Eclairage. L’acculumation de réformes et de votes concernant les entreprises pèse sur le climat économique.
C’est un palais qui se dresse tel un grand corps vide. On est pourtant aux Bastions, un quartier de Genève prisé par les études d’avocats, les gérants de fortune et les banques qui visent ce mélange de prestige et de discrétion propre à ce quartier huppé voisin de la vieille ville et des Tranchées. Le Musée d’art et d’histoire affiche sa façade massive à deux pas.
Jusqu’à l’été 2013, le palais du numéro 8 de la rue de l’Athénée abritait le siège mondial d’une multinationale américaine du pétrole, Noble Corporation. Cette grosse société texane avait élu domicile fin 2008 dans la cité de Calvin en raison, disait sa communication officielle, de «son régime fiscal bien établi». Lisez: on y paiera peu d’impôts. Une explication transposée mot à mot à peine quatre ans plus tard pour justifier le déménagement de ce même siège à Londres.
Entre-temps, la Suisse avait entrepris la réforme de la fiscalité des entreprises. Elle annonçait la fin des régimes spéciaux qui permettaient aux sociétés étrangères de payer des impôts sur les bénéfices extrêmement réduits. A combien étaient taxés les gains de Noble sur territoire suisse? Cette information n’est pas publique. Cependant, la perspective de devoir payer un impôt de 13%, taux retenu à Genève, a suffi pour la convaincre de partir. Selon toute apparence, la fiscalité britannique a semblé plus attractive. Elle est peut-être plus basse, mais surtout elle apparaît beaucoup plus prévisible. Pas de mauvaises surprises à attendre de ce côté-là, ont dû se dire les dirigeants de Noble Corporation.
Tout le monde n’a pas forcément regretté le départ d’un groupe pétrolier texan, sauf peut-être son bailleur, le fisc et quelques fournisseurs de matériel de bureau. Mais le thème des grandes sociétés déplaçant leur siège hors de Suisse agite les esprits depuis que se multiplient les incertitudes concernant le cadre économique du pays. La troisième réforme de la fiscalité des entreprises a déjà créé un climat à même de déstabiliser maints dirigeants d’entreprises étrangères. Malheureusement, la Suisse a chargé son agenda de nombreuses autres questions pouvant déployer des effets encore plus redoutés par ces milieux d’affaires.
«A la réforme fiscale s’ajoutent les nombreuses initiatives populaires prévoyant des restrictions à l’activité économique. A commencer par le frein à l’immigration de masse voté en février dernier et Ecopop au menu des votations du 30 novembre prochain», explique Martin Eichler, économiste en chef de l’institut de recherches conjoncturelles BAK, à Bâle. L’ensemble crée «une situation complètement nouvelle, une atmo-sphère émotionnelle au pays du consensus pragmatique», comme le souligne Tibère Adler, directeur romand d’Avenir Suisse, think tank libéral proche des grandes entreprises. Au début de 2013, la Suisse faisait en effet sensation au niveau international en acceptant l’initiative Minder, qui plaçait la fixation des bonus des dirigeants des sociétés cotées en Bourse sous le contrôle direct de leurs actionnaires. Ce vote exprimait un premier acte de défiance de la part d’une population plutôt bienveillante envers l’économie. Un signe de rupture, donc, même si ses effets concrets sur le dynamisme de l’économie suisse demeurent extrêmement restreints.
Cette désapprobation s’est accentuée le 9 février dernier avec l’acceptation de l’initiative sur l’immigration de masse, qui a pour effet de réduire les possibilités d’embauches de ressortissants européens par des entreprises en Suisse et qui risque potentiellement de mettre fin aux accords bilatéraux avec l’Union européenne. Pris à froid par ce résultat, les milieux proches de l’économie font dès lors le décompte des textes susceptibles de remettre en cause le modèle suisse, fait de compétitivité, de flexibilité et de dialogue social.
Depuis 2012, ce ne sont pas moins de cinq de ces textes qui ont été soumis au peuple. Trois d’entre eux ont été acceptés: Minder, immigration de masse et Weber (frein à la construction de résidences secondaires). Deux autres ont été rejetés: l’instauration d’un salaire minimal et la limitation des écarts salariaux (initiative 1 : 12).
Inégal pouvoir de nuisance
Le pipeline des initiatives à venir est encore plus fourni. Dans l’immédiat, trois propositions suscitent l’inquiétude: Ecopop, qui veut drastiquement réduire l’immigration au nom de la défense de l’environnement, l’interdiction des forfaits fiscaux (L’Hebdo No 43) et l’or de la BNS (lire ci-dessous). Puis, dans un proche avenir, le peuple devra dire aussi s’il entend introduire un revenu de base inconditionnel, instaurer un impôt fédéral sur les successions, voire, si l’UDC met son projet à exécution, placer le droit suisse au-dessus du droit international.
Toutes ces initiatives n’ont pas le même potentiel d’atteinte à l’ordre économique. La question du droit n’a pas d’incidences immédiates sur la marche des affaires, sauf si elle entraîne la rupture d’accords internationaux dont l’économie suisse tire profit. En revanche, les textes visant à durcir la fiscalité ou à réglementer les salaires ne font pas sourire les patrons et les investisseurs. Cela d’autant plus que Berne prépare déjà des nouveautés fiscales qui risquent de leur coûter, à commencer par l’introduction d’un impôt sur les gains en capitaux destiné à compenser la baisse de l’imposition sur les bénéfices. Mais, pour le moment, l’attention des milieux patronaux n’est pas là. Elle se focalise sur les questions d’immigration.
Cette crainte s’exprime depuis des semaines auprès d’economiesuisse, des chambres de commerce et de toutes les organisations qui en sont proches. Elle transpire aussi à l’étranger. Le World Economic Forum, organisation certes basée à Cologny, aux portes de Genève, mais active sur les cinq continents, s’alarme de voir la Suisse dégringoler de la 14e à la 24e place des pays les plus susceptibles d’attirer des ingénieurs et des scientifiques étrangers dans leurs entreprises. Comment notre pays pourrait-il conserver sa place de leader mondial de la compétitivité dans de telles conditions?
Ces signaux d’alerte répercutent les interrogations des employeurs. Tous les sondages réalisés auprès des entreprises depuis le vote du 9 février font ressortir la même inquiétude: l’embauche de personnel, particulièrement d’employés qualifiés, va être plus compliquée. C’est le cas de 51% des sociétés ayant répondu à un questionnaire d’UBS au printemps dernier. Plus récemment, les Chambres de commerce genevoise et vaudoise parviennent, chacune de son côté, à des résultats similaires. Dans la cité de Calvin, elles sont 38% à craindre avoir plus de peine à recruter, inquiétude qui concerne 34% des entreprises vaudoises.
Certes, la majorité des patrons envisage de se tourner plus largement vers de la main-d’œuvre indigène pour compenser les limitations à venir sur l’embauche de spécialistes étrangers, ce qui est plutôt à l’avantage des salariés suisses. Cette médaille a néanmoins son revers. Un patron sur trois est prêt à reporter certains investissements si on l’empêche d’engager les personnes qu’il veut. Une minorité envisage même la délocalisation à l’étranger.
Aggravation à venir
Les patrons, déjà inquiets du ralentissement de la conjoncture qui se constate en Suisse comme dans le reste de l’Europe, surestiment peut-être l’impact négatif de ces initiatives. Mais leur réaction ne peut pas être simplement ignorée. Si des projets d’investissements sont reportés ou supprimés, ce sont des emplois qui ne se créeront pas et des achats à d’autres entreprises qui ne seront pas effectués. Autant d’activité économique qui ne sera pas générée.
Cette baisse probable de tonus a été estimée par les deux principaux instituts de recherche conjoncturelle du pays, le BAK et le KOF, ce dernier étant rattaché à l’EPFZ. Tous deux arrivent à une conclusion similaire: l’accumulation des incertitudes et des obstacles à l’embauche risque de réduire la croissance de l’économie suisse de 0,5 point de pourcentage. Autrement dit, la Suisse, au lieu d’avancer de 1,4% l’an prochain, comme le prévoit UBS, pourrait ne voir son produit intérieur brut ne progresser que de 0,9%. Pas évident, dans ces conditions, de maintenir le chômage au niveau particulièrement bas de ces dernières années.
«Pour le moment, la situation des entreprises n’est pas dramatique, observe Klaus Abberger, économiste au KOF. La croissance est toujours là. Mais l’addition de contraintes nouvelles peut l’aggraver, notamment si le poids des incertitudes s’accroît», poursuit le spécialiste.
La solution, aux yeux de Tibère Adler, c’est d’afficher clairement les enjeux lors des votations populaires. «Posons les questions sur le fond: quand on parle d’immigration de masse, c’est les bilatérales que l’on vise. Il faut donc l’énoncer distinctement. Au moins, les gens pourraient voter en parfaite connaissance de cause.» Faute de quoi, les palais vides situés dans des quartiers recherchés pourraient bien se multiplier.
yves.genier@ringier.ch / @YvesGenier
Blog: «Rhonestrasse» sur www.hebdo.ch