Décryptage. Si l’initiative est acceptée, la BNS serait contrainte d’acheter 1783 tonnes d’or. Le méchant de James Bond n’aurait pas échafaudé un plan aussi machiavélique.
«Zis is gold, Mister Bond», susurrait Gert Fröbe en Auric Goldfinger dans le film homonyme au moment de trancher l’agent 007 en deux avec un rayon laser. «Toute ma vie, j’ai été fasciné par sa couleur, sa brillance, sa densité divine, s’émouvait le supervilain. Je suis prêt à tout pour augmenter mon stock.» Comme il se doit, l’agent britannique a fini par déjouer la conspiration et liquider l’affreux.
En 2014, qui viendra sauver Thomas Jordan, le président de la Banque nationale suisse (BNS)? Car si un nouveau Goldfinger se cache dans le monde d’aujourd’hui, sa machination se révèle bien plus machiavélique que celle de son prédécesseur. Et elle aurait d’ailleurs beaucoup plu à Ian Fleming. Au lieu d’irradier les lingots de la réserve américaine de Fort Knox avec l’aide de Pussy Galore, le grand méchant du jour mise tout sur la Suisse, sa banque centrale et la démocratie directe.
Sous son aimable logo de petite crousille et ses trois arguments simples, l’initiative «Sauvez l’or de la Suisse» cache une alliance hétéroclite de pontes UDC, de traders anglo-saxons de métaux précieux établis à Zurich et de libertaires anonymes adeptes de cryptomonnaies. Le texte entend forcer la banque centrale à acheter de gigantesques quantités d’or physique pour couvrir au moins 20% de son bilan. Des réserves qui seraient rendues «inaliénables» dans la Constitution fédérale.
En quatre petits articles et 41 mots acceptés par le peuple suisse, l’initiative rendrait ainsi les réserves d’or de la BNS aussi invendables que les lingots irradiés par Auric Goldfinger, ce qui ferait bondir les cours du métal jaune au-delà des rêves les plus fous du méchant d’Ian Fleming. Bien sûr, les Suisses n’ont pas encore glissé leur enveloppe dans l’urne. Mais les marchés ont toujours une longueur d’avance, et les analystes ont déjà sorti leurs calculettes.
Les experts de la Société générale, par exemple, estiment qu’en cas d’acceptation la BNS devrait acquérir au moins 1783 tonnes d’or, ce qui coûterait au bas mot 68 milliards de dollars. Les initiants expliquent qu’il suffirait de vendre une partie des euros et des dollars accumulés par la BNS pour défendre le cours plancher de 1 fr. 20 contre l’euro ou, plus simplement, de faire tourner la planche à billets.
Risque «fatal»
Thomas Jordan n’a pas trouvé de mots assez durs pour critiquer l’idée. Selon lui, placer de telles restrictions sur la politique monétaire de la BNS pourrait tout simplement se révéler «fatal» pour la Suisse. Outre le fait que la création de monnaie pour financer des achats d’or invendable n’a aucun sens économique, les véritables conséquences de l’initiative n’ont encore été qu’effleurées.
En effet, si l’achat de quelque 1800 tonnes d’or pour près de 70 milliards de dollars devrait suffire pour hisser les réserves actuelles de la BNS à 20% de son bilan, pourquoi s’arrêter là? Pour les analystes de Bank of America, si l’initiative était acceptée et si le franc suisse devait de nouveau faire face à une «attaque spéculative» de la même ampleur que celle subie en 2011 et 2012, la BNS devrait encore augmenter ses achats d’or d’au moins 50 milliards de dollars pour financer une intervention en défense du cours plancher. «La confiance des marchés dans la détermination de la BNS à défendre le plancher se réduirait à mesure que celle-ci serait contrainte d’augmenter ses achats d’or», préviennent-ils encore. Et de conclure: «Cela aboutirait à une prophétie autoréalisatrice, en augmentant la pression sur le cours plancher.»
Devinez quoi? Les «marchés» n’ont pas attendu le vote pour tester l’hypothèse. Lundi 10 novembre, l’euro a atteint 1 fr. 20218, soit son niveau le plus proche du plancher depuis le 5 septembre 2012. Pour Georgette Boele, cheffe du trading de devises de la banque ABN AMRO, interrogée par l’agence Bloomberg, l’affaire est claire: «Si l’initiative passe, il est probable que le plancher cède.» James, où es-tu?
francois.pilet@hebdo.ch / @FrancoisPilet