Quantcast
Channel: L'Hebdo - Cadrages
Viewing all articles
Browse latest Browse all 2205

La dictature des dents parfaites

$
0
0
Jeudi, 4 Décembre, 2014 - 06:00

Enquête. Un jeune Suisse sur deux a porté des bagues ou un appareil, parfois davantage pour répondre à une pression sociale qu’à des impératifs médicaux. Faut-il stopper cette course au sourire idéal? Le débat commence.

Christine Salvadé

Et à la fin le traitement continue. Penchée sur les gencives éclairées de son adolescent allongé sur le fauteuil, la mère est invitée à constater à l’œil nu les quelques millimètres de décalage résiduels entre les deux mâchoires. Bien sûr, l’orthodontiste lui laisse le choix: soit on arrête là, soit on finit le travail. Quand elle brave sa mauvaise conscience et prend la décision, avec l’accord de son fils, de mettre fin à plus de 9000 francs de factures et trois ans et demi de lutte pour un nettoyage minutieux à la brosse trois poils, elle n’est pas libérée pour autant: l’orthodontiste propose de tendre un fil de contention derrière les incisives inférieures du jeune homme afin de maintenir l’alignement des dents. Et quand enlèvera-t-on cet ultime corps étranger? «Ça ne s’enlève pas», répond le médecin-dentiste. «Mais maman! Tous ceux qui avaient des bagues ont ça derrière les dents!» s’indigne l’ado, vaguement honteux.

Encore un truc que vous n’aviez pas compris: l’appareil dentaire est devenu un accessoire presque naturel et son prolongement par le fil de contention totalement banalisé. Plus d’un jeune sur deux (53,6%) âgé de 15 à 24 ans porte ou a porté une fois dans sa vie un appareil dentaire, selon l’enquête sur la santé des Suisses de 2012. Cette proportion est à peu près la même dans tous les pays européens. Depuis dix ans, le nombre de «bagués» est globalement stable chez les moins de 25 ans. En revanche, il augmente chez les adultes, les nouveaux clients des orthodontistes.

Cette course à l’armement buccal est-elle vraiment nécessaire? Où finit le soin médical, où commence le chipotage esthétique? Stavros Kiliaridis, professeur ordinaire en section médecine dentaire à l’Université de Genève, reconnaît que la frontière n’est pas aussi nette qu’un fil dentaire. Certains problèmes esthétiques peuvent influencer l’état psychologique des patients. D’autres sont susceptibles de dégénérer: un décalage entre les mâchoires de plus de 6 millimètres comporte des risques, notamment de fracture ou de perte de dents. Des canines mal positionnées peuvent attaquer le palais et les racines des dents de dessus. «A la longue, certains défauts dentaires peuvent générer des problèmes fonctionnels accompagnés de maux de tête. Un peu comme une femme qui marche toute la journée avec un talon cassé développe un mal de dos», explique le professeur.

La doctoresse Catherine Strahm a une réponse plus directe: «Ceux qui ont un besoin médical de porter un appareil sont rares.» Chargée d’enseignement à l’Université de Genève, elle a exercé pendant trente-cinq ans en cabinet à Lausanne, jusqu’à l’an dernier. Si elle a posé davantage d’appareils dentaires les dernières années, c’est uniquement parce que la demande a augmenté. «Dans les années 80, il fallait persuader les enfants de porter des bagues. Vers les années 2000, ça leur posait moins de problèmes. Aujourd’hui, ce sont souvent eux qui demandent à être bagués.»

Olivier Marmy, médecin-dentiste et responsable de la communication de la Société suisse des médecins-dentistes (SSO), confirme qu’en l’état actuel des connaissances «il y a peu d’indications médicales justifiant un traitement orthodontique obligatoire» et que les praticiens «doivent en informer les patients pour leur permettre un choix éclairé». A titre indicatif, seuls 5 à 10% des cas sont remboursés par l’assurance invalidité, selon les estimations des orthodontistes.

A-t-on franchi la ligne rouge ? Le débat commence en Suisse alémanique. Le canton de Bâle-Campagne, l’un des seuls en Suisse à subventionner les soins orthodontiques (une tâche dévolue ailleurs aux communes), a envisagé cet automne d’y renoncer dans le cadre de son plan d’économie. Cela lui aurait fait gagner un million de francs. Même le médecin cantonal de l’époque jugeait que ça n’aurait « pas été dramatique » si les soins orthodontiques n’étaient plus subventionnés. Sur l’insistance des communes notamment, la proposition vient d’être retirée au profit d’une diminution de la subvention et d’un relèvement des critères médicaux pour l’obtenir. Le Parlement doit en débattre prochainement.

S’ils sont toujours plus nombreux à armer leur sourire, c’est que la pression sociale est parfois devenue aussi impérative qu’un besoin médical. Et pas seulement chez les jeunes. «Nous sommes dans une société de l’image. Arborer une dentition régulière est aussi important que d’avoir les dents blanches ou un visage corrigé par la chirurgie esthétique», reconnaît le professeur Kiliaridis. Appelons ça la dictature des dents parfaites. Elle est soutenue par deux piliers: à ma gauche, les stars et leur dentition sans écart; à ma droite, une société qui exige le sourire en toute circonstance.

Les stars, d’abord. Après tout, ce sont elles qui ont commencé. La génération de nos ados a assisté aux spectaculaires redressements de dents de Tom Cruise, Madonna, 50 Cent, Cristiano Ronaldo, Melanie C ou Céline Dion. Dans les jardins de la Maison Blanche, Chelsea Clinton et les filles Obama ont posé, décomplexées, les lèvres même pas serrées, avec leur appareil dentaire. Rihanna a fait du grillz – prothèse dentaire décorative – un accessoire presque aussi fun qu’un piercing dans la narine. Ces réussites magiques ont forcément influencé le rêve de dents parfaites chez nos adolescents.

En Asie – particulièrement en Thaïlande, en Indonésie et en Chine –, les filles se collent sur les dents des bagues bariolées. Celles qui n’ont pas les moyens d’un véritable appareil dentaire achètent au marché noir des brackets bien visibles mais sans aucun effet correcteur, dont la qualité douteuse aurait causé plusieurs infections, selon le site d’information Dental Tribune. Sans en être arrivé là, il est devenu de plus en plus difficile d’expliquer à sa gymnasienne que Margaret Thatcher a accédé au rang de premier ministre avec les dents qui se chevauchent.

Source de moqueries

D’autant que les copains, eux, ont des bouches irréprochables. Une étude britannique montre qu’un jeune aux dents de travers a plus de risque de devenir le souffre-douleur de ses camarades que celui qui a les dents régulières (British Dental Journal, mai 2011). Son estime de soi est plutôt basse, ce qui ne l’aide pas à tenir tête aux autres. Actuellement, c’est clairement plus handicapant d’avoir les dents de travers que de porter un appareil dentaire. «On se moque davantage de celui qui a des dents de lapin que de celui qui porte un appareil, car cela n’est pas pire que de porter des lunettes», confirme, à Lausanne, Sarah, 16 ans, ancienne porteuse de bagues.

Pourtant, même si les stars ont donné l’exemple et même si les appareils ont gagné en discrétion, les railleries du genre «mâchoire de métal» lancées à la tête des «bagués» – comme à l’époque du fils du dentiste dans Charlie et la chocolaterie – n’ont pas totalement disparu, d’après l’étude britannique. Les ados de chez nous souffrent toujours, mais en silence. «On ne devrait pas mâcher de chewing-gum, par exemple. On le fait quand même, mais c’est assez acrobatique», dit Lucie, 14 ans. Sarah se souvient de moments pas drôles, comme la fois où la barre de métal dans son palais a cédé et qu’il a fallu attendre plus d’une heure dans la salle d’attente du dentiste en pleine journée d’école pour réparer l’affaire en urgence. Ou lorsqu’on lui resserrait les bagues et qu’elle ne pouvait plus manger du solide. A chaque fois que le dentiste donnait un tour de vis à son appareil, la famille faisait une fondue pour mieux faire passer l’épreuve.

Arranger ses dents, c’est aussi se donner plus de chances de réussir dans la vie. Visez le deuxième pilier de la dictature: nous sommes entrés dans l’ère du sourire. «Toujours sourire» est le premier conseil que donne le coach Gilles Payet dans son blog Questions d’emploi aux candidats qui préparent leur entretien d’embauche. Les managers appelés à communiquer une mauvaise nouvelle ou une remarque désagréable sont encouragés à le faire avec le sourire, ça passerait mieux. Une cheffe d’entreprise biennoise demande à ses réceptionnistes de «sourire au téléphone». Car, même quand il ne se voit pas, le sourire serait la garantie d’une conversation réussie.

A part peut-être au téléphone, les dents sont aux premières loges. Ce n’est sûrement pas un hasard si plusieurs établissements ont opéré un subtil glissement lexical: de cliniques dentaires, ils sont devenus «cliniques du sourire». Un patient du Geneva Smile Center, venu se faire réparer une dent en urgence, s’est vu proposer un traitement plus complet sous prétexte qu’il «gagnera plus d’argent». Au cœur de ces temples, l’orthodontie a rejoint la tendance tout aussi soutenue du blanchiment des dents. Après un boom il y a trois ou quatre ans, le traitement oxydant s’est normalisé: «Cela fait désormais partie des soins de base, comme les soins du visage», commente-t-on au Beauty Bar, à Lausanne.

La pression est si forte que toute personne qui n’a pas ses dents parfaitement blanches et alignées a aujourd’hui plus de risques d’être stigmatisée. «Voilà encore un canon de beauté qui se mondialise. Tout ce qui nous éloigne de la diversité est préoccupant», commente l’éthicien Bertrand Kiefer.

Quelles limites?

La ligne rouge semble donc bel et bien franchie. «Nous sommes certainement allés trop loin, reconnaît la doctoresse Catherine Strahm. Mais que faire? Interdire le traitement à des patients qui le demandent?» Le coût élevé de l’orthodontie ne semble même pas dissuasif: selon la branche assurances de VZ (VermögensZentrum), une grande majorité des enfants a aujourd’hui une assurance complémentaire qui rembourse les frais d’orthodontie. Si les pouvoirs publics renonçaient à subventionner tout ou partie des appareils dentaires, les premiers à en pâtir seraient les familles à bas revenu et les cas les plus médicaux.

Des progrès ont certes été réalisés: les bagues sont devenues transparentes, les gouttières plus discrètes et la durée moyenne du traitement actif légèrement réduite. Mais comment expliquer que, trente-quatre ans après le film La boum et son fameux baiser d’acier, les orthodontistes posent toujours des bagues et des barres métalliques? La recherche se développe, mais peine à déboucher sur des actions de prévention.

Les défauts orthodontiques ont considérablement augmenté à l’ère industrielle: depuis que la nourriture est plus facile à mastiquer, nos mâchoires s’affaiblissent, ont tendance à se dissocier et nos dents à pousser de travers. La hausse des glucides et, avec elle, la fréquence des caries ainsi que la perte précoce des dents de lait sont souvent à l’origine d’encombrements dentaires. A l’Université de Genève, on cherche notamment à comprendre les mécanismes d’éruption des dents. Va-t-on pouvoir un jour éviter l’appareil? Pas sûr. Actuellement, un seul message de prévention est clairement donné par les orthodontistes: retirez la lolette à bébé avant 3 ans et maintenez ses dents de lait sans carie, ça vous évitera peut-être plus tard de devoir choisir entre les bagues et la culpabilité.

Le débat sera mordant

Quand la visite chez le dentiste relève-t-elle d’une nécessité médicale? La question se posera prochainement en Suisse romande. D’ici à deux ans, les Vaudois se prononceront sur le remboursement obligatoire des soins dentaires. Valais et Neuchâtel s’y préparent également.

S’appuyant sur des études montrant qu’une importante partie de la population renoncerait à se rendre régulièrement chez le dentiste pour une question de coûts, le POP vaudois et solidaritéS, soutenus par les socialistes, les Verts et les syndicats, ont lancé une initiative demandant la création d’une assurance publique obligatoire couvrant les soins dentaires de base pour tous les habitants du canton de Vaud. Les traitements orthodontiques devraient-ils figurer sur la liste des prestations remboursées? Oui, disent les initiants. Sauf, précisent-ils, s’il s’agit de soins de confort. Nous voilà au cœur du problème. «L’orthodontie est un exemple qui illustre parfaitement l’impossibilité de mettre en œuvre cette initiative de façon équitable, maîtrisable et médicalement fondée», estime le Dr Olivier Marmy à Lausanne. La Société suisse des médecins-dentistes (SSO) qu’il représente s’oppose avec énergie au remboursement obligatoire, estimant qu’il ferait exploser les coûts des soins dentaires.

Retrouvez plus de sourires métalliques dans notre galerie d'images.

Edition: 
Rubrique Print: 
Image: 
Bernstein productions / Getty images
Handout / Getty images
Getty Images / Bruce Glikas Filmmagic / Wire Images
Stéphanie Borcard & Nicolas Metraux Bm-Photo
Rubrique Une: 
Pagination: 
Pagination visible
Gratuit: 
Contenu récent: 
En home: 
no

Viewing all articles
Browse latest Browse all 2205

Trending Articles