointe de ces technologies vont vous surprendre», prévoit Mario El-Khoury avec enthousiasme. Cet homme «qui a les yeux qui brillent quand il voit les potentielles applications d’une recherche, comme le souligne Adrienne Corboud, vice-présidente pour l’innovation et la valorisation à l’EPFL, n’en a pas moins les pieds sur terre».
Parmi les nombreux secteurs où le CSEM s’engage (santé, environnement, eau, nutrition, etc.), il y a l’énergie solaire. Et son directeur général de rappeler qu’en 2010-2011 la Suisse exportait plus de 2 milliards de francs en équipements pour le marché photovoltaïque, notamment vendus à la Chine! Après la crise et la chute des prix du courant vert, de nouvelles technologies voient le jour, comme l’hétérojonction, qui permet d’améliorer le rendement des cellules photovoltaïques, ou comme l’intégration de ces dernières dans les bâtiments. «Nous devons être leaders dans ce domaine!» Preuve à l’appui: un mur solaire installé sur la façade sud du CSEM, composé de 210 panneaux suisses de nouvelle génération. Une première mondiale sera inaugurée au printemps prochain.
A la tête du CSEM, Mario El-Khoury a su faire en sorte que ce centre privé de recherche et de développement soit désormais reconnu et apprécié par le monde politique, économique et scientifique, tant en Suisse qu’à l’étranger. A l’écoute de ses collaborateurs, «il devine ce que nous ressentons sans qu’on le lui dise», souligne Michèle Siggen, sa première assistante lorsqu’il était directeur des systèmes au CSEM. Dans les séances de cadres, relève par ailleurs Christophe Ballif, responsable du PV-Center, «il présente lui-même les nouveautés technologiques du mois, non pour se les approprier mais pour être certain de bien les avoir assimilées en vue de les transmettre à l’extérieur».
«Auparavant, l’ambiance générale était plus conflictuelle», constate Jens Krauss, qui dirige la division Ingénierie des systèmes, précédemment conduite par Mario El-Khoury. Ce dernier est «toujours en quête de compromis; certes, c’est une qualité mais cela peut aussi s’avérer une faiblesse», ajoute ce Haut-Valaisan au parler direct. Concernant les start-up partenaires, il n’y a pas eu de compromis. Dès son arrivée, le directeur général a décidé que le CSEM devait réduire ses participations et ses implications dans la gouvernance de ces jeunes sociétés pour uniquement se focaliser sur leur développement technologique. «Nous n’avons pas à jouer aux banquiers.» Par ailleurs, le droit à l’erreur a été encouragé dans la maison. «Si l’on veut que les chercheurs soient créatifs, il ne faut surtout pas les pénaliser à la première erreur!»
Ne pas jouer au Jenga avec la Suisse
Dans les conférences qu’il donne à l’étranger, notamment en France, Mario El-Khoury se fait un plaisir de rappeler que, de la Suisse, il ne faut pas seulement retenir l’initiative sur les minarets ou celle du 9 février sur l’immigration massive. Les Suisses, souligne-t-il, ont été des citoyens assez responsables pour refuser dans les urnes une sixième semaine de congé, un salaire minimum et une baisse des impôts. Finalement très conservateur, Mario El-Khoury? Au vrai, l’homme redoute que les Suisses se mettent à imiter les autres nations au lieu de cultiver leurs propres atouts qui, au fil des décennies, ont fait la richesse du pays. Fermeture et imitation sont, selon lui, les dangers qui sournoisement guettent le pays. «Ne jouons pas au Jenga avec la Suisse jusqu’à ce qu’elle perde l’équilibre», prévient ce Libanais d’origine. Le Liban, ce pays déchiré qu’on appelait naguère la Suisse du Moyen-Orient.
Profil
Mario El-Khoury
Né le 12 mars 1963 à Maghdouché, dans le sud du Liban. Il rejoint le CSEM en 1994 après deux ans et demi chez Portescap. En 2003, il reprend la tête de la division Ingénierie des systèmes. Il est promu directeur des opérations en 2008 puis directeur général en 2009.
Un carrefour d’innovation
Lauréat du Prix européen de l’innovation 2013 pour la technologie révolutionnaire du silicium dans l’industrie horlogère, le CSEM est désormais largement reconnu dans le monde. Ce centre privé de recherche et de développement a été fondé en 1984 à Neuchâtel. Cette année-là, les Japonais faisaient durement trembler les horlogers suisses avec leurs montres à mouvement à quartz. Le CSEM est le fruit d’une fusion entre trois instituts de recherche, dont le Centre électronique horloger (CEH). Dix-sept ans plus tôt, en 1967, ce dernier concevait le premier mouvement à quartz que les Japonais surent brillamment exploiter au détriment des Suisses!
En trente ans, le CSEM a donné naissance à une trentaine de jeunes entreprises. A l’heure des montres connectées venant d’outre-Atlantique, il se dit prêt à relever le défi. A ses côtés, le bâtiment Microcity abrite l’Institut de microtechnique de l’EPFL et Neode, Parc scientifique et technologique, incubateur de nouvelles sociétés. Un carrefour d’innovation au cœur de Neuchâtel.